ECOLE D’INGÉNIEURS, POLITIQUE DE L'ENSEIGNEMENT SUPERIEUR

«Nous nous méfions de grands ensembles ingouvernables»: entretien avec Christian Lerminiaux président de la Cdefi

Docteur en physique atomique passé par une entreprise privée, Christian Lerminiaux a su imposer sa vision d’une université tournée vers l’entreprise au sein de l’Université de technologie de Troyes (UTT) qu’il dirige depuis 2004. Il préside depuis 2011 la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs (Cdefi) qui représente l’ensemble des écoles d’ingénieurs. À ce titre il est très impliqué dans les discussions en cours sur la nouvelle loi sur l’enseignement supérieur et la recherche tout en jetant un regard expert sur la formation des ingénieurs.

Olivier Rollot : Les communautés d’universités (ou scientifiques) sont au cœur de la loi à venir sur l’enseignement supérieur et la recherche. Pensez-vous qu’elles seront plus efficaces que les actuels pôles de recherche et d’enseignement supérieur (PRES) ?

Christian Lerminiaux : Nous avons le choix entre deux voies. La première, celle sur laquelle nous sommes engagés, est de former des ensembles universitaires pluridisciplinaires forts dans lesquels existeront des collèges d’ingénierie à la mode anglo-saxonne, c’est-à-dire cumulant formation et recherche. Dans ce cadre il faut que les universités reprennent  le contrôle de la recherche qui se déroule dans leurs établissements, recherche qu’elles ont aujourd’hui totalement délégué aux grands organismes.

Il faudra ensuite développer des modèles de gouvernance qui n’existent pas aujourd’hui en créant des ensembles très forts stratégiquement et sachant déléguer. Comme par exemple Oxford ou Cambridge. Tout cela en même temps alors qu’aujourd’hui l’université française commence tout juste à s’organiser. Réussir cette transition est une sorte de quadrature du cercle. Mais cela doit être tenté.

O. R : C’est pour cela que les écoles d’ingénieurs tiennent absolument à conserver leur gouvernance actuelle.

C. L : C’est un modèle qui fonctionne, vous comprenez que nous souhaitions le garder et que nous nous méfions de grands ensembles ingouvernables. Cela nous amène au deuxième modèle possible qui est le développement des écoles d’ingénieurs dans un cadre élargi. Nous sommes un pays élitiste et conservateur mais il faut être conscient qu’on ne peut pas être reconnu dans le monde avec seulement 200 diplômés par an. Sans forcément être grand il faut au moins ne pas être petit !

À Lausanne, l’université et l’École polytechnique fédérale (EPFL) se sont rapprochées et l’EPFL a pris plus de compétences. Aujourd’hui les deux travaillent très bien ensemble et l’université a tiré parti de la gouvernance de l’EPFL pour améliorer son propre fonctionnement. C’est la même chose à Munich entre la Maximilian Universität et la TU. Ce modèle doit aussi être tenté.

O. R : Si la question de la gouvernance est aussi épidermique c’est qu’elle pose la question de l’établissement qui sera leader dans les communautés. Pourquoi, à la différence de la plupart des pays, les écoles d’ingénieurs françaises se sont-elles développées en dehors du système universitaire ?

C. L : Elles ont été créées au XVIIIème pour former des cadres mais ont grandi dans la plupart des pays pour devenir des universités à part entière comme par exemple les universités techniques (Technische Universität, TU) allemandes. En France elles ont préféré se concentrer sur leur corps de métier dans une culture élitiste alors que les universités « classique » préféraient elles ne pas « se salir les mains » en s’intéressant aux questions professionnelles.

Aujourd’hui c’est tout ce retard qu’il faut rattraper pour créer des ensembles cohérents. Et cela va prendre du temps. À l’université de Strasbourg, la plus en avance sur tous ces points, il y a maintenant dix ans que le processus est engagé et il faudra encore vingt ans pour qu’il aboutisse

O. R : Le gouvernement veut travailler avec trente grands ensembles, trente communautés, pour tout le territoire. Cela vous semble-t-il possible ?

C. L : Nous disons au gouvernement qu’il ne faut pas imaginer pouvoir vivre en France avec seulement trente ensembles et qu’il faut que le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche s’organise pour en gérer plus. Il faut être réaliste, il y a 320 établissements en Allemagne  qui relèvent de la HRK, la conférence des établissements.

O. R : Toujours pour parler de gouvernance, les collectivités locales demandent à jouer un rôle de plus en plus important dans la gouvernance des établissements. Pensez-vous que cela aille dans le bon sens ?

C. L : Alors qu’elles ne contribuent en fait que faiblement aux activités des établissements d’enseignement supérieur, les collectivités locales (régions, départements, villes) entendent effectivement jouer un rôle de plus en plus important dans leur gouvernance. C’est d’autant plus compréhensible qu’elles viennent de plus en plus en aide à des universités dont les finances sont en piteux état. Mais cela ne doit pas aller trop loin ;  ces mêmes collectivités n’imagineraient pas un seul instant s’immiscer dans l’activité des entreprises qu’elles aident pourtant à venir s’implanter sur leur territoire.

O. R : La situation financière des universités est donc si dégradée ?

C. L : On n’a encore rien vu et peu en sont conscients. Les années à venir vont être vraiment très difficiles. Mais une situation financière difficile peut également être une bonne chose si elle conduit à améliorer les gouvernances.

O. R : Diriger c’est plus facile si on est évalué. L’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Aeres) va être remplacée par une Haute Autorité. Qu’en attendez-vous ?

C. L : Il faut un processus d’évaluation par des experts et non par des élus. Pourquoi faudrait-il de la démocratie dans l’évaluation alors que ce dont nous avons besoin c’est de compétences et qu’un vote ne les valide pas.

O. R : On a parfois l’impression que toutes ces fusions, mutations, regroupements se décident au niveau des directeurs et présidents d’université et que le jour où elles entrent en œuvre les personnels se révoltent souvent parce qu’ils considèrent n’avoir pas assez été prévenus.

C. L : C’est très compliqué de faire comprendre les démarches stratégiques à un personnel qui n’est pas directement intéressé par l’évolution du paysage de l’enseignement supérieur. Il faut une gouvernance des établissements très forte pour avancer alors que les outils managériaux et  de diffusion de l’information sont quasi inexistants. Et il faut dépasser le modèle de la «démocratie athénienne », dans lequel tout le monde peut toujours donner son avis, pour admettre que les personnels sont représentés par des directions et des élus. L’idée même de mandat n’est pas encore entrée dans les mœurs.

O. R : Un tout autre sujet : vous dites souvent qu’il faudrait former 10 000 ingénieurs de plus par an alors que les jeunes semblent de moins en moins intéressés par les sciences. Comment les convaincre de s’y orienter ?

C. L : Les professeurs du secondaire ont beaucoup de mal à comprendre l’enseignement supérieur aujourd’hui, intégrer ses évolutions récentes et l’orientation est trop souvent devenue un processus incompréhensible pour les non-initiés. Le pire est qu’il n’y a aucune stratégie nationale de formation : quelles compétences veut-on développer dans les dix ans ? Quant aux conseillers d’orientation ils passent tout leur temps à expliquer le labyrinthe des formations sans avoir le temps d’expliquer quels métiers il y a derrière. Difficile dans ces conditions de faire passer le message que nous manquons d’ingénieurs et c’est pourtant le cas.

O. R : On vous rétorque que les ingénieurs travaillent trop souvent en dehors de l’industrie.

C. L : Mais être ingénieur ce n’est pas forcément uniquement construire des voitures. Maîtriser la construction d’un produit informatique ou concevoir un jeu vidéo c’est aussi un travail d’ingénieur. Et même imaginer des produits financiers. Le monde évolue et on ne s’en rend pas assez compte. Etre ingénieur s’est apprendre à maîtriser la complexité, intégrer des compétences transversales. Regardez le CNRS, il est encore organisé par sections disciplinaires alors que la recherche demande aujourd’hui de réunir des compétences différentes. C’est tout le challenge de la direction actuelle. A l’UTT nous travaillons par exemple sur la maîtrise des risques, une discipline qui demande à la fois des compétences en mathématiques, sociologie ou encore logistique.

O. R : De la même façon on se demande parfois pourquoi il faut former en France des ingénieurs qui s’expatrient dès qu’ils sont diplômés ?

C. L : Les flux vont dans les deux sens : beaucoup d’étrangers viennent aussi travailler et étudier en France. Nous avons un système de formation qui fonctionne très bien et nos ingénieurs, comme nos médecins d’ailleurs, sont appréciés dans le monde entier.

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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