ECOLES DE MANAGEMENT

« Seuls les frais de scolarité peuvent compenser les baisses de ressources des écoles de management »

La Fnege (Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises) vient de publier une étude intitulée Les ressources des écoles de management : la nouvelle donne. Jean-Philippe Denis, professeur à l’Université Paris Sud – Paris Saclay et co-auteur de l’étude avec la professeure de KEDGE BS Corinne Grenier, nous livre ses conclusions.

Olivier Rollot : Comment se portent les écoles de management françaises ?

Jean-Philippe Denis : C’est simple : d’un côté elles ont souffert de la diminution des revenus tirés de la taxe d’apprentissage et de la baisse des subventions des chambres de commerce et d’industrie, de l’autres elles sont face à des besoins de financements toujours croissants. Au niveau mondial les business schools vivent dans une bulle de l’endettement étudiant qui nourrit un système « hors sol ». Le tout sans interrogation sur le rôle de l’éthique dans les business schools dix ans après une crise financière majeure.

O. R : Partout la priorité c’est la recherche ?

J-P. D : Nous avons été frappés par l’uniformité du discours de toutes les écoles que nous avons interrogées. Toutes s’inscrivent dans le paradigme selon lequel l’excellence signifie produire une recherche visible à l’international. Pour expliquer cette unanimité nous nous sommes appuyés sur les recherches du sociologue Pierre-Michel Menger, qui a beaucoup travaillé sur les questions de sélection. Les écoles de management font en fait face à ce qu’on appelle la « consumer impact technology », c’est à dire que la valeur de leur formation dépend de ses clients, en l’occurrence leurs étudiants. Des étudiants qui veulent évoluer entre eux depuis le lycée, voire le collège, ce qu’on appelle le « peer effect ». Et pour y parvenir les lieux de bataille se sont déplacés vers la recherche et l’international.

Dans ce cadre tout le monde, dans le monde entier, a singé le mode de fonctionnement des académies américaines. Mais quand on n’est pas les premiers de la classe c’est très consommateur de ressources… Or aujourd’hui, même aux Etats-Unis, on se pose des questions sur ce modèle.

O. R : Pourtant les classements des écoles ne changent quasiment jamais…

J-P. D : La stabilité est extraordinaire car les deux dynamiques que j’évoquais font que l’inertie est extrêmement forte. Le marché des écoles de management est mesuré par des règles de légitimité plutôt que de marché ! Et le but de toutes les écoles c’est de se conformer aux règles qui mesurent cette légitimité pour ne pas être exclus du système. Le crash de France business school a démontré qu’on ne s’attaque pas impunément à un ordre établi dont on met en cause les codes.

Ces règles s’appuient en fait sur la convergence de trois éléments : des classements qui ligotent les écoles, la coercition des organismes d’accréditation qui véhiculent les normes et un univers de concurrence dans lequel les écoles font preuve de mimétisme par rapport à celles qui sont les plus légitimes. HEC est suivi par toutes les autres qui doivent se fixer sur la meilleure et c’est comme cela que le système s’emballe et que se développe une « bulle ».

O. R : Une bulle ça coûte cher !

J-P. D : Songez que la publication d’un seul article dans une revue de recherche de tout premier rang peut revenir à 500 000€ si on additionne le coût complet de l’enseignant-chercheur, des congrès auxquels il assiste, des 18 à 24 mois que dure le processus… Avec le débauchage à prix d’or d’enseignants publiant, les business schools se sont peu à peu rapprochées de l’industrie du football.

D’où la nécessité pour les écoles de fusionner pour atteindre une taille critique encouragée par les accréditations. Mais une fusion ce n’est jamais anodin surtout si elle est vécue comme une contrainte et découplée de toute logique territoriale.

O. R : Le tout de plus en plus en anglais !

J-P. D : Les effets sur le corps enseignant sont clairs : de plus en plus de thèses sont écrites en anglais et les écoles recrutent de plus en plus de professeurs étrangers. Ce sont des véhicules de transformation profonds du monde du management. La vraie recherche francophone, qui avait une bonne réputation, a pratiquement disparu. Mais délivrer des cours à 100% en anglais à des étudiants pour la plupart français par des professeurs qui parlent un mauvais anglais c’est à la limite de l’absurde.

O. R : Mais la recherche en management et gestion a-t-elle vraiment droit de citer en France ?

J-P. D : Le cœur de la recherche c’est la liste des revues publiées par le CNRS qui est tenue par les économistes sur le modèle de Jean Tirole. Mais Jean Tirole est-il directement utile pour les enseignants en management ? Quelques écoles, comme l’Edhec et l’Ipag, ont su jouer le jeu pour se mettre en avant mais sur des logiques centrées sur les sciences humaines et sociales c’est très difficile ! Avec la « Revue française de gestion » que je dirige et qui est publiée en français, il y a quatre ans que je me bats pour passer du rang 4 au rang 3 dans la liste du CNRS Je l’ai enfin obtenu cette année mais c’est très difficile pour une publication non anglophone. Pour autant ce n’est pas possible pour nous de réfléchir comme les chercheurs en droit qui expliquent que leur recherche ne peut être que nationale.

O. R : Vous le dites votre étude repose des questions plus qu’elle n’apporte de réponses mais elle n’en met pas moins en cause quelques certitudes.

J-P. D : Nous remettons en cause trois mythes. Le premier que l’excellence de la recherche fonde des formations d’excellence et permet de facturer très cher de l’executive education. En fait cette recherche n’est que très peu transférable et la formation continue un centre de coûts dans beaucoup d’écoles. C’est un public très compliqué à attirer, très exigeant, auquel il faut proposer des horaires adaptés et pour lequel il existe des acteurs, comme Demos, qui ne font pas de recherche mais savent très bien faire de la formation continue.

Le deuxième mythe c’est « le financement privé de la recherche » qui sera toujours très marginal. Ce n’est pas dans la culture française et les entreprises n’y voient pour la plupart qu’un miroir aux alouettes.

Le troisième mythe c’est que le recours au numérique va tout résoudre. Nos collègues sont clairs là-dessus les MOOCs ne sont qu’un investissement de promotion. Ils ne permettent pas de baisser les coûts face à des étudiants qui payent de plus en plus cher et auxquels il est bien compliqué de proposer de se former à distance. Certes HEC a lancé cette année un MOOC payant sur l’entrepreneuriat qui peut fonctionner mais c’est la marque HEC qui fait rêver. Pour les autres le numérique signifie beaucoup d’investissement sans gains évidents en retour.

O. R : Mais alors où sont les nouvelles ressources dont ont plus que jamais besoin les écoles pour continuer à se développer ?

J-P. D : Seuls les frais de scolarité peuvent compenser les baisses de ressources mais cela risque de coincer si l’employabilité des étudiants n’est plus à la hauteur. Je rappelle que la Fnege représente l’ensemble des formations en management françaises et que la question ne se pose bien sûr pas de la même façon dans un petit département de gestion comme celui que je dirige à Paris Sud et dans un important IAE comme celui d’Aix-Marseille. Quand on n’est pas en haut du tableau c’est peut-être le moment de penser à changer de stratégie. Il n’y a sans doute que HEC qui peut faire partie de la « Ivy League européenne des business schools ».

O. R : Ce que vous préconisez c’est de différencier ce qu’on appelle les « teaching schools » et les « research schools » ?

J-P. D : Toutes les business schools françaises développent aujourd’hui des bachelors pour développer des ressources sans se poser vraiment la question de la transformation de leur modèle. Quand elles reçoivent 700 étudiants dans un amphithéâtre en quoi sont-elles différentes des universités ? Quand elles sortent du modèle prépas pour investir à fond sur le bachelor ne deviennent-elles pas de facto des teaching schools au contraire d’une HEC lancée dans une fuite en avant dans la recherche ?

O. R : Il ne faut pas abandonner la recherche pour autant ?

J-P. D : Non mais elle doit faire partie d’une stratégie collective. Nous avons su créer le Festival de Cannes pour promouvoir le cinéma français, le prix unique du livre pour sauver les librairies, il faut aujourd’hui réfléchir à promouvoir notre recherche ensemble. C’est d’autant plus possible que nous passons d’un modèle « football » (rareté des buts) à un modèle « basket » avec le développement de de plus en plus de moyens de diffusion dont il faut pouvoir mesurer l’impact.

O R : Pour cela il faut justement une prise de conscience collective ! Dont celle des entreprises et des hommes politiques.

J-P. D : Nous souffrons d’un problème de formation de nos dirigeants qui sont trop souvent persuadés que la recherche en management ne sert à rien, qu’on devient naturellement un bon manager. Vouloir les convaincre du contraire c ‘est comme vouloir enseigner à des enfants qui ne veulent rien apprendre. Il faut faire de la formation de nos dirigeants, de l’Ecole nationale à la magistrature à Sciences Po, une zone d’éducation prioritaire en recherche.

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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