Romain Soubeyran, directeur de CentraleSupélec
L’actualité de CentraleSupélec est particulièrement riche cette année. La création de six nouvelles spécialités d’ingénieurs qui viennent s’ajouter au diplôme classique est une véritable révolution qui doit répondre aux besoins des entreprises. La construction d’un nouveau campus à Paris et la rénovation de celui historique de Supélec à Gif-sur-Yvette constituent deux opérations immobilières de premier plan. Le directeur de CentraleSupélec, Romain Soubeyran, revient avec nous sur une stratégie qui va marquer son école.
Olivier Rollot : L’actualité de CentraleSupélec est largement portée par ses investissements immobiliers : un nouveau campus va ouvrir à Paris et le campus historique de Supélec va être rénové. Pouvez-vous nous expliquer les tenants et les aboutissants de ces projets en commençant par Paris ?
Romain Soubeyran : Et il ne faut pas oublier Rennes et Metz également. Ces opérations viennent en appui de l’augmentation de nos activités alignée avec nos ambitions de doubler le nombre de nos diplômés d’ici 2032 et de conforter notre dimension de « school of engineering » de rang mondial. L’attractivité d’un campus intra-muros à Paris est très forte, notamment pour les étudiants internationaux de haut niveau dont beaucoup ne viendraient pas sinon.
A Paris, à proximité de la Porte d’Italie, nous venons donc de poser la première pierre d’un nouveau bâtiment de 5 700 m2 sur six plateaux qui ouvrira ses portes à la mi 2026. Il pourra recevoir 1 350 personnes et accueillera non seulement des élèves de nos formations internationales (bachelors et Masters of Science), mais aussi nos activités de formation continue (logées actuellement dans des locaux loués dans le 15ème arrondissement) ainsi que de nouvelles start up (en plus de celles accompagnées dans notre incubateur de Gif et à Station F).
Nous avons choisi cet emplacement pour sa facilité d’accès depuis notre campus de Gif-sur-Yvette. Depuis la station de métro Maison-Blanche, il faudra 30 minutes pour le rejoindre par la future ligne 18.
Il nous reste maintenant à trouver un nom pour ce nouveau campus.
O. R : Initialement vous pensiez à un autre emplacement, l’hôtel Scipion au cœur du 5ème arrondissement de la capitale. Pourquoi y avoir renoncé ?
R. S : Les discussions avec les services d’architecture de l’État ont été très longues. Les taux d’intérêt ont remonté entretemps et il n’était plus possible de boucler l’opération financière.
O. R : Comment financez-vous ce projet de près de 60 millions d’euros ?
R. S : Le projet a pu être monté grâce au soutien de la Fondation CentraleSupélec qui en assure le pilotage pour le compte de l’école. Elle finance un quart des 58 millions d’euros qu’il représente sur fonds propres, et a souscrit un emprunt qui couvre les trois autres quarts, remboursés par les futurs loyers versés par l’école. CentraleSupélec s’acquittera de ces loyers avec les recettes issues de la formation continue, de la location d’espaces aux starts up, et de nos différentes formations internationales.
O. R : CentraleSupélec est donc très bien soutenue par sa fondation qui, rappelons-le, est indépendante de celle de Paris-Saclay.
R. S : La dynamique est très forte avec une équipe remarquable. Une levée de fonds dont l’objectif est de 100 millions d’euros est en cours. Le mois dernier, la fondation a recueilli pas moins d’un million d’euros lors d’une soirée de fundraising.
O. R : Autre projet que vous venez de présenter : la rénovation du bâtiment historique de Supélec, le bâtiment Breguet. Là aussi vous êtes soutenus par votre fondation ?
R. S : C’est un projet financé en propre par l’école pour rénover un bâtiment qui a certes bien vieilli mais a maintenant cinquante ans. L’investissement est essentiellement financé par la Région Ile-de-France (35 millions au titre du CPER), ainsi que par un reliquat de notre Programme d’investissement d’avenir (PIA) de 15 millions. Le fonds de roulement de l’école va être mobilisé pour près de 40 millions. Une valorisation foncière – des terrains que nous allons vendre – apportera 10 millions d’euros. Un financement complémentaire viendra d’un prêt de la Banque européenne d’investissement plafonné à 45 M€ par sécurité, mais nous comptons n’en utiliser qu’une partie.
O. R : Vous l’évoquiez. Vous avez également des projets immobiliers sur vos autres campus. En particulier à Rennes.
R. S : Nous avons effectivement un grand projet sur les 14 hectares de notre campus rennais. A la fin des années 60, le projet était d’y installer toute l’école Supélec. Finalement seule une antenne a été créée en 1972 sur un large terrain qui était alors dans la périphérie. Depuis, la métropole rennaise s’est étendue et la valeur du terrain a explosé. Plutôt que de le voir préempté pour d’autres projets immobiliers, nous avons lancé un projet de campus commun avec l’ENS Rennes et l’ENSAI (groupe GENES) qui avaient toutes deux le projet de déménager. Cela nous permettrait de rapprocher les équipes d’enseignants-chercheurs, de mutualiser des cours et les infrastructures (avec un grand amphithéâtre, une bibliothèque, de la restauration étudiante, un gymnase, etc.), et de dynamiser la vie étudiante, dans le prolongement directe de l’université de Rennes. Il reste maintenant à trouver les fonds.
O. R : On peut l’affirmer : vous avez les moyens de vos ambitions quand beaucoup d’établissements s’interrogent sur leur santé financière ?
R. S : L’école a dégagé un résultat de 7,3 millions d’euros en 2022, puis 5,7 M€ en 2023. Nous devrions être à l’équilibre en 2024 et, nous l’espérons, en 2025. Nous assistons donc une érosion rapide de nos résultats bien que nous ayons adopté très tôt une gestion très serrée pour faire face à l’inflation et à l’augmentation des charges salariales décidées par l’État, mais peu ou pas prises en compte dans notre subvention. Par exemple, les nouvelles mesures initialement prévues au budget 2025 de l’État, et non compensées, auraient représenté un surcoût évalué à 760 000€ sur une subvention publique de l’ordre de 53 M€.
Nos ressources propres représentent aujourd’hui 55% de notre budget et nous devons continuer à faire progresser leur part rapidement si nous ne voulons pas être dans le rouge en 2026-2027.
O. R : Une augmentation de vos frais de scolarité est-elle envisagée ?
R. S : Les frais de scolarité pour notre diplôme ingénieur ont été fixés par arrêté en 2017 lors de la fusion de Centrale Paris avec Supélec et sont bloqués à 3 500€ par an (pour les Européens) depuis. Les boursiers en sont totalement exonérés. Ce qui pourrait être fait, ce serait de les moduler en fonction des revenus des parents, comme le pratiquent Sciences Po ou Dauphine. Cela permettrait de réduire les frais pour les élèves non-boursiers moins favorisés, en finançant cette réduction par l’augmentation des frais de scolarité des élèves issus des classes les plus favorisées.
Le risque, compte tenu du niveau actuel de la dette publique, serait un appauvrissement des écoles qui se traduirait par des gels de postes voire la fermeture d’antennes comme l’envisagent des universités.
O. R : Vos projets immobiliers viennent en appui d’une stratégie de développement qui passe d’abord par la création de bachelors – BSc – en 4 ans. En Intelligence Artificielle, Sciences des Données et du Management avec l’ESSEC et en Global Engineering avec l’université canadienne McGill (1). Dans les deux cas pour attirer essentiellement des étudiants internationaux ?
R. S : Il s’agit effectivement pour nous d’augmenter le nombre d’étudiants en ingénierie en France, et non de détourner des élèves français des classes préparatoires ou des doubles de licences que propose entre autres Paris-Saclay. D’où la création de bachelors conçus pour attirer des élèves internationaux qui ne viendraient pas en France sinon.
Le recrutement du bachelor avec McGill, qui délivre un double diplôme après un cursus effectué à parité dans les deux établissements, a été totalement porté par notre école à l’international en 2023 et 2024. McGill ne pouvait en effet pas le faire faute d’accréditation délivrée par le Canada. Nous avons donc attiré un grand nombre d’étudiants issus des milieux francophones et lycées français à l’étranger. Pour 2025, McGill, ayant obtenu son accréditation, nous aidera à élargir encore considérablement notre vivier mondial. En 2024, nous recevons 83 étudiants dans la promotion ; nous devrions monter à 120 par promotion dans les prochaines années.
Fort du succès de ce type de formation, un troisième bachelor devrait ouvrir à la rentrée prochaine avec une université asiatique.
O. R : Vous voulez essentiellement recruter des étudiants internationaux mais ces bachelors sont également sur Parcoursup. Autre spécificité, unique en France, ces bachelors se déroulent sur une durée de 4 ans.
R. S : Être accessible sur Parcoursup est obligatoire pour obtenir le grade de licence. Mais nos recrutements sont essentiellement internationaux avec aujourd’hui 27 nationalités représentées dans la promotion du bachelor avec McGill par exemple. Quant à leur durée, il s’agit d’offrir à nos diplômés la possibilité d’intégrer, entre autres, les grandes universités américaines dont les masters sont accessibles à bac+4.
O. R : Vous délivrerez ces bachelors uniquement à Paris lorsque le campus sera construit ?
R. S : En partie à Paris, en partie à Gif pour offrir aux élèves des bachelors la possibilité de participer à la vie associative de nos élèves ingénieurs, et aux activités sportives dans les très belles infrastructures que nous partageons avec l’université Paris-Saclay.
O. R : Revenons à votre diplôme d’ingénieur. L’École polytechnique a connu une année noire dans le recrutement de filles cette année avec une promotion dans laquelle leur part est passée de 20 à 16%. Avez-vous connu les mêmes problèmes de recrutement ?
R. S : Au contraire nous sommes passés de 17 à 20% alors que la taille de nos promotions est le double de celle de l’X. 20% c’est beaucoup pour les disciplines que nous dispensons et qui sont tournées vers des sciences de l’ingénieur peu prisées des jeunes femmes. C’est peut-être un effet de notre communication et de notre volonté de rendre notre campus attractif pour les femmes.
Ce bon recrutement féminin s’accompagne du meilleur recrutement réalisé depuis la création de CentraleSupélec en MP et PC. En PSI c’est stable.
O. R : Le gouvernement pousse les écoles à former plus d’ingénieurs. Est-ce que cela fait partie de votre plan stratégique ?
R. S : Nous n’avons attendu, ni la demande, ni l’aide de l’État pour augmenter nos promotions d’élèves ingénieurs qui sont passées de 800 à 2018 à 1 000 en 2022. En 2024 nous sommes temporairement descendus à 930 pour préparer la mise en place de nos six nouveaux cursus d’ingénieur de spécialité qui recruteront 150 élèves en tout en 2025, quand 850 places seront ouvertes pour le cursus généraliste.
Sans soutien de l’État, nous ne pensons pas aller au-delà. Notre croissance se fera à l’international et avec des formations autofinancées comme le BSc avec McGill.
O. R : C’est la grande nouveauté de l’année 2025 : vous réformez votre cursus ingénieur pour proposer six cursus d’ingénieur de spécialité en plus de votre cursus généraliste classique. Comment cela va-t-il être organisé ?
R. S : Nous lançons six cursus qui débouchent sur six diplômes différents, tous accrédités par la Commission des titres d’ingénieur (CTI) pour trois ans – la durée maximale pour de nouveaux diplômes -, en plus de notre diplôme généraliste. CentraleSupélec c’est maintenant sept écoles en une avec des cursus proposés et que l’on intègre en première année. 25 places seront ouvertes en 2025 dans chaque cursus d’ingénieur de spécialité, l’admission se faisant via le concours Centrale-Supélec.
Notre engagement est de diplômer davantage d’ingénieurs dotés des compétences attendues par les acteurs de l’industrie pour servir les enjeux de réindustrialisation et de souveraineté du pays. Nos six nouveaux cursus dispenseront des savoirs technologiques approfondis et de très haut niveau qui répondent à la demande de nos partenaires. Au lieu d’aborder toutes les disciplines de l’ingénierie, ils se concentreront tout de suite sur un domaine précis qu’ils approfondiront pendant trois ans. En revanche, comme dans notre cursus classique et comme tout ingénieur diplômé de CentraleSupélec, ils suivront un tiers d’enseignements non scientifiques pour développer les soft skills et compétences requises pour le management de projet, d’équipe, etc.
O. R : Comment allez-vous communiquer auprès des élèves de prépas sur ces nouveaux cursus ?
R. S : Notre challenge est de faire connaître ces nouveaux cursus aux taupins au même titre que notre cursus généraliste car nous recruterons au même niveau, par le même concours, avec les mêmes épreuves et la même barre d’admissibilité. Les entreprises se sont quant à elles engagées à recruter ces nouveaux diplômés au même niveau de salaire que les autres.
O. R : Ces cursus seront dispensés sur quels campus ?
R. S : Le campus de Rennes accueillera les cursus en électronique, systèmes numériques, cybersécurité, et énergie quand celui de Metz dispensera ceux en informatique et en physique. Nous adapterons ensuite les effectifs en fonction du succès des cursus auprès des élèves.
O. R : Dernière question : où en êtes-vous de vos relations avec l’université Paris-Saclay ? Cette année elle a connu des turbulences pour parvenir à élire une nouvelle équipe dirigeante. Cela a-t-il eu un impact sur CentraleSupélec ?
R. S : L’enjeu est la sortie de l’expérimentation avec l’intégration à venir des universités d’Évry et de Versailles Saint-Quentin dont le maintien de la personnalité juridique et morale crée débat. Nous sommes neutres dans ce débat et nous travaillons déjà très bien avec ces deux universités dans le cadre de la graduate school d’ingénierie que nous pilotons.
Pour notre part, nous sommes satisfaits de l’équilibre actuel trouvé dans les statuts. Il est important que l’intégration des deux universités ne remette pas en question le calendrier de sortie de l’expérimentation prévu d’ici 2028, et que le président Camille Galap souhaite réaliser en 2027.
(1) Les frais de scolarité 2024 de ce BSc s’élèvent à 44 000 €/an ou 7 900 €/an pour le tarif réduit. Les étudiants de l’Union européenne et les étudiants canadiens bénéficient d’un taux réduit : 7 900 €/an.
- Les six nouveaux diplômes d’ingénieur. Les six nouvelles spécialités proposées par CentraleSupélec en 2025 sont « Électronique », « systèmes numériques : du signal à l’IA pour le traitement et la transmission de l’information », « informatique », « cybersécurité », « énergie : sciences des systèmes pour une énergie durable » et « physique : systèmes quantiques, photonique, nanotechnologies ». A terme, 400 élèves devraient suivre les cursus d’ingénieur de spécialité à Rennes et 300 à Metz. Les cursus de spécialité comprennent 55% d’heures d’enseignement dédiées à leur domaine spécifique. Les enjeux environnementaux et de souveraineté sont abordés de manière transverse par tous les cursus. Outre les disciplines fondamentales de l’ingénierie, ils intègrent des enseignements non scientifiques (management, marketing, économie, langues vivantes, sport…) qui représentent environ 30% des cours. Les élèves partent 18 semaines minimum à l’étranger, en stage, dans le cadre d’un échange universitaire ou pour suivre un double diplôme chez l’un des partenaires académiques internationaux de l’école. 50% des cours sont des enseignements dits “pratiques” (TP, TD, projets, etc.) et les élèves suivent jusqu’à 43 semaines de stage (contre 26 semaines pour les élèves du cursus généraliste). Les élèves auront trois possibilités pour leur troisième année : sous forme d’un contrat de professionnalisation, en suivant en parallèle un master recherche en lien avec nos universités partenaires, ou en développant leur projet d’entrepreneuriat accompagné par le programme « 21st by CentraleSupélec ».