S’il est une école d’ingénieurs reconnue dans son secteur c’est bien l’ESTP Paris dans le bâtiment et les travaux publics. Mais les 2500 étudiants de l’ESTP ne se destinent pas qu’au BTP nous explique sa directrice générale, Florence Darmon. Interloquée par les bâtons mis dans les roues des établissements d’enseignement supérieur – et singulièrement d’écoles associatives comme la sienne -, alors même que l’un des objectifs prioritaire affiché par le gouvernement est de favoriser l’enseignement supérieur en France pour le bien des jeunes concernés et la compétitivité de nos entreprises françaises, elle demande également qu’on simplifie la vie des entreprises.
Olivier Rollot (@O_Rollot) : La force de l’ESTP provient largement de son excellente interaction avec les entreprises.
Florence Darmon : Notre conseil d’administration est presque à 100% composé d’entreprises. À tel point que dans son rapport l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur [Aeres aujourd’hui HCERES] nous a reproché de ne pas laisser assez de place aux représentants des ministères et des collectivités. Mais notre Conseil s’est prononcé : qui contribue décide !
Cette place que nous donnons aux entreprises nous permet de réagir vite aux demandes d’évolution des connaissances exprimées par la profession dans un conseil de perfectionnement. Par exemple nous avons constaté qu’il y a avait un vrai besoin de formation dans ce qu’on appelle la modélisation et le partage des données, le BIM (Building Information Modeling), qui permettent à tous les intervenants d’un projet d’agir ensemble. Nous avons donc créé un mastère spécialisé avec Les Ponts ParisTech qui reçoit déjà 38 stagiaires et en aura 80 à la rentrée 2015. De la même façon les entreprises s’arrachent les 74 étudiants titulaires de notre double diplôme ingénieur/architecte que ne remettons avec l’École d’architecture Paris La Villette.
O. R : Vous allez adopter le nouveau statut d’établissement d’enseignement supérieur privé d’intérêt général (Eespig) ?
F. D: C’est nécessaire pour contractualiser avec l’État – sa dotation représente 10% de notre budget – et nous sommes justement en train de négocier notre nouveau contrat quinquennal. Mais passer Eespig ne va rien changer pour nous : nous étions déjà une association à but non lucratif, reconnue pour nos missions d’intérêt général… depuis 1921.
O. R : Nouveau statut d’Eespig, réforme de l’apprentissage, communautés d’universités et d’établissements (Comue), le moins qu’on puisse dire c’est que les réformes s’enchaînent pour les établissements d’enseignement supérieur. Quel regard portez-vous sur elles ?
F. D: D’un côté on nous parle constamment de simplification, de l’autre on complique beaucoup la vie des écoles, notamment d’écoles privées comme la nôtre qui doivent s’autofinancer. Prenez l’exemple de la réforme des stages. Au titre de la défense des jeunes on est en train de prendre le risque de bloquer tout le système en voulant imposer des règles trop compliquées. Auparavant trois signatures suffisaient pour valider un stage, maintenant on doit en ajouter deux supplémentaires : celles des deux tuteurs, dans l’entreprise et dans l’école. De plus un tuteur de l’école ne devrait pas avoir à gérer plus de 16 stagiaires. Comment faire quand on envoie 2500 étudiants en stages chaque année – dont certains seulement pour cinq semaines – et qu’on n’a que 150 professeurs permanents ? Je ne vais pas demander au jardinier d’être maître de stage ! Et comment assurer un suivi pendant les vacances scolaires, là où nous avons le plus de stagiaires et où nos salariés sont en vacances ?
Mais ce n’est pas tout : les jeunes ne devraient pas faire plus de 6 mois de stage dans la même entreprise. Comment doivent être considérés les majors du BTP et leurs cinquante filiales ? Comme une seule entreprise ou cinquante ? Enfin on nous demande aussi de valider que les conditions d’accueil de nos stagiaires à l’étranger seront comparables à celles qu’ils auraient en France. Une contradiction de plus : d’un côté on nous enjoint de former plus largement à l’international et on demande à nos entreprises d’exporter, de l’autre on impose à des entreprises étrangères des façons de faire incompatibles avec leur propre réglementation et pas toujours demandés par nos étudiants, car ils restent eux-mêmes très pragmatiques. Entre le compte pénibilité et la réforme des stages, les services ressources humaine risquent l’overdose face à des stagiaires qui bénéficient de droits égaux aux salariés, peuvent partir en congé maternité ou se syndiquer. D’un côté on crée les Comue pour rationaliser le système, de l’autre on alourdit le système pour les entreprises et les écoles au détriment des jeunes eux-mêmes.
O. R : Avec ces nouveaux droits donnés aux stagiaires, vous trouvez qu’on met la charrue avant les bœufs ?
F. D: Il faut à un jeune diplômé trois années dans l’entreprise pour devenir totalement opérationnel. On ne l’est pas en stage, sinon à quoi les stages serviraient-ils ? Dans l’entreprise il faut démontrer ce qu’on vaut, pas croire qu’on sait déjà tout dès le premier jour.
O. R : Vous développez l’apprentissage pour mieux préparer vos diplômés à l’entrée dans l’entreprise ?
F. D: 10% de nos étudiants sont aujourd’hui des apprentis avec de fortes variations selon les cursus : les deux tiers des étudiants dans nos licences professionnelles délivrées avec le Cnam sont des apprentis, ils sont un tiers dans notre formation de conducteurs de travaux (bac+2) et 5% dans notre cycle ingénieur. Mais nous sommes très peu financés par la région, et en plus par l’intermédiaire d’un CFA qui préempte 20% de la subvention de la région au passage pour encadrement administratif. Quand nous estimons le coût de la formation par an à 8500€, les organes administratifs affichent étonnamment 5000€, et versent 3500€ au CFA. À l’arrivée nous ne savons pas combien il nous restera. Quand nous n’en aurons plus les moyens nous serons obligés de supprimer l’apprentissage qui est structurellement déficitaire, au détriment une fois de plus des jeunes.
O. R : Votre sigle évoque les « travaux publics » mais vous ne le développez plus, vous préférez parler « d’école des grands projets », c’est parce que votre école va beaucoup plus loin ?
F. D: Nous sommes l’école de la construction, pas seulement du BTP et 50% de nos diplômés travaillent en dehors des entreprises du BTP, que ce soit à la SNCF, dans les collectivités, chez Saint Gobain, partout où il y a de grands projets, avec de fortes chances de pouvoir réaliser des missions à l’international. Nous sommes présents dans l’immobilier avec une spécialité de troisième année de notre cycle ingénieur consacrée au développement immobilier. Nous sommes ainsi la seule école d’ingénieurs en France à être accréditée au niveau international par la Rics (Royal Institution of Chartered Surveyors : ordre professionnel établi dans plus de 100 pays dans le monde)) qui valide la qualité de nos formations pour une vingtaine demétiers qui ont trait à l’immobilier. Enfin 7 à 8% de nos diplômés partent également chaque année dans les cabinets d’audit et conseil.
Cette ouverture sur beaucoup de secteurs est aussi caractérisée par la variété de nos parrains de promotion comme Nexity ou Total. Mais nous voulons aussi être proches des PME et des ETI dans lesquelles sont embauchées 30% de nos diplômés qui veulent obtenir des responsabilités plus rapidement que dans les grands groupes.
O. R : Quelle est la répartition des filles et des garçons ?
F. D: Nous attirons 30% de jeunes filles et ce chiffre croit d’année en année : d’une part le nombre attire le nombre avec un bouche à oreille positif en prépas, de l’autre elles marquent leur territoire dans les entreprises. Ensuite le contexte familial fait qu’elles peuvent préférer travailler dans les bureaux d’ingénierie que sur les chantiers. Plus on aura d’hommes qui s’occupent de leurs enfants, plus on aura de femmes sur les chantiers.
O. R : Quel est le profil type des candidats que vous recrutez ?
F. D: Nous avons environ chaque année 9000 candidats issus de prépas pour 600 places auxquels s’ajoutent les élèves architectes de Paris La Villette, 40 issus de l’université et des étudiants étrangers (signalons une forte communauté Marocaine, dont la moitié sont des jeunes filles !), pour parvenir à des promotions de 700 ingénieurs. Nos élèves de prépas sont autant issus de Paris que des régions et des meilleurs lycées comme Le Parc (Lyon), Saint-Louis (Paris), Janson de Sailly (Paris), Faidherbe (Lille), etc.