« Nos étudiants doivent penser et se positionner au-delà des usages techniques » : Dominique Sciamma (Strate)
Un peu plus de 20 ans après sa création, Strate s’est imposée comme l’une des toutes meilleures écoles de design en France. Mais que de chemin encore à parcourir pour faire comprendre tout l’intérêt du design, trop encore identifié comme seulement graphique, en France nous l’explique son directeur, Dominique Sciamma.
Olivier Rollot : Qu’est-ce qu’un designer aujourd’hui et comment le former ?
Dominique Sciamma : Les écoles de design ont un rôle singulier à jouer et doivexnt s’affirmer comme des écoles de pensée. Les designers n’ont pas qu’un rôle professionnel à jouer, car il est aussi sociétal, culturel, ils doivent s’impliquer dans le « vivre ensemble ». Nous avons d’ailleurs travaillé à un manifeste sur le sujet avec quatorze écoles de design françaises réunies au sein de France Design Education.
Nos étudiants doivent penser et se positionner au-delà des usages techniques. Notre slogan est« Rendre le monde plus simple, plus juste, plus beau » ce qui signifie que nous devons transmettre le monde que nous avons reçu dans un meilleur état que ce qui nous a été légué. Dans cet esprit simplifier est une nouvelle nécessité. C’est toute la singularité de la liberté d’esprit d’une école privée qui n’est soumise à aucune tutelle.
O. R : Mais, du moins pour le grand public français, le design reste encore compris comme celui des objets, pas celui des usages et encore moins de la complexité…
D. S : Les élites de ce pays commencent juste à comprendre les enjeux du design mais je peux vous dire que les jeunes qui nous rejoignent savent parfaitement quel est le métier qu’ils vont embrasser. A nous de recruter des candidats qui vont comprendre que, demain dans leur travail, ils doivent être les égaux des ingénieurs et des managers. Et aux entreprises de le comprendre également.
O. R : Oui parce que toutes les entreprises françaises ne semblent pas encore avoir tiré les leçons de la réussite d’Apple ou d’autres entreprises qui ont investi sur le design au sens du beau et fonctionnel à la fois.
D. S : En France Decathlon est emblématique des entreprises qui ont investi dans le design pour inventer de nouveaux produits beaux et pratiques. Mais beaucoup d’autres sont dans cette logique comme Carrefour, Parrot, Withings par exemple et la compétition internationale fait que ça avance. Le design doit être partout dans la chaîne de réalisation, du projet au marketing en passant par la réalisation puis l’après-vente. Aujourd’hui l’innovation est un enjeu majeur et la philosophie de l’action est qu’une « invention rencontre son marché ». Tout cela se démontre au travers des processus de « design thinking », mais avec des designers s’il vous plaît !
O. R : Vous avez change de logo il y a deux ans et abandonné à la fois la marque « Strate Collège » et un petit personnage que beaucoup appréciaient. Pourquoi cette nouvelle identité visuelle ?
D. S : Il fallait réaffirmer symboliquement notre identité avec une nouvelle charte et un nouveau logo. Aujourd’hui nous sommes Strate – École de design avec un logo intemporel qui va vivre longtemps et, en plus d’être un logo, est un vrai langage avec lequel on peut s’approprier tout concept en l’écrivant surmonté d’un trait (Strate Un trait, c’est tout !). Et puis ce trait c’est aussi la barre du « non » en maths et je crois profondément que ceux qui créent sont d’abord ceux qui disent non au convenu ou à la norme. La sémantique de cette charte visuelle qu’a produit le studio H5 est très riche
O. R : Votre école collabore beaucoup avec d’autres écoles du groupe Studialis – Galileo, dont vous faites partie depuis bientôt quatre ans. Qu’est-ce que cela vous a apporté d’intégrer un groupe qui compte des écoles comme les ESG (Paris Schhol of Business), le Cours Florent ou encore Hétic ?
D. S : Être dans Studialis – Galileo donne une formidable caisse de résonnance à tout ce que nous faisons. Nous avons ainsi contribué, avec Hétic et l’ESG, au montage d’une école dédiée au digital, la Web School Factory, elle même au cœur d’un nouvel écosystème de l’Innovation parisien, l’Innovation Factory. Nous venons de lancer avec l’ESG un MBA Management by design labellisé par la Conférence des Grandes écoles qui a pour ambition de former toutes sortes de profils, des directeurs financiers comme marketing ou industriel, à penser comme des designers. Nous voulons en faire les « Steve Jobs de demain ».
O. R : Vous avez également des ambitions internationales ?
D. S : Nous réfléchissons à l’ouverture de toute une série de campus Strate dans le monde, en Chine, en Amérique du Sud et en Afrique, en commençant par un campus à Singapour à l’horizon 2017. Singapour est un espace qui vit avec quinze ou vingt ans d’avance sur le reste du monde et veut aujourd’hui investir dans la connaissance et l’intelligence et fait venir pour cela les meilleurs chercheurs du monde. Nous espérons collaborer là-bas avec l’Essec, qui y a inauguré son nouveau campus en mai 2015.
En toute hypothèse, nous implanterons à Singapour nos deux dernières années du cursus Design pour former des professionnels chargés d’articuler tous les projets qui font jour là-bas. En tant que Français nous pouvons leur apporter notre propre vision stratégique, notre goût de l’abstraction et une vraie créativité. Tout cela nous allons aussi leur démontrer en leur montrant l’ensemble des partenariats que nous avons avec les plus grands établissements d’enseignement supérieur français.
O. R : Quelle forme prennent ces partenariats ?
D. S : Nous sommes partenaires de Centrale Paris et l’Essec dans un programme appelé Création d’un produit innovant qui réunit chaque année pendant six mois 100 étudiants des trois écoles appelés à travailler sur des projets soumis par des entreprises et des institutions comme, par exemple, le ministère des Affaires étrangères. Avec l’Estaca et l’Institut d’optique Graduate School nous avons créé un mastère spécialisé et une chaire industrielle consacrés aux systèmes d’éclairage embarqués (Embedded Lighting Systems). Nous participons aussi au M2 Entrepreneuriat de l’X. Nous possédons également un double diplôme avec Grenoble EM et montons des projets avec Télécom Paris, l’ENS Cachan, l’ECE, etc.
O. R : Cette capacité à travailler avec différents profils est au cœur du métier de designer ?
D. S : La formation de designer est pluridisciplinaire par excellence : pendant les cinq ans de leur cursus, nos étudiants suivent aussi bien des cours de dessin que de sciences de l’ingénieur ou de sciences humaines, dans le cadre d’une pédagogie fondée sur le projet. Mais il faut comprendre que l’interdisciplinarité est encore une démarche récente (10 ans pour CPi). La participation au programme Création d’un produit innovant nous a d’ailleurs amenés à complètement restructurer notre cinquième année dans cet esprit.
O. R : Comment vos étudiants vivent ces nouvelles façons de travailler ? Sont-ils différents de ceux que vous receviez il y a dix ou vingt ans ?
D. S : Ils doivent d’abord comprendre que si les talents sont individuels, la réussite est forcément collective. Ils doivent apprendre à affirmer leur singularité dans une collectivité. Dans une société où la compétition est féroce, ils se révèlent à la fois plus scolaires – ils ont souvent peur pour leur avenir – plus réalistes mais aussi moins structurés. Ils ne comprennent pas la différence entre l’information et un savoir fait de connaissances structurées. Le manque d’esprit critique est le véritable défaut de cette génération. Mais nous sommes aussi là pour le leur donner.
O. R : Quels profils recrutez-vous ?
D. S : Majoritairement des bacheliers S mais aussi des ES, L, des ST2A (déjà formés au dessin) et des STI2D. La proportion de filles est aujourd’hui de 40% et grimpe chaque année à mesure qu’elles considèrent que le design n’est pas qu’un métier industriel. Nous avons aussi des admissions parallèles après un bac +2 ou +3 ou même des diplômés de Sciences Po ou ingénieurs qui viennent se former après avoir déjà travaillé. Nous avons lancé cette année le programme Designer 3D Experience pour des ingénieurs ou des infographistes formés à la 3D dans leur cursus qui souhaitent ajouter un diplôme de designer en poursuite d’étude.
O. R : La 3D c’est la nouvelle frontière ?
D. S : Nous sommes persuadés que de nouveaux métiers, de nouveaux usages, vont émerger autour de la 3D, que ce soit dans les environnements immersifs ou les jeux vidéo.
O. R : Où travaillent vos diplômés ? Toujours massivement dans le secteur automobile ?
D. S : Notre réputation s’est largement bâtie sur l’automobile mais, aujourd’hui, ce ne sont plus que huit étudiants par an qui sont particulièrement formés au design automobile. Ils travaillent à 50% dans les services intégrés d’entreprise, à 30% dans des agences et 20% sont indépendants. Beaucoup créent aujourd’hui des startup comme Glowee, Lunii, etc. Les centres de recherche et développement commencent à recruter des designers. Aux États-Unis IBM annonce vouloir être demain le premier employeur de designers dans le monde. Même les collectivités locales commencent à recruter. Jusqu’aux services du Premier ministre qui font appel à nous pour simplifier les mesures de création d’entreprise. Les designers doivent chaque jour répondre à de nouveaux enjeux !