Recrutant dès le bac, ouverts à la diversité et à l’excellence, présents sur une grande partie du territoire les Insa jouent un rôle tout à fait particulier dans le paysage des écoles d’ingénieurs françaises. Directeur de l’Insa Rouen, président du Groupe Insa depuis novembre 2023, Mourad Boukhalfa revient avec nous sur un modèle qui ne veut surtout pas se laisser aller à la facilité.
Olivier Rollot : Quel rôle joue le Groupe Insa par rapport aux sept Insa et aux six écoles partenaires ?
Mourad Boukhalfa : Les Insa sont des EPSCP (établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel) autonomes. Le Groupe Insa assure la coordination des services et structures que les Instituts ont en place ensemble. Le premier d’entre eux concerne le recrutement des étudiants, à la fois en postbac et en admissions sur titre (AST). Un service commun, le SAGI (service admission du Groupe INSA) permet de travailler sur les modalités d’accès communes aux écoles du Groupe (7 INSA et 6 écoles partenaires).
O. R : Comment caractériseriez-vous le modèle Insa ?
M. B : Le modèle Insa, né en 1957 avec la création de l’INSA Lyon, a été imaginé par les deux fondateurs (Gaston Berger et le recteur Capelle) pour permettre à des élèves issus de tous milieux de rejoindre une formation d’ingénieurs d’excellence. Une formation scientifique mais aussi une formation ouverte aux sciences humaines et sociales, car Gaston Berger était convaincu qu’un ingénieur doit être capable de réfléchir aux impacts des technologies sur la société. Après Lyon ont suivi Toulouse en 1963, Rennes en 1968, Rouen en 1985, Strasbourg en 2003, Centre Val de Loire en 2014 et enfin Hauts de France en 2019. Nous continuons de cultiver ce modèle, qui constitue l’ADN du Groupe INSA.
Nous accueillons chaque année près de 22 000 étudiantes et étudiants dont 20% d’élèves internationaux. Et, élément différenciant dans le paysage des écoles d’ingénieurs, 35% d’étudiantes toutes années confondues, dont 40% en première année.
O. R : Un nouvel Insa pourrait-il être bientôt créé ?
M. B : Les Insa sont aujourd’hui à un point d’équilibre et nous souhaitons consolider le modèle existant. D’autant que deux INSA ont été créés récemment.
O. R : Il y avait également jusqu’en 2022 un Insa, l’Insa Euro-Méditerranée, au Maroc. Va-t-il un jour renaître ?
M. B : Le Groupe était en effet engagé au Maroc, en partenariat avec l’université Euro-Méditerranéenne de Fès. L’ambition commune était de former des professionnels reconnus pour leurs compétences techniques, scientifiques et managériales développées dans des contextes de travail complexes, multiculturels et multilinguistiques. La non-accréditation de la formation par la Commission des titres d’ingénieur (CTI), après plusieurs années de travail appuyé des équipes sur place, nous a poussés à cesser d’opérer dans ce cadre-là et donc, de fermer progressivement cet INSA.
Mais nous avons effectivement le projet de nous réimplanter au Maroc, car nous restons attachés à la collaboration avec les acteurs du pays. Le Maroc représente par ailleurs le plus gros vivier d’étudiants étrangers sur nos campus, notre histoire commune est longue et prometteuse. Nous avons cherché, en lien avec le ministère marocain de l’Enseignement supérieur et le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MESR) en France, un nouveau modèle de partenariat à développer.
Aujourd’hui, les discussions sont très bien engagées avec l’Université Mohammed VI Polytechnic (UM6P), Nous espérons voir naître une collaboration de premier plan pour créer une entité ouverte sur toute l’Afrique et singulièrement sur l’Afrique francophone, tournée vers la formation mais aussi, c’est plus original, construite autour de la recherche.
O. R : Le Groupe Insa s’est illustré ces dernières années en créant le projet ClimatSup INSA avec The Shift Project. Les transitions sont-elles un enjeu essentiel pour le Groupe Insa ?
M. B : Nous avons initié un travail approfondi avec The Shift Project pour transformer collectivement nos pratiques et nos pédagogies. Nos écoles ont une responsabilité majeure pour former celles et ceux qui devront imaginer des solutions nouvelles pour s’adapter aux transitions en cours et à venir
Le projet concerne la formation initiale, avec la création et l’évolution de cours mais aussi la formation continue des personnels, avec des modules de sensibilisation aux enjeux socio-écologiques pour tous les enseignants-chercheurs et les personnels administratifs et techniques. C’est un travail d’ampleur, exigeant, et qui ne peut fonctionner qu’en jouant “collectif”, c’est pourquoi nous documentons et mettons à disposition de la communauté enseignement supérieur les réflexions et les productions de ClimatSup INSA.
O. R : Quelle attention portez-vous aux déplacements, qui sont la premières source d’émissions de carbone des écoles ?
M. B : Chaque école a sa propre politique en la matière. Plusieurs Insa effectuent déjà un bilan GES (Gaz à effet de serre) global et ont entamé une réflexion stratégique sur le sujet. Il existe un projet naissant au niveau du Groupe pour travailler sur cet aspect, du point de vue de la mobilité des personnels et des étudiants.
O. R : Vous l’évoquiez, les Insa ont été créés pour jouer un rôle d’ascenseur social. Est-ce toujours le cas ?
M. B : Aujourd’hui, le pourcentage de boursiers du supérieur est de 31% et du secondaire de 10%. Ces taux restent dans les moyennes nationales. mais nous sommes sur une pente descendante. Il faut a minima nous stabiliser mais surtout puis travailler à ce que ce taux remonte, avant que nous courrions le risque de décrocher.
Dans la lignée des livres blancs « Diversités et ouverture sociale », que nous avons publiés en 2021, le chantier dédié à notre modèle social entre dans sa phase opérationnelle. Nous travaillons notamment à la création d’un dispositif innovant. Ce dispositif, appelé « Horizon INSA », à portée nationale, et dont les demandes de financements sont en cours dans le cadre de l’appel à manifestation d’intérêt “Compétences et métiers d’avenir” de France 2030, a pour ambition d’adresser la question de l’ouverture sociale des INSA depuis le recrutement dans les lycées, jusqu’à l’insertion professionnelle des élèves, en passant par la formation dans nos instituts, et toujours animée par l’excellence académique.
Le dispositif devrait permettre de recruter chaque année environ 280 bacheliers à fort potentiel, soit environ 11,5 % de la promotion entrante, pour soutenir l’objectif de doubler le taux de d’élèves d’origine sociale moyenne ou défavorisée admis en première année postbac.
O. R : Le gouvernement demande à ce qu’on forme plus d’ingénieurs. Le pouvez-vous ?
M. B : Nous le pourrions mais nous sommes partout à saturation faute d’un encadrement suffisant.
Nous entrons dans une période complexe avec un manque criant d’ingénieurs. Nous devons continuer de former des ingénieurs de haute valeur, capables de gérer des projets complexes et, idéalement, formés aux enjeux de la recherche. C’est un atout indéniable aujourd’hui, pour évoluer dans le secteur de l’ingénierie, où les compétences, les process et les enjeux vont se transformer de plus en plus rapidement.
O. R : Cela sera d’autant plus difficile de former plus pour vous que les courbes démographiques augurent de départs massifs à la retraite chez les enseignants-chercheurs. Comment allez-vous recruter ceux qui vont devoir prendre la relève ?
M. B : Là où il y a de la recherche de très bon niveau, le recrutement d’enseignants-chercheurs restera fluide et attractif. Il va devenir indispensable de veiller à garder du temps de recherche pour les enseignants-chercheurs, alors que ce temps est de plus en plus grignoté par les appels à projet et les tâches administratives.
O. R : L’État a raboté les budgets 2023. Quelles conséquences cela peut-il avoir pour les écoles ?
M. B : La conséquence première est que nous risquons d’avoir moins de trésorerie. On imagine très bien les conséquences que cette situation peut avoir sur la gestion de nos établissements mais aussi, par exemple, sur le déploiement de nouveaux projets. Car paradoxalement, pour décrocher de nouveaux projets, il faut de la trésorerie. C’est le cas des appels à projet de l’ANR ou de l’Union européenne, pour lesquelles les établissements avancent des fonds avant de recevoir leur dotation. La situation risque de devenir complexe si la trésorerie diminue.