Une université de technologie ce n’est pas une école d’ingénieurs comme les autres : au-delà de la formation, elle doit également être impliquée dans le tissu industriel local, notamment avec ses laboratoires de recherche. Créée en 1994, l’université de technologie de Troyes (UTT) ne déroge pas à la règle tout en recrutant à 92% en dehors de son territoire comme nous l’explique son directeur, Pierre Koch.
Olivier Rollot (@O_Rollot) : Vous êtes arrivé à la rentrée dernière à la tête de l’UTT. Quelle sont vos priorités aujourd’hui après un peu plus de six mois de mandat?
Pierre Koch : Nous sommes en train de revoir de fond en comble le plan stratégique de l’université pour prendre en compte de nombreux bouleversements qui vont de la baisse des financements à l’installation dans la Comue (communauté d’universités et d’établissements) en passant par la création d’une grande région qui va nous amener à entrer en concurrence avec de nouveaux établissements.
Il faut être au clair avec ce que nous voulons faire alors que la société demande de plus en plus des comptes aux établissements d’enseignement supérieur. Longtemps, l’université a seulement été une réunion d’équipes et de laboratoires à cheval sur plusieurs universités. Elle n’était pas un être identifiable. Aujourd’hui, on demande aux universités de démontrer ce qu’elles apportent à la société. Avec le passage aux responsabilités élargies (RCE) chaque université doit se doter d’une stratégie propre sans copier seulement celle du voisin.
Dans ce cadre les universités de technologie, comme les écoles d’ingénieurs, ont plus de facilités à s’adapter car elles ont toujours été des êtres identifiés. Elles peuvent ainsi être stimulantes pour les Comue et favoriser la mise en place de bonnes pratiques qui sont la norme partout dans le monde, comme par exemple la sélection des étudiants.
O. R : Comment définiriez-vous l’ADN de l’UTT ?
P. K: Tant dans nos formations que dans nos actions de recherche, nous nous positionnons sur les enjeux sociétaux mondiaux comme, par exemple, sur tout ce qui touche à la gestion des ressources naturelles, aux transitions technologiques permettant d’utiliser moins de ressources et d’énergie, aux questions de cyber sécurité, etc. Nous entrons dans une ère de partage et de travail de plus en plus collaboratif, en open source, qui bouscule notre façon de travailler et de produire. Nous devons avoir la capacité d’être bien placés sur les sujets les plus adaptés avec des équipes constituées récemment. Le tout dans une démarche pluridisciplinaire.
Nos huit équipes de recherche travaillent sur des sujets comme les nano-technologies, la cyber-sécurité ou le cycle de vie d’un produit. Prenons ce dernier exemple : avec le développement des LED ou de la téléphonie mobile nous utilisons de plus en plus de ce qu’on appelle les « terres rares ». Or elles sont produites essentiellement en Chine. Il faut pouvoir en gérer le recyclage au niveau mondial. Ainsi, au lieu d’optimiser le coût d’une pièce vendue dans le monde entier on en vient à travailler plutôt sur un éco-système local et son optimisation.
O. R : Vous insistez énormément sur la dimension sociétale. Ce n’est pas si courant dans les écoles d’ingénieurs ?
P. K: Aujourd’hui on ne peut plus séparer société et technologies ! Quand on crée de nouveaux objets, on crée de nouveaux enjeux de société. Face à des problèmes majeurs comme le réchauffement climatique ou les pénuries il va y avoir des tentations autoritaires qui seront des dangers pour la démocratie. Or, il y a une autre voie à prendre dans les mouvements collaboratifs et des solutions qui émergent aujourd’hui avec les FabLab, le Do It Yourself Bio, etc. qui innovent avec des structures qui sont au contraire très démocratiques. Nous sommes potentiellement face à deux tentations antinomiques dont la seconde est une extraordinaire source d’innovations !
Nous devons aujourd’hui former des jeunes habitués au travail collaboratif et à rencontrer d’autres profils, designers, commerciaux, communicants et étrangers. Nos étudiants sont plongés dans cette démarche avec 85% d’entre eux qui partent à l’étranger.
O. R : D’où viennent les 420 étudiants que vous recrutez chaque année ?
P. K: Nous les recrutons essentiellement après le bac en filière S avec également quelques élèves issus de prépas ou de DUT. 8% viennent de la région Champagne Ardenne et 92% d’ailleurs, dont un quart de non Français.
O. R : Votre cursus a la particularité d’être relativement à la carte. Va-t-il évoluer dans les années à venir ?
P. K: L’emploi du temps de nos étudiants est complexe à mettre en place avec la possibilité qu’on leur donne de choisir leur spécialité et leurs unités de valeur (UV). Également, chaque étudiant a un tuteur qui valide ses choix et le conseille. Aujourd’hui, le tronc commun des deux premières années évolue avec la baisse de niveau que nous constatons chez nos bacheliers.
Dans les cinq à six ans nous allons réfléchir à des évolutions dans le cadencement des études d’ingénieurs. Il ne faudra pas forcément commencer par deux années très exigeantes en science suivies de trois qui les déclinent sur des champs d’application comme aujourd’hui. Il faudra peut-être, au contraire, commencer par un début de cursus moins dense en science et une fin qui le sera beaucoup plus. On irait ainsi un peu plus loin dans le déploiement du modèle UT, qui s’est toujours différencié du modèle traditionnel (prépa puis cycle ingénieur).
O. R : Vous pourriez augmenter la taille de vos promotions ?
P. K: Nous aimerions monter à 500 étudiants par an mais il nous faut des moyens supplémentaires pour y parvenir.
O. R : Cela peut-il passer par une augmentation des frais de scolarité ? Ils sont fixés aujourd’hui à l’UTT pour 600€ par an alors qu’à CentraleSupélec, pourtant comme vous sous tutelle du ministère de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, on passe progressivement à 2300€ par an ?
P. K: Ce n’est pas un sujet dont nous débattons aujourd’hui. CentraleSupélec est un grand établissement et cela explique la possibilité qu’il a d’augmenter ainsi ses frais. On peut considérer qu’une famille peut raisonnablement absorber des charges de 2300€ par an, pour une scolarité à CentraleSupélec, ou de 1400€ à l’Isae Sup Aéro si des bourses sont réservées à ceux pour lesquels le coût de la scolarité serait un obstacle. En moyenne dans le monde le poids des frais d’inscription et de scolarité représente 10% du budget des établissements. 10% de notre budget cela signifierait un passage des frais de 600 à 2500€ en prévoyant 30% de boursiers ne payant aucun frais.
O. R : Vous pourriez également devenir un grand établissement ?
P. K: Le statut d’université de technologie le permet et on y réfléchit dans le cadre d’un rapprochement avec les autres acteurs troyens, l’ESC Troyes et l’EPF. Ensemble nous réunirions tous les ingrédients pour une croissance externe qui pourrait nous conduire au statut de grand établissement.
O. R : Avec ses 2600 étudiants l’UTT est un acteur important dans sa région. Comment vous positionnez-vous dans son développement ?
P. K: La ville de Troyes, le département, la région ont su investir sur le développement de l’enseignement supérieur alors que la désindustrialisation les touchait. Si nous avons une taille importante pour une école d’ingénieurs, nous n’en sommes pas moins une petite université dont la vocation est d’être à la jonction des sciences et des finalités technologiques. Avec la SATT (société d’accélération du transfert de technologies) nous insistons ainsi beaucoup sur l’aide aux start up locales et nous regardons comment développer nos prestations pour mieux répondre aux besoins de recherche et de développement des ETI (entreprises de taille intermédiaire) et PME de la région. Si une entreprise se rend compte qu’elle a trop de rebut dans sa production de pièces embouties, nous pouvons l’étudier. C’est une mission qui fait partie de notre décret de création. Les universités de technologie sont des « objets » un peu différents.
O. R : Parmi vos spécialités il y a celle, de plus en plus stratégique, de la cyber sécurité. Comment vous êtes-vous positionnés sur ce créneau ?
P. K: Depuis dix ans nous avons pris beaucoup d’initiatives dans ce champ d’activité et avons été par exemple porteurs de l’appel de l’Agence nationale de la recherche sur le WISG (Workshop Interdisciplinaire sur la Sécurité Globale). Mais la prise de conscience de l’importance de la cyber sécurité est relativement récente et explose avec la montée en puissance des objets connectés. C’est un enjeu pour tous les établissements de production comme pour les industriels qui doivent protéger l’accès à des systèmes qui peuvent être piratés. Aujourd’hui on peut prendre le contrôle d’une voiture à distance, bloquer ses freins ou son contrôle de vitesse ! L’UTT va poursuivre sur tous ces sujets stratégiques pour la société.
O. R : Il existe trois universités de technologie en France, à Belfort-Montbéliard, Compiègne et Troyes, quels sont vos rapports avec elles ?
P. K: Nous avons constitué un réseau, le groupe UT, et nous travaillons régulièrement à établir des liens entre nous. Mais il ne faut pas écraser les gouvernances locales des UT, d’autant qu’elles sont situées assez loin les unes des autres. Par ailleurs il existe également un réseau commun aux UT et aux Insa qui est très visible à l’international et notamment sur l’accueil des doctorants.
O. R : C’est le sujet qui préoccupe le plus aujourd’hui les établissements d’enseignement supérieur : le ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche entend ponctionner 100 millions d’euros dans ce qu’on appelle leurs « fonds de roulement » au prétexte que certains auraient trop de réserves. Qu’est-ce que cela représenterait pour vous ?
P. K: 220 000 euros pourraient nous être enlevés. Sur un budget de 35 millions d’euros cela peut paraître peu mais sur un budget aussi serré que le nôtre ce n’est pas négligeable. D’autant qu’il s’agirait en fait d’une diminution de la dotation de l’État que nous compenserions par un prélèvement sur nos fonds de roulement et que cela ne doit pas être une ponction pérenne. De plus c’est un message qui peut avoir des effets néfastes : les excédents sont là pour nous permettre d’investir et nous permettre de financer notre plan de développement.
O. R : Quel pourcentage de votre budget représente la dotation de l’État ?
P. K: 60%. Les 40% autres viennent des collectivités et des contrats de recherche. C’est un pourcentage important mais cela ne peut pas être notre modèle économique d’être indépendants des dotations de l’État. Cela ne l’est d’ailleurs nulle part dans le monde !
O. R : Vous pensez à développer la formation continue ?
P. K: Aujourd’hui elle ne représente que 500 000€ sur un budget total de 35 millions d’euros. Nous pouvons la développer par exemple dans le cadre de mastères spécialisés sur des produits de niche.
O. R : On parle beaucoup aujourd’hui de cours en ligne, les fameux massive open online courses (MOOC) et d’e-learning. Est-ce une dimension que vous voulez développer ?
P. K: Les MOOCs participent à un mouvement démocratique d’accès au savoir mais il faut bien avoir conscience que la construction de soi passe par la rencontre avec des professeurs qui vont vous donner l’envie de vous intéresser à tel ou tel sujet. La formation ne peut pas se passer de ce lien. Ensuite on peut se former à distance sans lien avec le collectif si on y a déjà été bien immergé. Mais ce parcours de construction de la personne au sein de l’institution et primordial et nous voulons plutôt investir dessus que sur les MOOCs.