«Avec l’IA, il devient indispensable de tester la pensée vivante. C’est un retour à l’essence de la formation : la capacité à dialoguer, à défendre une idée, à improviser»: Herbert Castéran, directeur de l’Institut Mines Télécom Business School

by Olivier Rollot

Hybride depuis toujours l’Institut Mines Télécom Business School est particulièrement bien placée pour aborder les questions d’Intelligence artificielle. Son directeur, Herbert Castéran, trace avec nous les lignes des évolutions à venir tout en revenant sur son actualité.

Olivier Rollot : Comment s’est déroulée la rentrée 2025-2026 de l’Institut Mines Télécom business school 

Herbert Castéran : Nous avons enregistré une croissance des effectifs, une hausse de nos ressources propres et une amélioration qualitative du profil de nos étudiants, tout en maintenant un taux de boursiers très élevé : 44 % en première année du Programme Grande École. C’est un signe fort de notre attractivité et de notre modèle inclusif.

O. R : Cette année vous avez augmenté vos frais de scolarité pour les boursiers tout en leur proposant des crédits à taux préférentiels. Quel bilan en tirez-vous ?

H. C. : Nous voulons rester une école accessible, sans pour autant nous couper du marché. Aujourd’hui, nous restons en dessous du prix moyen des business schools comparables, mais nous opérons un léger rattrapage pour rester cohérents avec la tendance. L’objectif n’est pas de suivre une logique inflationniste, mais d’assurer la pérennité de nos programmes. Nous sommes entrés dans une phase où la question du retour sur investissement devient centrale : combien un étudiant investit, et que reçoit-il en retour ?

O. R : La question du prix reste largement taboue dans l’enseignement supérieur public. Comment gérez-vous cette tension ?

H. C. : C’est une question culturelle. En France, on a du mal à accepter qu’une formation de qualité ait un coût. Pourtant, la valeur de nos formations est énorme – elles répondent à des besoins industriels et économiques très concrets. Augmenter les frais n’est pas un but en soi, mais il faut reconnaître la valeur de ce qu’on délivre. Et je crois qu’il faut aussi sortir de la gratuité totale : même symboliquement, payer quelque chose favorise l’implication. Les boursiers, par exemple, expriment souvent une forme de fierté à participer, même plus modestement, au financement collectif.

« RETOUR SUR INVESTISSEMENT »

O. R : Vous défendez un modèle d’école « value for money ». Qu’est-ce que cela signifie ?

H. C : IMT-BS offre aujourd’hui le meilleur rapport qualité-prix du marché français des écoles de management. Mais il faut que les étudiants perçoivent cette logique d’investissement : étudier, c’est placer du capital intellectuel et humain dans son avenir. Nous voulons maximiser le rendement de ce placement : insertion rapide, carrière durable, sens du métier. Nous avons aussi lancé des dispositifs concrets, comme les prêts sans caution, pour lever les freins financiers. Mais à terme, il faut que cette dépense leur rapporte plus qu’elle ne leur coûte.

O. R : Cette logique de « retour sur investissement » suppose que le diplôme garde une forte valeur d’usage. Or, les taux d’insertion se dégradent…

H. C : C’est vrai. Les chiffres récents de la Cefdg (Commission d’évaluation des formations et diplômes de gestion) montrent un taux d’insertion à 87 % pour les diplômés bac + 5. C’est mieux que dans d’autres secteurs mais, pour des formations payantes, c’est une alerte. On observe une forme de décrochage, et les écoles doivent se ressaisir. Notre ADN, c’est d’amener à l’emploi. A l’Institut Mines-Télécom business school nous faisons mieux que la moyenne des écoles de la Conférence des Grandes écoles (CGE), mais cela ne suffit pas : nous devons contrer cette dégradation progressive du marché.

O. R : Comment expliquez-vous cette amorce de dégradation après des années très fastes pour les écoles et leurs diplômés ?

H. C : L’employabilité se transforme. Le marché du travail n’offre plus les mêmes garanties qu’il y a dix ans, et les étudiants le sentent. Certains hésitent, repoussent leur projet, d’autres se désengagent. Cette année, par exemple, nous avons observé un phénomène inédit : des étudiants admis et inscrits ne se présentent pas à la rentrée, souvent faute d’avoir trouvé un contrat d’apprentissage. Ce taux de « casse à l’entrée » reste faible, mais c’est un signal.

O. R : Les entreprises jouent-elles un rôle dans cette déperdition ?

H. C : Oui, et parfois un rôle ambigu. Nous voyons de grandes entreprises, pas seulement des PME, qui reconfigurent leurs besoins au dernier moment ou qui récupèrent des étudiants d’autres écoles pour des raisons purement financières. Cela fragilise tout le système : les écoles, les étudiants, et même les entreprises, qui perdent de vue la finalité de l’apprentissage – préparer un recrutement durable.

O. R : Justement, comment préserver l’équité sociale dans ce contexte ?

H. C : En maintenant un haut niveau de bourses et d’aides, mais aussi en refusant la logique de la gratuité intégrale. L’idée n’est pas de pénaliser, mais d’inclure : on ne veut pas que les étudiants issus de milieux modestes se sentent “à part”. La gratuité absolue, paradoxalement, peut renforcer les phénomènes d’autocensure.

INTELLIGENCE DIGITALE 

O. R. : Vous évoquez souvent le besoin de « revenir aux fondamentaux ». Que voulez-vous dire ?

H. C : Revenir à l’essentiel : former des étudiants capables de répondre aux besoins réels du marché. Trop d’écoles ont voulu coller aux effets de mode, notamment autour du numérique. Or, on voit aujourd’hui un renversement de tendance : les formations industrielles, technologiques, retrouvent de l’attractivité. La France a besoin de managers ouverts à une approche ingénieur capables de développer des systèmes complexes intégrant IA, cyber, data, mais aussi des savoirs humains et sociaux.

O. R. : Cela rejoint votre concept « d’intelligence digitale » que vous prônez.

H. C : Nous distinguons trois dimensions dans cette intelligence digitale : l’efficience (savoir utiliser les outils, y compris l’IA), la citoyenneté digitale (agir de manière éthique et responsable), et la créativité digitale (utiliser la technologie comme levier d’imagination). C’est ce qui fait la différence entre un utilisateur d’IA et un professionnel capable de la dépasser.

O. R : Dans ce contexte de plus en plus technologique, comment vous différenciez-vous de Télécom Sud Paris avec laquelle vous partagez le même campus ?

H. C : Télécom Sud Paris forme des ingénieurs, ce que nous ne faisons pas. Nous faisons tous deux partie du groupe IMT, qui est le premier groupe public en France d’écoles d’ingénieurs et de management. C’est également le groupe qui remporte le plus d’appels d’offres (CMA, PEPR) sur l’IA. Notre choix stratégique est d’être partie prenante de l’ensemble de ces projets développés par le groupe.

O. R : Beaucoup d’écoles revendiquent désormais l’hybridation des compétences de managers formés aux technologies. IMT-BS est-elle toujours différente ?

H. C : Chez nous, l’hybridation est native. Ce n’est pas une juxtaposition de disciplines, mais une intégration profonde : la data, l’IA ou la RSE irriguent l’ensemble des cours. L’objectif n’est pas d’ajouter une matière, mais de transformer la manière d’apprendre. Et cela suppose de renforcer les humanités : philosophie, sciences sociales, pensée critique. C’est ce qui permettra aux diplômés d’aller « au-delà » de l’IA.

LES ENJEUX DES IA

O. R : Aujourd’hui vous ne craignez pas que les étudiants se reposent totalement sur les IA ?

H. C : Il s’agit pour les étudiants d’aller au-delà d’une réponse bien construite et de challenger l’IA. La créativité peut être développée par des allers-retours entre des phases d’idéation humaine et la soumission à l’IA, qui joue un rôle de contradicteur. Des études montrent que ces interactions génèrent une activation cérébrale plus fournie et des réflexions plus abouties que le brainstorming seul ou l’utilisation simple de l’IA.

Il faut les former aux sciences humaines, à la philosophie, et à la capacité de faire des liens dans une analyse systémique. L’objectif est de leur donner la capacité d’aller au-delà de l’IA, qui peut lister des causes à des phénomènes de manière exhaustive mais insuffisante pour les appréhender complètement.

O. R : Mais comment juger les mémoires de fin d’étude s’ils sont entièrement réalisés par des IA?

H. C : Avec l’IA, il devient indispensable de tester la pensée vivante. [c2] C’est un retour à l’essence de la formation : la capacité à dialoguer, à défendre une idée, à improviser.Notre réflexion s’oriente vers une réhabilitation de l’oral. Nous envisageons des soutenances de 20 minutes, avec 5 minutes de présentation et 15 minutes de questions-réponses. Cela deviendrait systématique pour tous les mémoires.

O. R : Et ensuite les jeunes diplômés ne sont-ils pas challengés par des IA qui peuvent les suppléer dans des tâches qu’on confiait traditionnellement aux débutants dans l’entreprise ?

H. C : Une approche purement technologique est insuffisante. L’IA ayant un effet fort sur les juniors, il faut offrir une troisième dimension (pensée systémique et holistique) à nos diplômés au-delà d’une dimension analytique pour qu’ils aient une pleine valeur ajoutée.

LES SUJETS DU FUTUR

O. R. : Comment préparez-vous IMT-BS aux prochaines ruptures technologiques ?

H. C : Nous anticipons déjà les sujets du futur : le quantique demain, la neuro-informatique après-demain. Former aujourd’hui, c’est préparer des carrières qui dureront quarante ans. Il faut donc enseigner un état d’esprit, pas seulement une compétence.

O. R. : Envisagez-vous d’ouvrir des campus en régions pour amener votre modèle partout ?

H. C : Nous avons deux axes. D’abord, renforcer notre présence dans les bassins de vie et d’emploi grâce à des alliances locales, sans ouvrir de nouveaux campus. Ensuite, élargir notre gamme de spécialisations via des partenariats. Nous travaillons notamment avec les IAE (institut d’administration des entreprises), qui disposent d’un maillage exceptionnel : 37 implantations sur le territoire. Nous partageons des valeurs et une mission de service public. L’objectif est de finaliser au moins une alliance stratégique d’ici fin 2025.

O. R. : Et à l’international ?

H. C : Même logique. Plutôt que de s’implanter ex nihilo, nous voulons nous appuyer sur des partenaires locaux solides. Cela demande du temps, mais c’est plus durable. Nous avons déjà quelques pistes pour 2026.

O. R. : La question de la santé mentale des étudiants revient souvent dans les préoccupations des écoles. C’est devenu un sujet majeur pour vous ?

H. C : Oui, et nous avons pris le problème à bras-le-corps. Nous disposons sur le campus d’un pôle médico-social avec psychologue, addictologue et infirmière, présents en permanence. Les demandes augmentent chaque année. Les causes sont souvent structurelles : un sentiment d’insécurité lié à un monde instable, des crises successives, des repères brouillés. Nos jeunes ont grandi avec les attentats, la pandémie, la guerre en Europe… cela laisse des traces.

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