C’est au huitième étage de la Fondation Cartier, qu’il préside et a créée, que nous reçoit le fondateur de Sup de Luxe et président d’EDC Paris Business School, Alain Dominique Perrin. Parce qu’avant de racheter l’EDC, dont il est diplômé, avec d’autres anciens en 1995, Alain-Dominique Perrin a présidé Cartier puis été vice-président du deuxième groupe mondial du luxe, Richemont. Une passion du luxe et du beau qu’il entend plus que jamais aujourd’hui transmettre aux jeunes.
Olivier Rollot : Le luxe fait plus que jamais rêver les jeunes, en France comme dans le monde. La formation que vous avez créée en 1990 au sein de Cartier, Sup de Luxe, vient d’ailleurs de diplômer sa première promotion en Suisse. Mais n’y a-t-il pas aujourd’hui un risque de former trop de jeunes au luxe comme vous l’avez d’ailleurs dénoncé dans une tribune ?
Alain Dominique Perrin : A Genève nous dispensons notre MBA in Luxury Business Development, une formation sectorielle pointue qui diplôme cette année ses 15 premiers étudiants. A Paris nous proposons depuis plus de 25 ans un MBA spécialisé, régulièrement classé N°1, mais aussi depuis 3 ans une formation dispensée 100% en anglais et destinée aux étrangers et depuis 2 ans un bachelor qui forme d’autres types de professionnels, appelés plutôt à travailler d’abord dans des « corners » ou des boutiques. Pour tous nous savons qu’il y aura quasiment toujours un emploi à la sortie. Parce que c’est notre métier et que nous avons les professeurs, les réseaux, les stages, etc. pour le prouver ! Mais ce n’est pas forcément le cas dans toutes les formations au luxe et même dans des écoles qui ont pignon sur rue.
On forme en ce moment en France 2000 étudiants au luxe à bac+5 alors qu’on compte seulement 250 emplois par an dans le monde, essentiellement en Europe, à ce niveau ! La plupart de ces jeunes devront donc travailler ailleurs et seront déçus. C’est pourquoi j’ai dénoncé ces « marchands de rêves et de diplômes » qui gagnent de l’argent sur le dos de jeunes tout en sachant qu’ils ne pourront pas tenir leurs promesses. Il faut contrôler les enseignements de ces écoles qui vendent des spécialités qu’elles ne peuvent pas assurer. On peut facilement se spécialiser dans le merchandising, la supply chain ou la gestion de crise mais dans le luxe il y a très peu d’enseignants compétents et ils sont tous chez nous !
O. R : Qu’est-ce qui doit caractériser l’enseignement du luxe ?
A-D. P : Il faut absolument comprendre que c’est un vrai métier qui va de la création à la distribution en passant par la fabrication ou la communication. Un métier dans lequel il faut maîtriser les tarifs douaniers pour fixer des prix équivalents partout dans le monde et éviter de créer des marchés parallèles. Un métier dans lequel il faut être particulièrement attentif aux questions de contrefaçon (notre école suisse en a d’ailleurs été victime de la part d’un concurrent !). Comprendre les mécanismes de duty free comme de la distribution. Imaginer les nouveaux marchés : aujourd’hui les Australiens arrivent au luxe et on voit fleurir des centres commerciaux magnifiques avec toutes les grandes marques. Et bien cela on pouvait le prévoir en regardant comment la qualité de leurs vins progressait. Vous croyez vraiment qu’on sait enseigner tout cela dans ces écoles qui se lancent dans le luxe ?
O. R : Qu’attendez-vous des diplômés qui sortent de Sup de Luxe ?
A-D. P : Déjà à la base on en refuse beaucoup lors des oraux de sélection avec des promotions de plus en plus féminines : jusqu’à 80% aujourd’hui ! Je n’interviens pas dans cette sélection mais je suis très présent en fin de cycle quand ils soutiennent leur mémoire. Et là, parce qu’on leur a donné tous les moyens, qu’on leur a permis de rencontrer les professionnels du plus haut niveau chez Hermès, Cartier, Kering, etc. je suis très exigeant. Je veux qu’ils rendent un travail qui donne de l’information et de la densité.
O. R : Comment définiriez-vous le luxe ?
A-D. P : D’abord il ne faut pas confondre le luxe et l’argent. Beaucoup pensent que si c’est cher c’est du luxe alors que le luxe repose sur des fondements culturels. Le luxe c’est d’abord un produit issu d’une création qui est l’âme de la marque mis en œuvre par la marque selon ses propres critères. Le produit de luxe est d’abord un produit de création et d’attachement. C’est un produit durable. Les publicités de Patek Philippe dans lesquelles on parle de « transmission » aux futures générations sont admirables de ce point de vue. La force des grandes marques de luxe c’est de pouvoir produire des œuvres d’art qui sont exposées dans des musées. Et justement nous les Français, qui ne sommes pas de grands commerçants, avons dans notre ADN cette force créative nécessaire pour réussir dans le luxe.
O. R : Revenons un peu en arrière. Qu’est-ce qui vous a poussé à créer en 1990 Sup de Luxe au sein de Cartier ?
A-D. P : L’idée m’est venue au retour d’une conférence que j’avais donnée à Sciences Po sur le luxe en 1989 et qui avait attiré beaucoup d’étudiants absolument passionnés par le sujet. Tout de suite j’ai appelé le directeur général France de Cartier pour fonder une école interne. Celle-ci recevait essentiellement nos cadres mais aussi cinq à six personnes extérieures sur une promotion de 25. En 1998 nous avons confié à EDC, dont c’est le métier, le soin de développer Sup de Luxe. Depuis sa création, tous ceux qui ont fait le luxe en France, Jean-Louis Dumas pour Hermès, Hubert de Givenchy, les patrons de Balanciaga, Boucheron, etc. sont intervenus ou ont donné des cours. Tout cela je l’ai fait par vocation, pas pour gagner de l’argent, mais pour que ce métier soit mieux identifié.
O. R : En reprenant l’EDC en 1995 vous êtes devenu un professionnel de l’enseignement supérieur.
A-D. P : Il y a 21 ans que l’éducation me passionne et je me suis vraiment investi dans cette école. Je suis très fier d’avoir pu hisser EDC au plus haut niveau sans jamais avoir reçu un centime de subvention de l’Etat ! Avec les autres anciens avec lesquels nous avons repris EDC, nous nous définissons comme des entrepreneurs de la formation. Ce n’est pas pour rien que nous avons tout de suite décidé de faire d’EDC « l’école des dirigeants et créateurs d’entreprise » et adopté la méthode « HEC entrepreneur » bien avant que les autres écoles se mettent à parler d’entrepreneuriat. Aujourd’hui nous voulons également développer notre recherche sur l’entrepreneuriat avec le concours du professeur Jean-Pierre Helfer.
O. R : Vous pensez revendre un jour l’école ?
A-D. P : Nous n’avons pas sauvé EDC pour prendre un chèque et nous désintéresser de la suite. Nous avons refusé de nombreuses offres de fonds parce que nous ne voulons pas voir l’école transformée en centre de profit à tout prix et revendue après 5 ou 7 ans. Nous ne sommes pas pressés, mais le partenaire idéal serait un groupe « familial », investissant dans la durée et capable de prendre des engagements pérennes, au rebours de tous les fonds d’investissement qui opèrent aujourd’hui.