À la tête de l’EM Normandie depuis mars 2025 Anne-Sophie Courtier revient sur une rentrée contrastée : satisfaisante en apparence, mais marquée par une conjoncture difficile pour tout l’enseignement supérieur. Entre tensions sur l’apprentissage, démographie en berne et impact de l’intelligence artificielle sur les pratiques pédagogiques, elle estime que le secteur est à un tournant.
UNE RENTREE GLOBALEMENT SATISFAISANTE, MALGRE UN MARCHE TENDU
O. R. : Comment s’est déroulée la rentrée à l’EM Normandie ?
A. A. :. Nous sommes satisfaits, même si certains chiffres ne sont pas à la hauteur de nos espérances. Le contexte est difficile pour toutes les écoles : le ralentissement du recrutement touche l’ensemble du secteur. Fait inédit, nous avons dû ouvrir la phase complémentaire de Parcoursup sur Paris, ce qui n’arrivait jamais auparavant. Cela montre bien que le marché s’est tendu.
O. R. : Allez-vous adapter vos effectifs ou vos programmes à cette nouvelle donne en 2026 ?
A. A. : Nous restons sur les mêmes volumes d’admission pour le concours SESAME et pour le programme Grande école. En revanche, nous avons augmenté le nombre de places en Bachelor : c’est un format en trois ans qui répond à la demande. Les jeunes veulent davantage de flexibilité et sont moins enclins à s’engager sur cinq ans d’études, sans diplôme intermédiaire.
Le PGE, très engageant financièrement et académiquement, doit évoluer. Nous réfléchissons à introduire une diplomation intermédiaire à bac + 3, calquée sur le modèle universitaire. Cela permettrait plus de mobilité et d’adaptabilité dans les parcours.

POUVOIR D’ACHAT, DEMOGRAPHIE, IA : « TOUT ARRIVE EN MEME TEMPS »
O. R. : Vous parlez d’un marché « tendu ». Qu’entendez-vous par là ?
A. A. : Plusieurs phénomènes se cumulent : la baisse démographique, la crise du pouvoir d’achat, la réforme de l’alternance, l’impact de l’intelligence artificielle sur les métiers et les formations. En vingt ans, jamais les écoles de commerce n’ont eu à affronter autant de changements simultanés. Les familles hésitent à investir dans des études longues, les étudiants veulent des parcours plus courts, plus modulables. Les écoles doivent s’adapter. Vite.
O. R. : Comment l’apprentissage évolue-t-il dans ce contexte ?
A. A. : Les nouvelles mesures gouvernementales ont eu un effet direct. Les entreprises recrutent moins d’alternants et négocient davantage le reste à charge. Certains de nos étudiants, pourtant admis, n’ont pas pu intégrer l’école faute de contrat. Nous voyons aussi des entreprises orienter les candidats vers des établissements moins coûteux en reste à charge. C’est préoccupant : cela tire le système vers le bas.
L’année prochaine, la situation risque de se durcir encore davantage. Nous sommes clairement à un tournant. L’alternance, qui avait été un axe prioritaire du premier mandat d’Emmanuel Macron, a constitué à la fois un formidable levier d’ascension sociale et un outil majeur de professionnalisation pour les étudiants. C’était une politique très positive, qui a profondément transformé les écoles de commerce.
Désormais, il faut parvenir à préserver ces deux dimensions – professionnalisation et ascenseur social – mais dans des proportions plus mesurées. Lorsque l’État ne pourra plus soutenir aussi largement le dispositif, ce sera aux écoles de prendre le relais pour accompagner leurs étudiants.
O. R. : Face à cette situation qui se tend pour les écoles, envisagez-vous d’augmenter les frais de scolarité ?
A. A. : Nous avons décidé de ne pas les augmenter l’année prochaine. C’est un choix fort : les familles sont déjà très sollicitées. Pour nous, l’ouverture sociale est essentielle. On ne peut pas, dans un contexte économique tendu, demander encore un effort financier. Ce choix suppose en revanche de trouver de nouvelles sources de revenus.
REPENSER LE MODELE ECONOMIQUE
O. R. : Quelles pistes explorez-vous ?
A. A. : Nous travaillons sur trois grands axes : la formation continue, le recrutement international et la recherche appliquée.
La formation continue reste très concurrentielle, mais nous avons une carte territoriale forte à jouer, notamment sur nos expertises portuaires et maritimes avec notre Institut Portuaire d’Enseignement et de Recherche, l’IPER, qui va fêter ses 50 ans en 2027. À l’international, nous allons ouvrir en 2026 la première année du PGE à Dubaï. Enfin, la recherche appliquée, à travers les projets financés et les partenariats, doit devenir une vraie source de revenus.

METTRE L’ETUDIANT AU CENTRE DU PROJET
O. R. : Vous insistez beaucoup sur « l’humain ». Comment cela se traduit-il ?
A. A. : Nous voulons remettre l’étudiant au centre. L’époque où les écoles se remplissaient toutes seules est révolue. Un étudiant qui renonce, c’est plusieurs années de chiffre d’affaires perdues, mais surtout une relation rompue. Nous devons donc soigner chaque étape : du candidat au diplômé.
C’est pourquoi notre stratégie à cinq ans, c’est « grandir » plutôt que « grossir ». Nous avons revu nos objectifs à la baisse : atteindre 7 000 étudiants à horizon 2030, mais avec une qualité de service irréprochable. Nous voulons des étudiants satisfaits, engagés, ambassadeurs.
O. R. : S’il doit être au centre du projet l’étudiant n’est pas pour autant un client ?
A. A. : Nos étudiants ont un double statut : étudiant pour la partie académique, client pour la partie administrative et servicielle. Cela ne veut pas dire qu’ils « achètent » leur diplôme : l’exigence académique reste non négociable.
Mais pour tout ce qui relève de la vie étudiante, de la santé ou de l’accompagnement, nous devons adopter une posture de service. Nous pouvons adapter les parcours pour un sportif de haut niveau, pour un étudiant en difficulté psychologique ou financière. L’exigence et la bienveillance doivent coexister.
O. R. : Comment accompagnez-vous les étudiants fragiles dont on sait qu’ils sont de plus en plus nombreux ?
A. A. : Nous avons un pôle Wellness complet avec des psychologues, assistante sociale, des formations aux premiers secours en santé mentale et des actions de prévention sur les addictions. Nous avons signé une convention nationale sur la prévention des comportements à risque.
Nos équipes « bien-être » participent même aux jurys académiques, pour adapter les parcours si nécessaire. C’est une fierté : nous sommes capables de faire un pas de côté face aux process, quand un étudiant a besoin d’aide. Nous gérons des volumes importants, mais nous tenons à ce que chaque étudiant reste une personne, pas un numéro.
O. R. : Vous n’en demandez pas moins une exigence comportementale accrue.
A. A. : Nous avons mis en place une tolérance zéro sur les tenues inadaptées. Pas de jogging, pas de casquette. Les étudiants doivent se préparer au monde de l’entreprise. Les parents nous soutiennent dans cette démarche.
Nous exigeons aussi des enseignants la même rigueur : correction des copies dans les délais, cours de qualité, suivi personnalisé. Tout cela fait partie de la promesse d’expérience étudiante.
L’HYBRIDATION DES COMPETENCES, UNE VOIE D’AVENIR
O. R. : Quelle place accordez-vous au distanciel et à l’IA ?
A. A. : Aucun cours n’est dispensé en distanciel, sauf cas exceptionnel. Nous croyons à la relation directe entre enseignants et étudiants. L’IA bouleverse la pédagogie : elle oblige à repenser les travaux, les soutenances, les évaluations. Nous réintroduisons d’ailleurs les soutenances de mémoire pour éviter que tout ne soit produit par des outils automatiques. C’est un vrai changement culturel.
O. R. : L’IA remet-elle en cause les formations longues en management ?
A. A. : Pas forcément, mais elle transforme les besoins. Les entreprises recherchent des profils hybrides, capables de comprendre plusieurs champs : management, droit, data, IA… C’est pourquoi nous lançons un parcours Bachelor Management et IA, en partenariat avec une école d’ingénieurs. Les étudiants y suivront un double cursus en trois ans. L’hybridation des compétences, c’est l’avenir.
RESTER DANS LE JEU
O. R. : Qu’est-ce qui vous empêche de dormir aujourd’hui ?
A. A. : De savoir si nous prenons les bonnes décisions. Le secteur est en mutation rapide. Il y aura des écoles qui ne passeront pas le cap. Mon rôle, c’est d’assurer que l’EM Normandie reste dans le jeu, qu’elle garde un coup d’avance, qu’elle anticipe. Nous devons être lucides, agiles et fidèles à notre mission : former des diplômés solides, ouverts et humains.