La rentrée universitaire s’effectue sur le signe de l’incertitude. Pour autant les fondamentaux de l’action de ses acteurs restent. L’entretien de rentrée de la présidente de la Conférence des Grandes écoles (CGE) et directrice générale de Neoma, Delphine Manceau.

Olivier Rollot : Vous êtes devenue présidente de la Conférence des Grandes écoles (CGE) en juin dernier. Pouvez-vous nous rappeler les grands axes de votre programme pour la CGE ?
Delphine Manceau : J’ai structuré mon mandat autour de quelques grandes priorités. Tout d’abord, mieux faire connaître les Grandes Écoles, leurs atouts et leurs spécificités, au-delà des stéréotypes qui les accompagnent souvent. Cela s’applique en France comme à l’international. Alors que 24% de nos étudiants viennent d’autres pays, cette visibilité à l’international est un véritable levier d’influence pour notre pays, il fait partie du soft power français et doit être cultivé.
Mon deuxième objectif est de poursuivre les relations étroites avec les pouvoirs publics pour peser sur les réformes et les arbitrages à venir, en leur montrant combien les Grandes Écoles peuvent contribuer à renforcer l’attractivité, la compétitivité et la souveraineté de notre pays en matière d’enseignement supérieur et de recherche, et en favorisant une bonne articulation de l’enseignement supérieur avec les besoins des entreprises. Il s’agit aussi de contribuer à une meilleure régulation du secteur fondée sur des critères de qualité, tout en œuvrant à une simplification et à une convergence des différents processus d’évaluation. La CGE doit être force de propositions auprès des pouvoirs publics sur ce sujet.
Je souhaite également renforcer les échanges entre les écoles membres afin de partager les bonnes pratiques, innover collectivement, favoriser des initiatives communes pour faire face aux défis actuels du secteur et réfléchir ensemble à l’évolution de nos modèles. Cette communauté de 250 écoles, d’ingénieurs, de management, de sciences politiques, de design, d’architecture et de nombreux autres domaines est unique pour partager des préoccupations et des savoir-faire, échanger, construire ensemble l’enseignement supérieur de demain.
Enfin, la CGE doit pleinement jouer son rôle dans le débat public à l’approche des grandes échéances électorales de 2026 (élections municipales) et 2027 (élections présidentielles), pour faire entendre la voix des Grandes Écoles et les positionner au cœur de la stratégie nationale pour l’enseignement supérieur.
O. R : La loi de Modernisation et de régulation de l’enseignement du supérieur devait bientôt être examinée au Parlement. Les incertitudes politiques risquent de remettre à plus tard son examen. Quel est néanmoins votre avis sur les propositions du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MESR) ?
D. M : Je soutiens fortement l’objectif de mieux réguler le secteur en s’appuyant sur des critères de qualité et sur l’évaluation des établissements. L’objectif du projet de loi est que les formations n’ayant pas été évaluées comme étant au bon niveau soient exclues de Parcoursup, ce qui rendra les choses beaucoup plus claires pour les jeunes et leurs familles.
Pour moi, le sujet de la lisibilité du secteur et des niveaux de qualité est essentiel. Les familles sont perdues. Il faut les aider à décrypter le niveau de qualité des établissements et à faire les bons choix. Et c’est une vraie avancée que les EESC, qui sont à but non lucratif et soumis au code des marchés publics, soient traités comme les EESPIG.
Néanmoins, ne faudrait-il pas surtout se préoccuper de bien réguler les organismes de formation qui ne demanderont pas à être agréés, qui certes seront désormais hors Parcoursup, et qui attirent aujourd’hui de très nombreux jeunes ? Ils sont en dehors du périmètre couvert ici et donc on ne contrôlera absolument pas la qualité des formations qu’ils délivrent. Or, nombre d’entre eux continueront à recevoir d’importants financements publics liés à l’apprentissage. On se heurte ici à la dichotomie entre ministère de l’Enseignement supérieur et ministère du Travail (qui pilote Qualiopi et l’accès au financement de l’apprentissage). Mais les familles ne font pas cette distinction et se préoccupent peu de savoir de quel ministère dépendent les formations ! Elles se font berner par des institutions « reconnues par l’État » et ne se rendent pas compte que ces organismes ne délivrent pas de diplôme de l’enseignement supérieur. C’est dommage de ne pas avoir travaillé sur ce sujet à l’occasion de ce projet de loi pour mieux éclairer les jeunes et leurs familles.
O. R : Autre réforme en cours : celle du financement de l’apprentissage. Pensez-vous que sa croissance risque d’être remise en cause dans les Grandes écoles ?
D. M : Il est clair que l’évolution actuelle du financement de l’apprentissage représente un vrai point de vigilance pour les Grandes Écoles. Le succès de l’apprentissage dans nos établissements ces dernières années repose sur un équilibre économique fragile. Néanmoins, les Grandes Écoles restent profondément attachées à l’apprentissage, qui est un formidable levier d’employabilité, d’ouverture sociale et de lien avec les entreprises.
Nous plaidons pour que la qualité des formations en alternance soit mieux évaluée et pour restreindre les aides financières aux formations de qualité. Il est quand même surprenant que certaines formations complètement à distance, sans aucun enseignant spécialiste de pédagogie, délivrées par des organismes obscurs à d’autres institutions, soient aidées financièrement de la même manière que des programmes des grandes écoles qui bénéficient du grade et du visa du MESR, sont enseignées par des professeurs permanents, avec une forte part de cours en présentiel favorisant l’échange entre étudiants et enseignants ! Nous sommes très en attente des pouvoirs publics sur ce sujet et plaidons pour un renforcement des critères de qualité pour accéder aux financements publics de l’apprentissage.
L’apprentissage dans l’enseignement supérieur ne doit pas être remis en cause, mais repensé pour s’adapter à un cadre budgétaire plus contraint, en gardant à l’esprit sa valeur ajoutée pour les étudiants comme pour les entreprises. À la CGE, nous plaidons pour une vision de long terme du financement de l’alternance, qui permette de préserver ce pilier de la professionnalisation dans l’enseignement supérieur.
O. R : Dans les grands sujets de l’année que vous allez aborder au sein de la Conférence des Grandes écoles (CGE), il y a notamment la place à donner aux IA dans votre pédagogie et vos évaluations. Un sujet sur lequel Neoma est particulièrement en pointe avec un accord avec Mistral AI.
D. M : L’intelligence artificielle est bien plus qu’un outil, elle transforme profondément le cadre dans lequel nous exerçons nos différentes activités, notamment en matière d’enseignement, d’évaluation des étudiants et de recherche. Notre responsabilité est double : former nos étudiants, nos professeurs et nos collaborateurs, tout en développant leur esprit critique.
Pionnière dans l’intégration de l’IA dans l’enseignement supérieur, NEOMA a formé plus de 8 000 étudiants à l’IA générative, et a effectivement franchi une nouvelle étape en avril dernier en devenant le premier « Design Partner » de Mistral AI dans le secteur. Le choix de Mistral reflète à la fois notre engagement en faveur de la souveraineté numérique et d’une approche durable car Mistral AI a des modèles moins énergivores. Mais aussi parce qu’il s’agit d’un partenariat allant au-delà du statut de simple utilisateur de leurs outils pour imaginer et construire ensemble les usages de demain de l’IA dans l’enseignement supérieur. Nous organisons des échanges avec de nombreuses grandes écoles et universités, avec l’idée de faire le lien avec l’ensemble de l’écosystème éducatif. C’était le sens de l’événement très ouvert que nous avons organisé avec Mistral le 25 juin.
Dans le même esprit, nous avons accueilli en avril dernier 110 professeurs de classes préparatoires pour des conférences et ateliers autour des usages de l’IA générative en prépa. Et aujourd’hui, près de 350 enseignants de prépas suivent notre formation à distance “Gen AI for Business”.
O. R : Les IA ne risquent-elles pas d’impacter négativement les débuts de carrière des diplômés ?
D. M : C’est une vraie question. L’intelligence artificielle bouscule profondément les premières étapes de carrière. Traditionnellement, nos jeunes diplômés accédaient à des postes d’analystes, où ils traitaient des données, construisaient des cas, affinaient leur compréhension des métiers. Cette phase d’apprentissage, essentielle pour devenir de bons décideurs, risque aujourd’hui d’être court-circuitée par des outils capables d’automatiser ces tâches.
Nous devons donc préparer nos étudiants différemment. Cela suppose également une réflexion du côté des entreprises : comment vont-elles transmettre l’expérience du terrain et de la décision dans un monde où certaines étapes d’apprentissage disparaissent ? Comment vont-elles accompagner et faire grandir leurs dirigeants de demain ?
O. R : Vous avez évoqué dans vos objectifs l’accueil des étudiants internationaux. Pensez-vous que la France pourrait en accueillir plus alors que les pays anglo-saxons semblent se fermer et que les Etats-Unis semblent moins désireux de les accueillir ?
D. M : Clairement, la France dispose d’atouts majeurs pour accueillir davantage d’étudiants internationaux. Je pense notamment à la richesse, à la qualité et à la diversité de nos formations. Il n’y a qu’à avoir la place privilégiée de nos Grandes Écoles dans les grands palmarès internationaux !
Nous avons des cursus innovants, des partenariats internationaux solides et des programmes en anglais qui répondent aux attentes des étudiants du monde entier. Nos établissements travaillent constamment à améliorer leur intégration et leur accompagnement. Cependant, accueillir plus d’étudiants internationaux implique aussi de relever plusieurs défis et d’améliorer encore les conditions d’accueil – logistique, administratif, social… À la CGE, nous prônons une démarche collective pour faire de la France une destination d’études privilégiée, en travaillant notamment à lever les freins administratifs et en valorisant les parcours plurilingues. C’est un enjeu stratégique pour notre pays, son attractivité, son rayonnement et sa capacité à former les talents de demain dans un monde globalisé.
O. R : Plus largement, vous avez évoqué les paradoxes d’un monde qui semble moins ouvert. Quels défis cela va-t-il poser aux Grandes écoles et notamment aux écoles de management qui ont largement fondé leur modèle sur cette ouverture ?
D. M : Les écoles de management françaises se sont historiquement bâties sur une forte ouverture à l’international, que ce soit dans leurs recrutements d’étudiants, leurs corps professoraux ou leurs cursus. Aujourd’hui, elles comptent parmi les organisations académiques les plus globalisées au monde.
Cependant, nous faisons face à un paradoxe : alors que nos écoles sont plus internationales que jamais, le monde, lui, se referme. Nous constatons de plus en plus de restrictions aux mobilités étudiantes, tant à l’entrée — avec des politiques migratoires plus strictes aux Etats-Unis ou au Canada, mais aussi aux Pays-Bas qui impose des cours en néerlandais à ses universités — qu’à la sortie, avec des pays comme la Chine qui envoient moins de jeunes étudier à l’international.
Ces évolutions posent un vrai défi pour notre modèle basé sur la coopération éducative entre pays, la fluidité des échanges et les valeurs d’ouverture et de dialogue interculturel. Elles nous obligent à repenser nos approches en tenant compte des tensions géopolitiques et du repli des grands blocs mais en restant fidèles à nos valeurs d’ouverture, d’échange et de partage. Dans ce contexte instable, il est essentiel de défendre notre ouverture sur l’international, qui demeure une composante incontournable pour former des managers ouverts, capables d’évoluer dans un monde économique globalisé.
O. R : Mais comment préparer vos futurs diplômés à ce monde moins ouvert, voire violent avec des conflits de plus en plus nombreux sans parler des dérèglements climatiques ?
D. M : Il est vrai que l’on observe chez nos étudiants une montée de l’anxiété sur ces sujets. Je prendrai ici l’exemple de ce que nous faisons à NEOMA, où nous agissons sur deux leviers complémentaires. Le premier est bien-sûr la formation, avec des enseignements et des séminaires sur la géopolitique et la transition climatique, mais aussi des cours qui misent sur les fondamentaux comme notre nouveau cours de littérature qui analyse comment les grands textes traitent les questions de leadership. Dans un monde incertain, il est essentiel de revenir aux fondamentaux ! Le deuxième axe consiste à placer l’étudiant dans l’action, et ce dès les premiers jours à l’École. Nous pensons que la meilleure façon de lutter contre l’anxiété est de donner confiance aux étudiants dans leurs moyens d’agir. Nous développons des hackathons, nous encourageons la participation dans des projets citoyens, nous valorisons l’engagement associatif… Cette mise en action a aussi le bénéfice de développer des compétences essentielles comme le travail en équipe, la collaboration interculturelle, la prise de décision…
O. R : Mais vos étudiants sont-ils assez solides psychologiquement ? On parle tout le temps de leur santé mentale précaire. Que doivent faire les établissements d’enseignement supérieur pour les soutenir ?
D. M : La santé mentale des étudiants est aujourd’hui une priorité mondiale dans l’enseignement supérieur. Dans un contexte post-COVID, marqué par une incertitude accrue et des crises multiples — géopolitiques, climatiques, économiques —, les jeunes font face à une anxiété sans précédent. Les chiffres sont alarmants : en 2024, une étude menée par l’Université de Bordeaux révélait que 41% des étudiants présentaient des symptômes dépressifs, contre 26% avant la crise sanitaire.
Face à cette réalité, notre mission a évolué : nous devons accompagner nos étudiants dans une approche globale du bien-être, sans pour autant les infantiliser. Nous les préparons à affronter un monde complexe, incertain, tout en leur offrant un cadre protecteur et des repères solides. Il s’agit de construire un tremplin vers l’autonomie pour que chaque étudiant puisse se construire, se sentir accompagné, et aborder avec confiance les défis du monde d’aujourd’hui et de demain. Concrètement, cela passe par des dispositifs robustes : des cellules d’écoute psychologique avec des professionnels dédiés mais aussi une vie étudiante épanouissante qui favorise le vivre ensemble et de nombreuses activités associatives, sportives, caritatives, culturelles, sociétales… La vie étudiante, qui est un des marqueurs des grandes écoles, est plus importante que jamais !
O. R : Une question sur Neoma pour terminer. Êtes-vous satisfaite des résultats du Sigem ?
D. M : Très ! NEOMA a fortement accru son attractivité auprès des élèves de prépas qui ont davantage fait le choix de notre école. Si l’on inclut les étudiants de prépas EC et khâgnes, nous sommes passés 7e en gagnant une place. C’est une très belle dynamique. Ces résultats valident nos choix stratégiques autour de l’excellence académique, de l’innovation, des partenaires internationaux de grande qualité, d’une vie étudiante riche et d’un réseau de diplômés de haut niveau Ce SIGEM 2025 est très encourageant. Nous poursuivrons nos efforts pour consolider cette trajectoire de progression.