La liberté académique attaquée de toutes parts. Que faire?

by Olivier Rollot

Les coups de boutoir de l’administration Trump contre Harvard et les plus grandes universités américaines en sont la manifestation la plus flagrante. « Face au recul drastique de la liberté académique dans le monde », France Universités publie avec la chercheuse Stéphanie Balme, directrice du Centre de recherches internationales de Sciences Po, un passionnant rapport intitulé « Défendre et promouvoir la liberté académique ». La chercheuse y établit notamment qu’il « serait illusoire, voire irresponsable, de penser que l’essor des dérives illibérales visant la science, sous l’influence des régimes autoritaires et/ou des mouvements populistes contemporains, ne relèverait que de phénomènes ponctuels et localisés (…). L’érosion progressive de la liberté académique s’inscrit ainsi dans un mouvement plus large d’affaiblissement des libertés fondamentales, et tout particulièrement de la liberté d’expression.». Or rappelle-t-elle, en matière de liberté académique, la France ne « dispose véritablement ni d’une culture politique, ni d’une culture professionnelle, ni d’une culture citoyenne suffisamment enracinée. Sur le plan juridique, les garanties existantes demeurent récentes, encore incomplètes, et apparaissent, aux yeux de nombreux observateurs, fragiles ».

La liberté académique partout attaquée dans la monde. Selon L’Academic Freedom Index la liberté académique est en retrait en 2025 dans trente-quatre pays (sur les 179 étudiés), dont au premier chef les Etats-Unis. Le déclin de la liberté académique en Inde affecte une large population alors que moins de personnes sont impliquées au Mozambique, et encore moins au Portugal.

Parmi les 34 cas de déclin de la liberté académique on trouve de nouveaux pays en déclin, par exemple le Tchad, la Finlande, la Géorgie, la Grèce et Israël. En Allemagne et en Autriche le déclin de la liberté académique est statistiquement significatif, mais pas de manière substantielle. Huit pays (Bahreïn, Fidji, Monténégro, Seychelles, Syrie, Thaïlande, Gambie et Ouzbékistan) n’en affichent pas moins des niveaux de liberté académique statistiquement et substantiellement plus élevés en 2024 qu’en 2014.

Les atteintes en France. Depuis plusieurs années des conférences ont été annulées, à l’initiative de directions d’établissements, d’associations étudiantes ou d’acteurs extérieurs, sur fond de polémiques ou d’invocation de risques de trouble à l’ordre public. Des enseignements ont été perturbés par des intrusions en salle – on se souvient du colloque de Sciences Po perturbé par des activiste pro palestiniens en avril 2025 – , ou ciblés a posteriori par des diffusions de contenus hors contexte sur les réseaux sociaux, à des fins de stigmatisation.

On se souvient également de ce professeur de Lyon 2, Fabrice Balanche, contraint de quitter l’amphithéâtre où donnait cours, également en avril 2025, face à l’hostilité d’une quinzaine d’étudiants cagoulés le traitant de « sioniste ». Le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Philippe Baptiste, réagissait alors ainsi : « Il peut y avoir des désaccords vifs au sein de la communauté universitaire, mais j’attends des présidents d’universités une protection sans ambiguïté et sans condition des enseignants-chercheurs et ce, quelles que soient les circonstances et les opinions personnelles de chacun ».

Comme le note encore Stéphanie Balme le « nombre de « procédures-bâillon » a augmenté, de même que les retraits de financements de recherche ou de bourses doctorales, y compris de la part de collectivités locales, au prétexte de contenus jugés sensibles ou polémiques ». Parallèlement, plusieurs approches critiques en sciences humaines et sociales continuent de faire l’objet d’amalgames idéologiques, souvent qualifiées de manière péjorative de « dérives décoloniales », de « wokisme » ou d’« islamo-gauchisme ».

Enfin, certaines personnalités politiques ont « cherché à intervenir directement dans la vie universitaire, recourant aux médias pour dénoncer, dans des termes généralement brutaux, le travail des enseignants-chercheurs ». Cette semaine on apprend ainsi que la région Auvergne-Rhône-Alpes refuse de verse 19 millions d’euros à l’université Lyon 2, tant que celle-ci n’aura pas accepté un « audit indépendant ».

Mais jusqu’où peut aller la liberté académique ? Ou du moins la liberté sur les campus. Ce 21 octobre Philippe Baptiste a ainsi exprimé son « dégoût » et demandé au rectorat de saisir la justice au sujet de propos « antisémites » tenus lors d’un événement organisé sur le campus de l’université Paris-8 Vincennes-Saint-Denis (lire dans Le Monde). Il a reçu depuis le président de l’université pour comprendre comment de tels événements peuvent être organisés sur un campus. On se souvient que, début juillet, le Parlement a dû adopter une loi pour lutter contre l’antisémitisme dans l’enseignement supérieur.

La parole scientifique contestée. Des mécanismes profonds sous-tendent la remise en cause, désormais structurante, des savoirs scientifiques selon l’enquête menée sur près de cinquante ans par le Centre de recherches politiques (CEVIPOF), le Centre de données socio-politiques (CDSP) de Sciences Po et l’Université de Lorraine. Tout d’abord, selon le rapport « la religiosité et le niveau d’instruction, longtemps considérés comme les principaux déterminants du scepticisme envers la science, voient leur influence diminuer. En Europe notamment, les différences d’attitudes entre croyants et non-croyants, tout comme entre diplômés et non-diplômés, tendent à se réduire ». Cette évolution s’explique à la fois par la démocratisation de l’accès au savoir et par la « diffusion plus large d’une posture critique à l’égard de toutes les formes d’autorité, y compris scientifique ». De plus toutes les questions scientifiques connaissent une politisation croissante et « des enjeux tels que le changement climatique, la santé publique, les technologies émergentes, l’histoire, le genre, sont de plus en plus appréhendés à travers des prismes idéologiques ». Enfin, émerge une forme nouvelle de populisme, qualifiée de « sciento-populisme », qui « repose sur l’instrumentalisation stratégique de la défiance envers la science ».

Une « remise en cause est toujours possible dans des circonstances particulières. La science n’est pas sacrée ! » constate la présidente de l’université Lyon 2, Isabelle von Bueltzingsloewen qui rappelle néanmoins que « la grande différence que nous avons avec les Etats-Unis ou l’Argentine c’est que nous avons développé depuis longtemps des politiques de science pour la société. Nos chercheurs sont conscients de ce qu’ils doivent à la société et cela se matérialise par exemple dans la Fête de la Science ».

Les textes qui fixent la liberté académique au sein de l’Union européenne. La liberté académique au sein de l’Union européenne est structurée par plusieurs instruments juridiques. D’une part, l’article 13 de la Charte des droits fondamentaux stipule que « les arts et la recherche scientifique sont libres » et, à la demande de la délégation allemande, « que la liberté académique est (explicitement) respectée ». Cette disposition implique une reconnaissance de fait de l’autonomie institutionnelle des universités.

D’autre part, la jurisprudence de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) a étendu la garantie de la liberté d’expression (article 10) pour inclure l’expression des idées et opinions dans un contexte académique.

Par ailleurs, le Conseil de l’Europe a adopté des recommandations concernant la iberté académique, soulignant son importance dans la promotion plus générale de la démocratie et des droits de l’homme.

Etats-Unis : ce que demande l’administration Trump aux universités. On a suivi la longue lutte d’Harvard contre l’administration Trump à l’issue de laquelle la plupart des fonds consacrés à la recherche à Harvard ont été rétablis selon le site Inside Higher Ed. Une nouvelle lutte démarre aujourd’hui avec le « Compact for Academic Excellence in Higher Education », proposé le 2 octobre par la secrétaire américaine à l’Éducation Linda McMahon aux universités (plus de détails sur le site de CNN). En échange d’un accès privilégié aux fonds fédéraux, elles devraient interdire l’usage de critères indirects liés à la race, la nationalité ou le genre dans les admissions ; imposer les tests standardisés ; limiter à 15% le nombre d’étudiants internationaux ; définir le sexe selon des critères biologiques ; abolir les départements jugés hostiles aux idées conservatrices, rendre obligatoire un enseignement civique américain pour les étudiants étrangers. Il leur faudrait également supprimer les départements qui pourraient « punir, dénigrer et même déclencher de la violence contre les idées conservatrices », et développer un « forum animé d’idées sur le campus » tout en interdisant aux employés « des actions ou des commentaires liés à des évènements sociétaux et politiques ».
Entre consternation et révolte la réponse ne s’est pas fait attendre : les université dénoncent une attaque contre l’autonomie académique et la liberté d’enseignement. Erwin Chemerinsky, président de l’université de Berkeley, parle « d’extorsion », l’American Association of University Professors (AAUP) et l’American Association of Colleges and Universities (AAC&U) y voient une violation des principes fondateurs de l’université américaine, assimilant le texte à un « marché de faveur et de soumission politique ». La Foundation for Individual Rights and Expression alerte sur des « atteintes manifestes au Premier amendement », notamment l’interdiction pour les professeurs d’exprimer des opinions politiques.
Alors que les universités de Virginia, South California, Penn, Brown, Dartmouth College et le Massachusetts Institute of Technology s’y sont refusé, seule l’Université du Texas à Austin s’est dit prête à signer un accord. L’État de Californie a, au contraire, menacé de couper les financements aux établissements qui l’accepteraient. Plusieurs observateurs comparent la démarche de McMahon à la politique de Victor Orbán en Hongrie : contrôle des universités, suppression des départements jugés « déviants » et instrumentalisation de la liberté académique. La plupart des universitaires appellent à une résistance collective pour préserver la liberté académique, « condition essentielle de l’excellence et de la démocratie intellectuelle aux États-Unis ».

Nombreux sont déjà les enseignants à quitter les Etats-Unis tel Mark Bray, enseignant à l’université Rutgers qui a dû se rendre en urgence en Espagne avec sa famille après avoir été pris pour cible par les milieux d’extrême droite, dont l’organisation Turning Point USA, cofondée par l’influenceur ultraconservateur Charlie Kirk, assassiné le 10 septembre raconte Le Monde. On lui reproche d’être un spécialiste de l’histoire de l’antifascisme auquel il a consacré un ouvrage remarqué et traduit dans plusieurs langues (L’Antifascisme. Son passé, son présent et son avenir, Lux Éditeur, 2018). « Mon champ de recherche [a] été confondu avec un supposé militantisme personnel », déplore-t-il.

Si les Américains s’accordent pour protéger la recherche scientifique dans l’enseignement supérieur, ils s’inquiètent du parti pris libéral et de l’antisémitisme, révèle une enquête nationale dirigée par l’université Northeastern. « La bonne nouvelle pour l’enseignement supérieur, c’est qu’il existe un ensemble solide de convictions autour de la valeur qu’il apporte, et cela transcende les différentes catégories démographiques », analyse David Lazer, professeur émérite de sciences politiques et d’informatique à l’université Northeastern. Selon l’enquête pour 72% des Américains, les universités jouent un rôle important dans une société démocratique, et 76% à 79% d’entre eux apprécient leur contribution à la communauté locale, à l’économie et aux soins de santé.

65 propositions pour protéger la liberté académique. Dans son rapport Stéphanie Balme liste 65 propositions pour défendre et promouvoir la liberté académique parmi lesquelles :

  • constitutionnaliser la liberté académique / inscrire la liberté académique à l’agenda constitutionnel ;
  • renforcer les sanctions contre les procédures-bâillon ;
  • instaurer un régime autonome de protection des sources ;
  • promouvoir une culture de la liberté académique ;
  • soutien aux académiques menacés.

Mais, rappelle la chercheuse, il ne « suffit pas de revendiquer la liberté académique comme liberté fondamentale ; encore faut-il en incarner les exigences, au premier rang desquelles l’éthique et la responsabilité académiques. L’époque impose à la communauté scientifique une vigilance accrue et une exigence éthique sans précédent. C’est à ce prix aussi que pourra être préservée la crédibilité même de la parole scientifique dans l’espace public ».

Related Posts

Laisser un commentaire