Sidération. Le monde enseignant, et plus largement tous ceux qui font confiance à la République pour former les jeunes dans le respect des valeurs de la République, est sidéré après l’assassinat, la décapitation, de Samuel Paty. Comment peut-on assassiner, décapiter, un enseignant en raison d’un acte éducatif ? On le sait, enseigner certaines disciplines dans les collèges et les lycées est devenu plus en plus difficile. Mais dans les universités aussi les atteintes aux principes de la liberté académique existent et se sont multipliées en 2019 avant que le confinement de 2020 fasse quelque peu oublier la question. Dans ce contexte l’ensemble de l’enseignement supérieur se sent solidaire des professeurs des collèges et lycées alors que c’est la cour de La Sorbonne qui a été choisie pour rendre un hommage national à Samuel Paty.
L’enseignement supérieur solidaire. Les minutes de silence comme les rassemblements ont été nombreux comme les messages de soutien à la mémoire de Samuel Paty. « L’horreur que nous a inspiré l’acte barbare de l’assassinat de Samuel Paty dévoile le profond malaise qui se vit dans trop de classes de nos écoles. Il nous faut aujourd’hui prendre conscience de ce que signifie cet assassinat. Cet « attentat islamiste caractérisé », selon les termes du président de la République, revêt l’horrible dimension d’une violence symbolique contre les valeurs qui fondent la France. Notre République est en danger. Ne nous voilons pas la face », écrit ainsi Michel Deneken, le président de l’université de Strasbourg.
Quant au président de l’université du Mans, Rachid El Guerjouma, il affirme dans un mail envoyé dimanche à l’ensemble des personnels et des étudiants une réponse que d’autres universités ont repris : « Contre toutes les censures et les violences morales et physiques, contre l’ignorance et l’obscurantisme, d’où qu’ils viennent, nous réaffirmons notre attachement inconditionnel aux valeurs républicaines, à la laïcité qui protège la liberté de conscience, et à la liberté d’expression. L’École, comme l’Université, doit rester un lieu de circulation des idées, de débat et de formation à l’esprit critique ».
Dans un communiqué commun HEC, ESCP et l’Essec rappellent de leur côté : « Nos écoles qui réunissent au sein de leurs campus des étudiants, des femmes et des hommes de plus de cent nationalités différentes et de toutes confessions religieuses tiennent à défendre publiquement la liberté d’expression et l’importance d’un débat respectueux des opinions. Plus que jamais, notre mission est de contribuer à former la jeunesse aux enjeux de liberté et de diversité, socle commun de notre société ».
Jusqu’où peut-on tout dire ? Les exemples de débats quant à la liberté de pensée dans les universités sont nombreux. Récemment un professeur de droit de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Aram Mardirossian, a ainsi été stigmatisé pour ses propos. Manifestant son opposition au mariage pour tous il s’était en effet risqué devant ses étudiants à une comparaison jugée unanimement scandaleuse : « Donc, il va y avoir forcément quelqu’un, un jour, qui va aller devant un tribunal et qui va dire : “Voilà, je suis discriminé, j’ai une jument, je l’adore, je ne peux pas l’épouser, c’est un scandale. C’est une discrimination !” ». Depuis, des étudiants ayant menacé de « bordeliser » ses cours il ne les donne plus qu’à distance. La direction de l’université fait quant à elle le dos rond en attendant une hypothétique action en justice qu’aurait promis le Garde des Sceaux.
Dans une tribune qu’a relayée Le Point dix professeurs de droit n’en sont pas moins venus à sa rescousse. Leurs arguments : « Cette affaire pose dans toute sa gravité la faculté qui doit être reconnue à un professeur de critiquer l’évolution du droit positif et d’user de provocation pour faire réfléchir les étudiants. C’est cette liberté que le lynchage médiatique dont a été l’objet cet enseignant remet en cause frontalement. Or, l’enseignant en question a déclaré à ses étudiants de façon liminaire la nature « polémique » de ses propos. Il a donc pris la précaution de distinguer soigneusement son opinion personnelle de l’exposé du droit positif et de son histoire ». Et d’insister : « La liberté de l’universitaire doit lui permettre de déranger son auditoire, si sa compréhension d’un phénomène, d’une réglementation, d’un procédé, d’une technique le conduit à identifier en son sein des faiblesses, des contradictions, des dangers. Voudrait-on limiter l’office des professeurs de droit à la seule présentation, sans commentaire, du droit positif ? Ne sont-ils pas là d’abord pour stimuler la réflexion de leurs étudiants ? » Et de conclure : « Par ailleurs, que deviendrait un enseignement universitaire s’il devait ménager constamment la « sensibilité » d’un auditoire d’étudiants forcément divers ? »
Censures à l’université. Revenons un peu en arrière. Le 24 octobre 2019 une opposante à la gestation pour autrui, la philosophe Sylviane Agacinski, était empêchée de venir animer une conférence consacrée à « L’être humain à l’époque de sa reproductibilité technique » à l’université Bordeaux-Montaigne. Des organisations LGBT+ avaient en effet appelé les étudiants à mettre « tout en œuvre afin que cette conférence n’ait pas lieu ». L’université avait alors préféré céder à la menace. Interrogé à l’époque sur France 3 Bernard Lachaise, professeur d’histoire contemporaine à l’université Bordeaux-Montaigne et coorganisateur de la conférence annulée, expliquait ainsi les raisons de son renoncement : « Nous ne savions pas du tout à quoi nous attendre, quel était le degré de la menace. Les conférences se tiennent dans un amphithéâtre, et l’escalier d’accès est assez étroit. Nous avons quand même un quart de notre public qui est extérieur à l’université, dont des personnes âgées ».
La même année c’était à Paris-1 Panthéon-Sorbonne que Mohamed Sifaoui, journaliste, écrivain et réalisateur, connu pour ses positions anti-islamistes, avait dû annuler un séminaire consacré à la lutte contre la radicalisation intitulé « Prévention de la radicalisation : compréhension des phénomènes et détection des signaux faibles ». Là encore ce sont des syndicats étudiants et enseignants – mais aucun musulman – qui s’étaient manifestés. Dans Le Figaro le président de l’université, Georges Haddad, expliquait alors : « Assez vite, j’ai vu apparaître une protestation des syndicats étudiants et enseignants contre ces formations, mais aucune plainte de la part d‘un quelconque groupe musulman, ni bien sûr de la mosquée de Paris qui était demandeur de cette formation et qui est notre partenaire depuis vingt ans ».
Une polémique qui en rappelait d’autres. En février 2019 un colloque sur la « Nouvelle histoire polonaise de la Shoah » fut gravement perturbé par des militants nationalistes venus de Pologne qui contestaient le rôle des autorités polonaises. En mars 2019 la représentation de la pièce d’Eschyle « Les Suppliantes » prévue à La Sorbonne n’avait finalement pas pu avoir lieu dans un premier temps. Des associations et étudiants s’étaient en effet réunis pour manifester contre une pièce qu’ils jugeaient « raciste et racialiste » sous prétexte que les acteurs portaient des masques sombres proches des « black faces » tant honnis. Deux mois plus tard, la pièce avait finalement été jouée à La Sorbonne avec des… masques dorés. « Il faut distinguer la tradition du masque qui est théâtrale et la tradition de se peindre en noir qui elle est raciale et raciste », expliquait à l’époque Ghyslain Vedeux, le président du CRAN (Conseil représentatif des associations noires).
Comment l’analyser. Peu après l’annulation de l’intervention de Sylviane Agacinski le directeur de Libération, Laurent Joffrin, évoquait L’esprit de censure à l’université : « En interdisant la discussion, ces groupes LGBT se posent en policiers de la pensée et affaiblissent la cause – juste – qu’ils sont censés défendre ». En avril 2019 des étudiants avaient voulu interdire à Alain Finkielkraut de donner une conférence à Sciences Po Paris. Le même mois, en prélude aux élections européennes, Sciences Po Lille organisait un débat et invitait l’ensemble des grands partis. Dont un représentant du Rassemblement national. Un collectif d’étudiants s’y opposait et taguait « Sciences Po collabo avec les fachos » sur les murs de la bibliothèque. « Nous avons beaucoup échangé et dialogué et au final les choses se sont déroulées d’une façon je crois satisfaisante. Ma position est de préférer le débat avec tous et la possibilité de réfuter les arguments de ceux avec lesquels on n’est pas d’accord », commentait alors le directeur de Sciences Po Lille, Pierre Mathiot, bien obligé de constater qu’il « est de plus en plus difficile de débattre sur un certain nombre de sujets de « société » ».
Les instituts d’études politiques ont toujours eu une tradition de débats qui s’accompagnait parfois d’une hostilité à certaines invitations. Ce qui a changé selon lui « ce sont d’abord les thèmes concernés, ensuite les manières de faire des groupes qui se mobilisent. Ceux-ci passent beaucoup par les réseaux sociaux, n’ont pas de porte-parole, se méfient de la négociation et peuvent avoir tendance à s’ériger en censeurs ». L’absence de syndicats étudiants organisés ou de groupes politiques structurés avec lesquels discuter d’un côté, la force croissante des réseaux sociaux, des affrontements médiatisés sur internet, constitue pour lui « un défi très complexe ».
Dans une tribune publiée en novembre 2019 par Le Monde un collectif d’universitaires, dont Pierre Nora, Marcel Gauchet et Nathalie Heinich, exhortait ainsi les présidents d’université à préserver la liberté académique : « Ce qui nous indigne dans ces atteintes à la liberté académique, ce n’est pas seulement que des combats légitimes, dont nous sommes solidaires – la lutte contre le racisme, le sexisme, l’homophobie – soient accaparés par des ennemis des règles démocratiques, des lois républicaines et de l’autonomie du savoir, qui s’autorisent de leurs seules convictions militantes pour tenter de les imposer par la force, dans la droite ligne des menées totalitaires du XXe siècle, dont ils semblent avoir oublié jusqu’à l’histoire. Ce qui nous indigne aussi, c’est que des présidents d’université, chargés de faire respecter la liberté académique et la circulation des savoirs, aient accepté, trahissant ainsi leur mission, de céder aux menaces d’un quarteron de militants ».
Ces mêmes présidents d’université avaient réagi en novembre 2019 dans un communiqué en arguant que si, dans certains cas, « les présidentes et présidents ont pu décider en conscience, et en fonction de la gravité des menaces proférées, soit de prendre des mesures de protection, soit de reporter l’événement, car ils sont également responsables de la sécurité des conférenciers » ils ont toujours « fait en sorte que les événements aient finalement lieu, avec l’assurance que toutes les dispositions ont bien été prises à l’encontre des fauteurs de trouble ». Pour que la liberté d’expression soit sanctuarisée ils demandent même que « la liberté académique soit inscrite dans la constitution ».
Face à la « cancel culture ». Le refus du débat et l’ostracisation de ceux qui emploient des termes offensant – la « cancel culture », « culture de l’annulation » -nous viennent tout droit des États-Unis. Depuis une dizaine d’années une nouvelle génération d’étudiants y remet en cause le principe d’une liberté d’expression absolue. Cinquante ans après la victoire du « free speech » sur les campus ce sont ainsi aujourd’hui des étudiants progressistes qui s’y opposent. Le plus souvent au nom de la justice sociale, la priorité est à la « bonne parole » (« correct speech ») et non plus à la liberté de parole (« free speech »). La venue d’orateurs conservateurs est ainsi régulièrement empêchée sur les campus de Berkeley ou New York. Au point que le gouvernement américain met dans la balance respect du free speech et financements des universités publiques.
Un exemple de ces polémiques nous vient tout récemment du Canada. Une professeure de l’université d’Ottawa a fait l’objet d’une suspension et affronté une tempête sur les réseaux sociaux provoquée par des étudiants. Ceux-ci se sont en effet indignés qu’elle ait utilisé le mot « nègre » en anglais dans sa classe pour illustrer le concept de récupération nous apprend La Presse. Une étudiante aurait fait valoir qu’une blanche n’avait jamais le droit d’employer le mot « nègre ». La professeure a présenté ses excuses par courriel à ses étudiants mais rien n’y fait, sa suspension est maintenue. Depuis des professeurs de l’université d’Ottawa se sont portés à sa défense dans une lettre de soutien intitulée « Libertés surveillées » où ils arguent qu’on mélangerait d’une part, « le racisme sur le campus, les micro-agressions, la discrimination parfois inconsciente, mais quand même réelle, dont sont victimes les minorités, et qu’il faut dénoncer », et, d’autre part, « le rôle de l’enseignement universitaire, des professeurs et des salles de classe qui est de nourrir la réflexion, développer l’esprit critique ». Depuis le Premier ministre québécois, François Legault a qualifié de « dérapage important » la suspension controversée d’une professeure de l’Université d’Ottawa victime, selon lui, « d’une espèce de police de la censure ». La ministre responsable de l’Enseignement supérieur étudie maintenant la possibilité de prendre des « mesures précises » pour assurer la liberté d’expression dans les universités.
« It makes me uncomfortable ». Quand on évoque les limites à la liberté académique telles qu’elles nous viennent des États-Unis, il peut ut simplement s’agir d’éviter d’évoquer tel ou tel sujet pour ne pas heurter ue sensibilité de quiconque. Au nom d’un « It makes me uncomfortable » de plus en plus d’étudiants demandent à ce que l’université soit à l’abri de tout propos non seulement haineux mais parfois simplement dérangeant. Derrière ce mouvement tout une réflexion sur le « dommage émotionnel » provoqué par tel ou tel propos. « Les étudiants s’attendent de plus en plus à être prévenus quand le contenu d’un cours peut les choquer. Certains vont jusqu’à quitter la salle lors des discussions de groupe, pour ne pas entendre des opinions qui les blessent », établit la journaliste Laure Andrillon dans un article très complet de Libération publié en avril 2018 : Sur les campus américains, la nouvelle guerre du «free speech». Quelque part ce fut d’ailleurs la démarche de Samuel Paty quand il proposa aux étudiants musulmans de ne pas regarder les caricatures de Mahomet pour ne pas être blessés. Ce qu’on lui a d’ailleurs reproché au motif qu’il « divisait la classe entre non musulmans et musulmans ».
Dans l’Opinion, Christophe de Voogd, professeur d’histoire des idées politiques et de rhétorique à Sciences Po, analyse cette montée de l’intolérance : « Elle comporte une dimension très française, celle de la pénalisation de certaines opinions. On en arrive à parler d’“opinion délinquante !” Par ailleurs, la loi Gayssot a été le point de départ d’une concurrence victimaire (chaque groupe voulant voir reconnaître ses souffrances historiques) qui a alimenté une véritable guerre des mémoires dans la société, et en particulier à l’université. A quoi s’ajoute le glissement, venu des Etats-Unis et du Canada, vers une politique des identités (“identity politics”) qui interdit le débat d’idées, puisque toute opinion est assignée à l’identité de chacun, réelle ou supposée : genre, race, etc. »
- Le principe d’indépendance des enseignants-chercheurs dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche a été consacré comme principe fondamental reconnu par les lois de la République. Dans sa décision n° 83-165 DC du 20 janvier 1984, le Conseil constitutionnel a ainsi déclaré que « les fonctions d’enseignement et de recherche non seulement permettent mais demandent, dans l’intérêt même du service, que la libre expression et l’indépendance des personnels soient garanties par les dispositions qui leur sont applicables » et « qu’en ce qui concerne les professeurs, (…) la garantie de l’indépendance résulte en outre d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République ». L’indépendance et la liberté d’expression des enseignants-chercheurs sont reconnues au niveau législatif dans l’art. 58 de la loi n° 84-52 du 26 janvier 1984 sur l’enseignement supérieur, dite loi Savary : « Les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d’objectivité. »