Directeur général d’une école de commerce, l’Ipag, Guillaume Bigot est pour autant tout sauf un admirateur des théories modernes de management qui « prennent l’exact contrepied de toute la sagesse accumulée par l’humanité pour diriger les hommes ». Son sixième livre, « La Trahison des chefs » (Fayard), nous conte l’histoire d’un monde où les chefs… refusent de diriger.
Olivier Rollot : Ce n’est pas banal pour le directeur d’une école de commerce de critiquer le management tel qu’il est enseigné aujourd’hui.
Guillaume Bigot: A l’Ipag, nous assumons un rôle d’outsider face aux grandes institutions d’enseignement supérieur qui, elles, peuvent plus difficilement sortir du cadre. Mais « outsider » ne signifie pas transgressif. Je m’appuie sur une tradition. Se réclamer de Marc Aurèle plutôt que de petits théoriciens américains du XXème siècle me paraît préférable. Dans l’art, ce n’est pas le courant pompier qui subsiste. C’est une escroquerie intellectuelle d’affirmer que l’on peut former des chefs avec des recettes et des best practises inspirés des sciences de gestion. On le sait depuis l’antiquité, l’art du dirigeant est un art d’improvisation.
Aussi, la souffrance au travail, les soubresauts de la finance ou les rémunérations pharaoniques des patrons nous interrogent non seulement sur la moralité du style d’encadrement qui est enseigné aujourd’hui mais aussi et peut être surtout sur son efficacité.
O. R : Justement, pensez-vous que les jeunes générations soient capables de passer au post individualisme ?
G. B : Ils sont déjà passés au post individualiste ! L’institution la plus plébiscitée par les jeunes de moins de 25 ans en France est l’Armée ! Les jeunes comprennent que le bon plaisir individuel tourne à vide mais attention, ils sont aussi le produit du « Fais ce que tu voudras » prôné par Rabelais dans l’abbaye de Thélème. Facebook, c’est un outil « communautaire » et hyper narcissique à la fois. Il y a donc chez eux une double tendance : post individualiste, à la fois autoritaire et généreuse mais aussi infra-individualiste voire autodestructrice.
O. R : Ils sont le fruit d’une éducation très libérale ?
G. B : Comment se rebeller contre des parents « copains » ? Comme le disait Platon « lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, alors, c’est là, en toute beauté, et en toute jeunesse, le début de la tyrannie ». Les jeunes sont extrêmement malléables mais ils possèdent également une formidable capacité de mobilisation. Tout le paradoxe est qu’ils se mobilisent pour le fun et qu’ils créent des communautés narcissiques, pour eux-mêmes en quelque sorte.
O. R : Pourtant ils attendent de l’entreprise qu’elle joue un rôle social.
G. B : Mais ce n’est pas son rôle. Les entreprises n’ont pas plus vocation à s’occuper du bien commun que l’État à faire du profit. Nous vivons une époque de brouillage volontaire des frontières et des limites : les États veulent aujourd’hui faire du business, séduire les investisseurs, traiter leur pays comme une marque et les entreprises privées prétendent sauver la planète, replanter la forêt amazonienne, lutter contre le cancer, bref, servir l’humanité. Ce tête à queue est absurde.
O. R : En attendant, faute de repères, les jeunes semblent vouloir mettre en pièce bien des codes admis par tous dans l’entreprise ?
G. B : Ils ont bien senti que les actionnaires n’avaient que peu de considération pour les salariés et ne veulent plus en faire toujours plus. Ils ne veulent plus servir le « bon plaisir » des dirigeants. Historiquement, on captait l’argent dormant, l’économie monétaire, celle des rentiers, pour le mettre au service des producteurs et de l’économie réelle. C’est rigoureusement l’inverse aujourd’hui : ce sont les producteurs qui sont au service des rentiers. Tout le discours sur la prise de risque nécessaire que tiennent les dirigeants sonne faux. Les actionnaires ne veulent prendre aucun risque et retirent leurs capitaux dès que la situation de l’entreprise se dégrade un tant soit peu et exigent du rendement sans risque. Sans parler du chantage continuel au départ que font peser si leurs rémunérations baissent. Les dirigeants n’ont plus le sens de l’intérêt général et tout se délite entre le sommet et la base.
O. R : Pourtant ce n’est pas faute de travailler le sentiment d’appartenance des salariés ?
G. B : Avec la PNL, la programmation neuro-linguistique, les entreprises ont capté l’héritage des sciences sociales et de la psychologie d’abord pour stimuler les pulsions d’achat (avec la publicité et le marketing) puis ensuite pour manipuler leur salarié et stimuler leur investissement dans le travail (avec le management). On aboutit à un système que j’appelle le « néo-tayloriste libidinal » où d’un côté on vous dit qu’il faut vous exprimer, vous réaliser et de l’autre que vous n’êtes qu’un moyen, tout juste bon à appliquer des procédures de plus en plus strictes. Cette injonction contradictoire est destructrice.
O. R : Vous dites dans votre livre que les chefs ont littéralement disparu.
G. B : Qu’est-ce qu’on demande depuis toujours à un chef ? De fixer un cap, de s’entourer, d’incarner, de trancher, d’assumer et enfin de vérifier le « détail qui tue ». Et bien aujourd’hui toutes ces tâches sont externalisées dans des cabinets de stratégie, d’audit, de communication, de recrutement. Franchement, quand vous êtes le patron d’une entreprise et que vous recrutez le n°2 ou le n°3 vous êtes forcément en première ligne. Mieux on sait s’entourer, meilleur on est !
C’est la même chose pour la stratégie : la décider c’est le métier de base du patron mais ceux-ci préfèrent se « couvrir » en faisant appel à des cabinets reconnus. Ils ne veulent pas décider et font ainsi un contre-pied systématique à toutes les recettes inventées pour bien diriger. Le chef est là pour protéger et il peut licencier si c’est pour protéger l’entreprise, et donc les salariés. Mais comment peut-il licencier pour faire monter l’action quand lui-même est actionnaire ?
O. R : Vous regrettez également que les chefs privilégient de plus en plus les mails aux instructions orales et ne respectent plus leur statut.
G. B : Les chefs ne veulent plus donner d’ordre en général et encore moins les donner à l’oral alors que la voix à un impact, que la rencontre physique est importante. Plus un ordre est laconique, plus il est clair alors qu’on emploi aujourd’hui un charabia franco-anglais constellé de mots incompréhensibles. Mais au-delà ils s’expriment de façon vulgaire (style « Casses-toi pauvre con ! ») et n’incarnent plus l’intérêt général. François Mitterrand était bien conscient de ce qu’il incarnait quand les chefs actuels exhibent leur fonction comme des trophées. On se situe à l’inverse de ce que préconisaient Marc Aurèle ou Saint Augustin : peu de distance matérielle et beaucoup de distance morale. Bonaparte bivouaque avec ses soldats et lit des traités de géométrie grecque. Aujourd’hui, nos dirigeants dorment sur des yachts mais vont visiter Disneyland et lisent Marc Lévy. Ils sont matériellement inaccessibles mais intellectuellement et moralement vulgaires.
O. R : Mais quel rôle doit aujourd’hui jouer l’entreprise selon vous ?
G. B : Le modèle que prône aujourd’hui l’Insead sera oublié dans trente ans comme l’est aujourd’hui « Le Capital » de Marx. Comment peut-on croire à un paradigme dans lequel un patron de multinationale aurait plus de responsabilités qu’un chef d’État ? L’économie représente les besoins de base et l’entreprise n’est là que pour incarner des fonctions subalternes. Il se joue quand même aujourd’hui au Mali des enjeux plus importants que chez Danone ! Comme le dénonçait Hannah Arendt on célèbre le « tout se vaut ». Une paire de bottes vaut Shakespeare. Entendez-moi bien : je ne dénonce pas les business schools mais croire que les outils qu’elles développent suffisent à former des chefs, c’est à pleurer de rire.
O. R : Un chef cela ne se forme pas ?
G. B : Risquons même le paradoxe suivant : plus on prétend les former et plus on les déforme ! C’est en forgeant que l’on devient forgeron, c’est en commandant que l’on apprend à commander. Le commandement, c’est un art tout d’exécution disait Bonaparte. Ensuite, il est certes infiniment préférable d’être très cultivé ou d’être techniquement compétent ou bien formé (à un métier, à des outils) pour bien commandé mais plus le faux savoir du management se répand plus la culture véritable est scientifique ou littéraire ou les techniques sérieuses reculent. Un grand chef peut sortir d’une fac de lettres et un mauvais d’une grande école. Bien diriger, c’est un savoir faire qui repose sur la personnalité et l’expérience en aucun cas sur des séminaires.
O. R : Si on vous écoute bien, c’est la notion même d’école de management, que les écoles de commerce préfèrent aujourd’hui à leur appellation classique, qui n’a pas de sens ?
G. B : C’est une hérésie, comme si on disait des écoles pour « avoir du talent ». Les étudiants en sortent plein de morgue, comme possédant des quartiers de noblesse. Encore une fois, et même s’il existe des techniques, le management est avant tout un art. Comme aux États-Unis, les écoles de management devraient se contenter d’être des « business schools » dont on sort en maîtrisant des techniques et des recettes pour gagner de l’argent et pour administrer, pas pour diriger.
O. R : Pour autant des profils de plus en plus pointus préfèrent aujourd’hui les écoles de management aux autres formations.
G. B : Hyper sélectionner des krachs en maths pour les placer à des postes opérationnels dans le monde des affaires est absurde. Un « brain drain » inquiétant dans un pays comme la France qui manque de scientifiques, d’ingénieurs ou de chercheurs. C’est quand même dommage, pour de esprits qui pourraient faire de la recherche sur le cancer ou inventer de nouvelles technologies, de se consacrer aux fusions acquisitions. Encore une fois, on a totalement perdu de vue l’intérêt général mais soyons certain que ce dernier se vengera !
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