Directeur général de Grenoble EM, président du Chapitre des écoles de management au sein de la Conférence des Grandes écoles (CGE), Loïck Roche s’est déclaré candidat à la à un poste d’administrateur et, au-delà, à un poste de vice-président de la CGE sur son blog pour défendre des « grandes écoles en état d’urgence ». Le coup de gueule d’un directeur qui refuse que les grandes écoles soient constamment attaquées.
Olivier Rollot (@O_Rollot) : Vous parlez d’« état d’urgence » pour les grandes écoles. La situation est donc si grave aujourd’hui ?
Loïck Roche : Nous faisons le constat d’un danger grave et avéré. Les zones de force des grandes écoles sont constamment attaquées. Comme le littoral, s’il n’est pas endigué, il ne peut que finir par céder un jour sous les assauts de la marée. Déjà les « plus petites parmi les grandes écoles », se fissurent. D’autres trembleront bientôt sur leurs fondations.
O. R : Un sacré paradoxe quand on connaît l’excellente réputation des grandes écoles, notamment de management, dans le monde !
L. R : Les grandes écoles créent de la valeur, pour les entreprises bien sûr mais au-delà, pour la France ! Dans le classement européen des business schools que publie The Financial Times chaque année, 19 des 81 écoles classées sont françaises. Seule la Grande-Bretagne, avec 20 écoles, nous dépasse. Mieux, en 2013 les experts du forum de Davos ont établi quen si ses infrastructures étaient le principal atout de la France (4ème au niveau mondial), notre deuxième atout dans la compétition internationale était ses écoles de management où ils nous classaient 5ème.
Plus généralement, les grandes écoles sont un moteur extrêmement puissant de l’entrepreneuriat en France. 75% des créateurs de start up présents sur le dernier grand salon du numérique de Las Vegas, le CES, étaient issus de grandes écoles. « Véritable vague de fond », pour reprendre une expression d’Eloïc Peyrache, son directeur délégué, l’entrepreneuriat concerne désormais 20 à 25% des diplômés d’HEC selon un tout nouveau baromètre. Une vague de fond observable dans la plupart des écoles de management.
O. R : Et pourtant les business schools françaises sont loin d’être riches.
L. R : À l’échelle internationale — si nous nous comparons avec les business schools anglo-saxonnes, asiatiques pour beaucoup, et demain indiennes — les écoles de management françaises affrontent la compétition avec des « bouts de ficelle ». C’est grâce à un incroyable travail des équipes, des méthodes rigoureuses et le respect d’un certain nombre de valeurs, qu’elles accomplissent ce qu’il faut bien appeler des miracles.
Seulement voilà, parce que la plupart des combats que nous avons menés depuis quelques années — les derniers ayant porté sur les stages, l’année de césure, la taxe d’apprentissage — ont été perdus, les miracles auront bientôt fait long feu. Si rien n’est fait, les écoles de management ne seront bientôt plus en état d’affronter la difficulté du combat avec le réel.
O. R : Mais que voulez faire aujourd’hui, notamment en vous présentant à la vice-présidence de la CGE dont les élections auront lieu le 9 juin prochain ?
L. R : Il est temps de dire « assez ». Nous ne pouvons plus accepter les mauvais coups. Prenons la réforme des stages. Qu’il y ait un problème de fond, qu’ici ou là il y ait des abus dans le recours aux stagiaires, oui. Mais le soi-disant remède a porté un préjudice grave aux écoles qui pâtissent désormais d’une nouvelle réglementation contraignante pour ne pas dire plus. Sans compter l’incroyable paperasse dont il faut désormais s’acquitter ! « Choc de simplification » qu’ils disaient !
Il en va de même pour l’année de césure. Si on ne comprend pas que c’est une formidable opportunité pour les étudiants d’expérimenter leur projet professionnel, que c’est là un moyen quasi-unique d’enchaîner très vite sur un emploi, alors c’est à désespérer. Et que dire quand, à l’heure du développement de l’enseignement numérique, de l’enseignement à distance, on ne trouve rien de mieux que de vouloir imposer aux étudiants en « année césure » 200 heures d’enseignement en présentiel. Devons-nous expliquer — ou nous excuser ? — que tous nos étudiants ne font pas tous leur stage au café-tabac d’en face !
Si la stratégie de défense des grandes écoles doit être poursuivie — je parlerais même de résistance — il faut mettre en place une stratégie de conquête. Et pour outil principal, le droit. Beaucoup de décisions prises aujourd’hui sont juridiquement contestables. Il faut utiliser la loi française, européenne. Désormais, ne rien lâcher ! Désormais nous faire respecter ! Au risque de me répéter, cela n’est pas engagement partisan, mais parce qu’elles comptent parmi les pépites de la compétitivité de la France, porter atteinte aux grandes écoles, c’est être actif dans la destruction de la Nation.
O. R : Le statut de « l’étudiant entrepreneur » vous pose particulièrement problème.
L. R : Alors qu’on a vu à quel niveau la contribution de nos écoles dans le domaine de l’entrepreneuriat était massif, nos étudiants entrepreneurs, demain, seront obligés d’adhérer au dispositif Pépite pour en bénéficier. Un dispositif géré par les Comue (communautés d’universités et d’établissements), elles-mêmes à 99% dirigées par les universités.
Premier tour de « passe-passe », dire que ce statut ne sera pas dépendant des universités mais des Comue. Les Comue, dans les faits, sont 9 fois sur 10 réductibles (au niveau des conseils d’administration) aux seules universités. Deuxième tour de passe-passe, en obligeant les élèves entrepreneurs issus des grandes écoles à adhérer à ce dispositif détenu par les universités, on dira demain que les entrepreneurs viennent des universités. On franchit là un nouveau palier. Aux attaques incessantes, on tente désormais de s’arroger une partie de la création de valeur des écoles.
Plutôt que de travailler et mettre en place les conditions de l’entrepreneuriat en dehors des grandes écoles — et c’est possible ! — on n’a de cesse de gommer, quand ce n’est désormais tenter de piller, la performance des grandes écoles !
Quand comprendrons-nous qu’entre grandes écoles et universités, il ne s’agit pas de dire que les unes sont meilleures que les autres, on s’en f… Et moins encore de monter les unes contre les autres, ce qui serait une c… Quand comprendrons-nous que tout doit être mis en œuvre pour que le meilleur de chacune des composantes puisse être pris comme exemple et source d’inspiration pour l’autre ? Quand comprendrons-nous qu’à l’impasse indigne du nivellement par le bas, nous devons préférer le travail en devenir du nivellement par le haut ?
O. R : Où en sont les rapports entre les universités et les grandes écoles au sein des Comue ?
L. R : Ils sont contrastés. Dans trop de Comue, entre la volonté du politique et la réalité sur le terrain, on a perdu le « e ». « e » pour « établissement ». À de trop rares exceptions, les écoles au mieux se voient proposer — et encore pas toujours — un strapontin. « Strapontin » car cela ne donne pas droit à un « siège » au conseil d’administration. Parmi les exceptions, Paris Saclay, Paris Sciences et Lettres. Là les grandes écoles comme Polytechnique, HEC, CentraleSupélec ou les Mines sont à peu près respectées. Dans trop d’endroits malheureusement, les universités ont capté une loi que je pense intelligente et sacrifié, sur l’autel d’une idéologie d’un autre âge, les grandes écoles.
O. R : Vous avez le sentiment que les grandes écoles sont plus attaquées que les universités par les réformes en cours. Mais elles aussi se sentent maltraitées, notamment financièrement…
L. R : Les réformes touchent toutes les embarcations. Mais toutes n’ont pas la même capacité de résistance. On comprendra aisément que les impacts financiers de la réforme de la taxe d’apprentissage, s’ils concernent tous les navires, impactent davantage ceux qui ne bénéficient pas des subsides de l’État.
Il y a 1000 ans les universités existaient déjà. Elles existeront encore dans 1000 ans. Je ne suis pas certain, en revanche, que l’on parle encore des grandes écoles dans quelques années.
O. R : Mais les écoles de management ne souffrent-elles pas aussi d’être souvent montrées comme une « sale espèce » au sein de l’enseignement supérieur selon la formule récemment employée par Isabelle Barth [directrice de l’EM Strasbourg] sur son blog ?
L. R : Même si Fichte a pu dire qu’on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme, je fais crédit de ceux dont nous subissons les attaques de n’être ni bêtes ni méchants. Je regrette néanmoins que par facilité, démagogie parfois, on fustige la performance. Aux États-Unis lorsque son voisin réussit, le réflexe est de se demander comment réussir à son tour. En France, au mieux les ravages de la jalousie font qu’on le soupçonne d’être malhonnête. Au pire on n’hésitera pas à le détruire.
Dans le même mouvement, nous continuons à être montrés du doigt pour nos frais de scolarité. Que ce soit par les politiques, les journalistes, les blogueurs… dont la plupart feignent de s’étonner — car si ce n’est pas de la mauvaise foi alors, pour le coup, ce serait de la bêtise — qu’à l’université ce soit quasi-gratuit. Sans doute les fonctionnaires vivent-ils d’amour et d’eau fraîche ? Sans doute les murs relèvent-ils d’une puissance occulte ? …
Non, mille fois non, les écoles ne sont pas des « boites à fric ». Oui, mille fois oui, si nous faisons un faux pas, si nous ne recrutons pas suffisamment d’étudiants, si nous ne contractons pas suffisamment avec les entreprises, nous le payons cash.
O. R : Parmi les combats perdus que vous évoquez, celui sur la réforme de la taxe d’apprentissage pourrait être particulièrement dommageable pour tout l’enseignement supérieur, et singulièrement les grandes écoles. Où en est-on aujourd’hui ?
L. R : Entre la partie de la taxe qui va aller aux régions, la baisse de la partie que peuvent affecter librement les entreprises et les restrictions faites aux formations de niveau bac+5, nous perdons mécaniquement 50% des ressources que nous pouvions jusqu’alors collecter. Davantage même car la réforme reste incomprise de beaucoup d’entreprises qui jettent l’éponge devant les difficultés nouvelles à affecter leur taxe. Ce n’est pas par hasard si celles-ci bénéficient cette année d’un délai supplémentaire pour répondre. « Choc de simplification » qu’ils disaient !
O. R : Autre problème : les chambres de commerce et d’industrie voient une partie de leurs ressources leur échapper. Cela ne va-t-il pas impacter les comptes des écoles qui dépendent d’elles?
L. R : Oui, mais là n’est pas le plus important. Pour les écoles du moins car il est clair que côté CCI, celles-ci ne seront bientôt plus en capacité de s’acquitter de ce qui pourtant relève de leur obligation de service public. Côté écoles, celles-ci ont déjà acquis — ou sont en voie de le faire — une indépendance financière. Dans le cas de Grenoble Ecole de Management, le travail a été fait. Cette baisse, et disparition à terme, a été anticipée.
O. R : Parmi les pistes d’accroissement des ressources des écoles, beaucoup disent que le développement la formation continue doit être une priorité. Qu’en pensez-vous ?
L. R : Les business schools doivent s’améliorer dans leur approche de la formation continue mais, à l’exception de quelques écoles, cette activité sera toujours plus modeste que les activités de formation initiale. Parvenir à 20, 25% de son chiffre d’affaires sera déjà remarquable. Réussir à équilibrer cette activité, voire mieux, à engranger des bénéfices, plus encore.
O. R : Que faire alors pour trouver de nouvelles ressources et assurer la viabilité financière des grandes écoles de management ?
L. R : Pour les écoles de management, tout mettre en œuvre, en concertation avec leur tutelle et/ou conseil d’administration, pour qu’elles puissent mettre en place une gouvernance au plus près de celle qu’on trouve en entreprise. Et ainsi, permettre aux écoles de management — parce qu’elles pourront (enfin et pleinement) mettre en œuvre ce qu’elles enseignent — de continuer à être entrepreneuriales. Condition indispensable si on veut demain qu’elles accomplissent de nouveaux miracles. Les écoles pourront créer des filiales en France et à l’étranger – voir par exemple la nouvelle école Mahindra École centrale, fruit d’un partenariat entre Centrale Paris et l’industriel indien Mahindra. Les écoles pourront racheter des sociétés de conseil… Le nouveau statut d’école d’enseignement supérieur consulaire (EESC) ne résout pas tout. Il marque néanmoins une première étape. Nous réfléchissons à l’adopter.
O. R : Au final, en dépit de toutes ces embuches, êtes-vous quand même optimiste quant à la pérennité du système des grande écoles ?
L. R : Aujourd’hui, nous sommes entravés. Nous devons impérativement nous libérer de nos chaînes. Les écoles n’ont pas d’autre choix que de trouver de l’argent ou disparaître !
Si les grandes écoles disparaissaient, comme déjà dit, mais il faut le marteler, ce serait une grande partie de la compétitivité de la France qui disparaîtrait avec elles.
Tous devons être persuadés que les enjeux dépassent largement le périmètre des grandes écoles : ce dont on parle ici à travers la compétitivité même de la Nation qui est en jeu, c’est du bien-être de toute la société !
Je suis optimiste. À côté de la stratégie de défense des grandes écoles, nous allons demain, au sein de la CGE, mettre en place une stratégie de conquête. L’histoire se terminera bien ! Il est simplement dommage de perdre autant d’énergie à batailler pour la survie des écoles alors que nous avons des zones de progrès formidables à conquérir. Ce que j’ai envie de dire ? « Laissez-nous travailler ! Car en toute fin, c’est pour la France, c’est donc pour vous que nous le faisons ! »
Merci à Loïck Roche pour ce discours limpide et volontariste sur les mérites et la situation des Ecoles de Management françaises et bonne chance pour l’élection au CA de la CGE. Philippe Lecomte, Toulouse Business School, président du GEM&L