Directeur général du groupe Esiea depuis janvier 2016, Louis Jouanny est un pur produit de son école (diplômé de l’Esiea en 1981) et de son écosystème : directeur du markéting puis du développement chez Fujitsu Siemens Computers il a monté sa propre entreprise dans le numérique entre 2010 et 2013. Une expérience qu’il entend aujourd’hui mettre au service de son école.
Olivier Rollot : Que faut-il savoir quand on veut se former pour travailler dans le numérique aujourd’hui ?
Louis Jouanny : Aujourd’hui, la vraie valeur ajoutée, dans le numérique, est de comprendre quels sont les besoins des utilisateurs. Pour cette raison, les entreprises ont besoin d’architectes plutôt que de maçons (avec tout le respect que j’ai pour ce métier), c’est à dire de professionnels qui ont reçu des enseignements allant bien au-delà du codage et associés à une formation humaine solide. Le codeur est devenu l’OS (ouvrier spécialisé) de la sidérurgie d’hier ! En continuant à former des codeurs sans autre ouverture, nous sommes en train de refaire les mêmes bêtises qui ont été faites dans le textile ou l’automobile. Aujourd’hui, les entreprises françaises font réaliser la grande majorité de leurs projets à l’étranger… et demain, ce seront certainement des intelligences artificielles qui assureront les tâches de codage.
O. R : Dans quels domaines les compétences manquent-elles le plus ?
L. J : Nous manquons cruellement de responsables de maîtrise d’ouvrage, de maîtrise d’œuvre, de spécialistes en cyber-sécurité. Quand on sait qu’on peut aujourd’hui faire disjoncter, aux USA, une centrale électrique en piratant ces systèmes ou prendre à distance le contrôle d’une voiture on mesure les besoins d’expertise dans ce domaine en particulier.
Le numérique s’applique aussi bien à la banque/assurance qu’à la santé, le vieillissement, le handicap qu’aux véhicules ou autres objets volants, avec ou sans objets connectés. L’intelligence artificielle est maintenant partout, du site de e-business en passant par l’analyse de données, de risques, de cancer. La réalité virtuelle est en passe de révolutionner des pans entiers de l’industrie, de l’enseignement ainsi que des jeux. Tous ces secteurs ont besoin de compétences techniques fortes capables de comprendre les objectifs, les enjeux, les besoins utilisateurs et même souvent, sur ce point, de les anticiper.
À la sortie de l’ESIEA il n’existe pas de « profil type ». Nos diplômés peuvent aussi bien travailler dans la sécurité, les services informatiques, la finance, la santé, la R&D, la conduite de projets ou l’industrie, le marketing et la promotion de produits high-tech et changer ensuite.
O. R : Comment formez-vous vos futurs diplômés pour répondre à tous ces défis?
L. J : Nous formons nos étudiants aux sciences et technologies de l’information, incluant les systèmes mobiles et embarqués, tout en leur délivrant une formation humaine et des valeurs fondamentales qui, elles, ne changeront pas tous les deux ans. La philosophie de l’ESIEA a toujours été de rendre compréhensible un monde dont les évolutions ne le sont pas toujours. Hier, l’électronique, aujourd’hui les systèmes d’information, systèmes embarqués, objets connectés, demain la robotisation et l’intelligence artificielle ? L’ingénieur est un « traducteur », son rôle est aussi de mettre en contact des mondes différents.
O. R : Les ingénieurs français n’ont pas la réputation d’être des « flèches » en anglais. C’est différent chez les passionnés d’informatique que vous formez ?
L. J : Oui. Cela tient aussi au fait qu’au-delà de l’apprentissage de l’anglais, nous poussons particulièrement la sensibilisation au multiculturalisme. Nos ingénieurs travailleront de plus en plus dans des entreprises où se croisent toutes les nationalités. Ils doivent donc aussi apprendre à travailler en particulier avec des codeurs du monde entier. Des codeurs qui ne sauront pas forcément leur dire « non » ou même « je n’ai pas compris » parce que cela ne se fait pas dans leur culture. Le savoir est primordial pour mener à bien un projet.
Aujourd’hui nos étudiants doivent tous réaliser un séjour minimum de trois mois à l’étranger et nous souhaitons passer à six mois tout en augmentant la part de ceux qui obtiennent un double diplôme à l’étranger. Et, parce que cela suppose souvent un surcoût, nous proposons des bourses aux étudiants qui partent.
O. R : La pédagogie « par projet » fait partie des fondamentaux des écoles du numérique. Comment la pratiquez-vous ?
L. J : Plutôt que de faire réaliser le même projet par tous les étudiants, (ce qui est généralement le plus simple), il y a, à l’ESIEA, autant de projets que de groupes d’étudiants. L’année prochaine nous allons par exemple mettre à la disposition de la mairie du Vème arrondissement de Paris plusieurs groupes d’étudiants pour les aider à monter des projets scientifiques (comme non scientifiques) dans les maisons de retraite. Nous travaillons également avec l’INRH sur les questions de handicap. La pédagogie par projets que favorise l’ESIEA incite aussi à donner avant de recevoir !
O. R : Les projets peuvent-ils déboucher peu à peu sur des actions de recherche ?
L. J : Tout à fait. Nous avons créé un dispositif « espoirs recherche » accessible dès la deuxième année post-bac pour que les étudiants qui le souhaitent puissent collaborer avec des chercheurs. Cela peut même remplacer certains cours. Nous avons toujours considéré que la recherche et l’enseignement étaient un tout.
Un exemple : nos chercheurs et étudiants ont intégré un dispositif de suivi du patient, éveillé, dans un casque de réalité virtuelle lors d’opération d’ablation de tumeur au cerveau. Ceci c’est fait avec l’hôpital d’Angers et a permis une première chirurgicale mondiale : tester le champ visuel et les autres capacités sensitives et cognitives d’un patient totalement éveillé pendant l’ablation de sa tumeur cérébrale (voir le sujet de France 3).
O. R : Peut-on suivre le cursus de l’ESIEA en apprentissage ?
L. J : Nous recevons un peu plus de 40 étudiants par an en apprentissage à Paris depuis 7 ans. Ils entrent au niveau BAC+2 pour 3 ans d’études d’ingénieurs avec le même diplôme en sortie. Nous ouvrons cette année 15 à 20 places sur notre Campus à Laval. L’apprentissage est un véritable « ascenseur social ». Il donne de la maturité et un réel engagement dans l’entreprise à des étudiants qui autrement, ne pourraient pas poursuivre leurs études supérieures.
O. R : On dit que les étudiants sont de plus en plus tentés par l’entrepreneuriat. C’est aussi le cas des vôtres ?
L. J : Près de 6% de nos diplômés créent aujourd’hui une entreprise soit une part largement plus importante que dans la moyenne des écoles d’ingénieurs. C’est probablement plus facile pour eux car les investissements sont faibles dans notre secteur, mais c’est aussi une question de génération : la notion de start up, de petite structure y est valorisée.
L’apport de nos étudiant est aussi déterminant dans des projets où ils sont associés à d’autres profils. L’ISC Paris avait ainsi commencé par proposer deux places à nos étudiants dans son incubateur. Ils ont tellement contribué à tous les projets qu’aujourd’hui ce sont tous nos porteurs de projets qui sont bienvenus s’ils le souhaitent ! Par la suite, et même s’ils ne créent pas forcément une entreprise, ils peuvent devenir « intrapreneurs », et apporter leurs compétences en matière d’innovation au sein d’un grand groupe qui crée une unité, un département, une nouvelle activité.
O. R : D’un autre côté, ils trouvent tellement facilement un emploi…
L. J : C’est exact. On dit qu’il manque aujourd’hui plus de 12 000 ingénieurs dans le numérique en France. Nous en sommes au point ou nous pourrions vendre des « tickets d’attente » de stagiaires aux entreprises ; elles paieraient, même sans garantie d’en obtenir, tant la demande est forte…