L’ESSEC Business School a profondément transformé son campus historique de Cergy pour le projeter vers 2050. Conçu dans les années 1970, le site a fait l’objet d’une rénovation d’ampleur, à la fois architecturale, environnementale et pédagogique. Le directeur général de l’ESSEC Business School et président de la Conférence des directeurs des écoles françaises de management (Cdefm), Vincenzo Vinzi, revient avec nous sur cette mutation majeure, les choix stratégiques, les chiffres clés du projet et les enjeux actuels du modèle français des écoles de management.

O. R. : Vous avez mené une rénovation importante du campus de Cergy qui vient de s’achever. Comment s’est déroulé ce projet et quel en était le sens ?
V. V. : L’ESSEC Business School a été créée en 1907 et s’est installée à Cergy en 1973. Il y a deux ans, nous avons célébré nos cinquante ans sur ce site. Au fil des décennies, le campus a connu plusieurs phases d’expansion, notamment à la fin des années 1990 et au début des années 2000, avec la construction de nouveaux bâtiments et de salles supplémentaires. Mais ce que nous avons voulu faire cette fois-ci dépasse une simple modernisation : c’est une révolution architecturale.
Nous avons repensé la conception même du campus, imaginée dans les années 1970, pour qu’il soit adapté aux besoins des générations futures – celles des années 2030, 2040, 2050. Ce type de transformation ne se fait pas tous les cinq ou dix ans. Il fallait répondre non seulement à un besoin de modernité, mais aussi à une exigence d’alignement entre les infrastructures, la pédagogie et la vie de la communauté.
L’objectif était que le campus devienne un véritable écosystème d’apprentissage, de recherche, d’innovation et de vie collective, au service de la mission de l’école et de ses valeurs.
Les études ont été menées entre 2019 et 2021, en pleine crise sanitaire, puis les travaux ont eu lieu entre 2021 et 2025. Ils sont désormais achevés, même s’il reste quelques ajustements mineurs, comme dans tout projet de cette ampleur.

« NOS CAMPUS DOIVENT ETRE DES LIEUX DE VIE »
O. R. : Concrètement, qu’est-ce que cela change dans la vie du campus ?
V. V. : Le campus des années 1970 était essentiellement dédié à l’enseignement. Aujourd’hui, les attentes ont profondément évolué. Nos campus doivent être des lieux de vie, d’innovation et de dialogue, où toutes les communautés se rencontrent : étudiants, professeurs, chercheurs, collaborateurs, alumni, partenaires institutionnels et entreprises.
Nous avons donc conçu les espaces pour encourager les échanges, les rencontres, la créativité et la co-construction. Cette approche traduit très directement notre stratégie “Transcend”, centrée sur la transdisciplinarité.
Je fais la différence entre l’interdisciplinarité, qui favorise la collaboration entre champs académiques, et la transdisciplinarité, qui dépasse ces frontières pour créer des passerelles entre le monde académique et le monde non académique : entreprises, acteurs publics, associations, société civile.
Le campus devait donc devenir un espace ouvert, flexible et vivant, où les disciplines et les communautés se croisent, où les échanges nourrissent la pédagogie, la recherche et l’impact.
O. R. : Vous évoquez souvent la responsabilité environnementale du projet. Quelles en sont les dimensions concrètes ?
V. V. : Cet engagement fait partie intégrante de la stratégie de l’école depuis 2020. Nous avons voulu qu’il soit visible dans chaque choix de conception et d’exploitation.
Ainsi, la Research Green Tower ne comporte aucune climatisation mécanique : le bâtiment utilise un système de double peau pour réguler naturellement la température. Nous avons installé une centrale photovoltaïque sur les toits et privilégié des matériaux bas carbone.
Cette démarche ne se limite pas à la construction. Elle s’étend à la gestion quotidienne du site et à la manière dont les usagers s’approprient les espaces. Le campus est un outil pédagogique vivant, qui traduit notre vision de la responsabilité : un lieu durable, sobre et exemplaire.

O. R. : Vous avez aussi insisté sur la modularité des espaces. Pourquoi était-ce si important ?
V. V. : La flexibilité est devenue une exigence pédagogique. Les nouvelles salles peuvent accueillir plusieurs configurations dans une même journée, avec des équipements technologiques intégrés à chaque table. Cela permet d’alterner cours magistraux, travaux de groupe et pédagogie active sans contrainte.
Nous avons également conçu des espaces connectés avec nos campus internationaux – notamment Rabat au Maroc et Singapour – pour créer des échanges fluides à distance. Cette connectivité structurelle favorise une véritable collaboration mondiale en temps réel.
O. R. : Pouvez-vous nous rappeler les principaux chiffres du projet ?
V. V. : Le montant global des travaux est de 70 millions d’euros. Nous avons ajouté environ 8 000 m² pour atteindre un total d’environ 60 000 m² d’espaces. Le projet s’est articulé autour de trois grands ensembles :
- 18 millions d’euros pour le Sports & Recreation Center, inauguré il y a deux ans ;
- 18 millions pour le bâtiment Pierre Nanterme, au cœur du campus, dédié à la pédagogie active et à l’innovation éducative ;
- 29 millions pour la Research Green Tower, la “tour verte”, consacrée à la recherche et à l’innovation.
Les nouveaux bâtiments ont été conçus avec l’agence ArchitectureStudio, sélectionnée à l’issue d’un concours. Certains espaces ont aussi été conçus avec les équipes d’architectes Là-haut et Caroline Gehu. Nous avons travaillé avec ces différentes équipes d’architectes pour concilier les exigences techniques, pédagogiques, esthétiques et environnementales.

O. R. : Et qu’en est-il du site parisien de l’ESSEC ? Vous évoquez depuis longtemps un déménagement.
V. V. : Nous restons solidement implantés à La Défense, qui abrite notamment nos programmes de formation continue, au cœur du quartier d’affaires. Nous avons également engagé une réflexion sur un nouveau projet immobilier à Paris, pour mieux répondre aux besoins de nos activités métropolitaines.
UN CAMPUS AU SERVICE D’UNE STRATÉGIE
O. R. : Comment ce projet s’inscrit-il dans votre plan stratégique Transcend qui doit amener l’Essec aux 300 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2028?
V. V. : Le campus n’est pas une fin en soi, mais un outil stratégique. Il soutient notre croissance, améliore l’expérience des étudiants et favorise l’innovation pédagogique.
Le plan stratégique prévoit de renforcer l’impact académique, économique et sociétal du groupe. Nous dépassons désormais 200M€, en ligne avec les objectifs fixés.
Les investissements réalisés visent à renforcer l’attractivité de l’école et à faire du campus un moteur de développement, non seulement académique, mais aussi communautaire et économique.
O. R. : Le contexte international reste incertain. Comment l’ESSEC s’y adapte-t-elle ?
V. V. : Le système français d’enseignement supérieur est reconnu pour sa qualité et sa rigueur. Mais la compétition mondiale s’intensifie, les attentes des étudiants évoluent, et les transitions démographiques et technologiques modifient les équilibres.
Notre responsabilité est d’être lucides et agiles : adapter nos programmes, innover dans nos formats, anticiper les évolutions de marché. Nous devons être capables non seulement de réagir, mais d’anticiper.
C’est dans cet esprit que nous développons de nouveaux formats hybrides et des programmes internationaux, tout en restant fidèles à notre ADN humaniste et entrepreneurial.
O. R. : Votre modèle multi-campus est souvent cité comme un atout. Comment fonctionne-t-il ?
V. V. : Chaque campus – Cergy, Rabat, Singapour, La Défense – a une identité propre, mais tous sont reliés entre eux. Ce modèle favorise la mobilité étudiante, l’ancrage territorial et l’ouverture internationale.
Nous proposons aussi des programmes hybrides, comme l’Executive MBA, combinant deux tiers de formation en ligne et un tiers en présentiel. Cela nous permet d’être en lien avec des publics éloignés géographiquement tout en maintenant une expérience humaine et collective.
O. R. : La formation continue joue un rôle crucial dans le développement des écoles de management. Comment vous êtes-vous structuré pour répondre à ses exigences propres ?
V. V. : C’est un axe de croissance majeur. Nous avons structuré notre offre autour de deux directions générales adjointes:
- l’une pour les programmes pré-expérience (bachelors, Grande École, masters spécialisés),
- l’autre pour les programmes post-expérience (formation continue, Executive Education, relations entreprises).
Nous concevons de plus en plus de programmes sur mesure pour les entreprises, co-construits avec elles à partir de leurs besoins spécifiques. Cette approche nous a permis d’intégrer le top 10 mondial du Financial Times en Executive Education.
O. R. : Vous parlez souvent de la nécessité de délivrer une « expérience cinq étoiles » à vos étudiants. Qu’entendez-vous par là ?
V. V. : Nous voulons que chaque étudiant et chaque participant vive une expérience holistique : académique, professionnelle, internationale et personnelle. Cela implique un accompagnement sur mesure, une excellence pédagogique et une qualité de service irréprochable.
Cette approche globale est au cœur de notre stratégie : l’expérience de l’ESSEC doit être perçue comme complète, cohérente et inspirante.
UNE VISION POUR LES ECOLES DE MANAGEMENT
O. R. : Le secteur connaît un léger ralentissement démographique. Comment l’analysez-vous en tant que président de la Cdefm?
V. V. : C’est une réalité. Mais plutôt qu’un risque, je vois une opportunité de clarification. Chaque école doit se concentrer sur ce qui fait sa singularité : ses atouts, sa culture, sa mission.
Nous travaillons aussi, avec la Conférence des Grandes Écoles et le ministère, à rendre l’offre plus lisible pour les familles. Aujourd’hui, un lycéen ou ses parents peuvent avoir du mal à comprendre les différences entre un bachelor, un programme Grande École ou un master.
La diversité du système français est une force, mais elle doit s’accompagner d’une meilleure pédagogie de l’orientation.
O. R. : L’apprentissage est historiquement un pilier de votre école. Quelle est la situation aujourd’hui ?
V. V. : L’Essec a été la première école de management en France à proposer l’apprentissage, dès 1993. Aujourd’hui encore, nous restons parmi celles qui accueillent le plus d’apprentis.
Mais le modèle économique est sous tension. Le coût pour les entreprises augmente, et certaines PME peinent à suivre. Par ailleurs, trop d’organismes proposent aujourd’hui de l’apprentissage sans garantir la qualité pédagogique requise.
Nous plaidons pour une régulation plus stricte : l’apprentissage doit rester un levier de professionnalisation et d’ouverture sociale, mais dans un cadre soutenable pour l’État, les écoles et les entreprises.
O. R. : Pour conclure, quel regard portez-vous sur le modèle français de l’enseignement supérieur ?
V. V. : En tant qu’Italien devenu Français, je le dis avec conviction : le modèle français est remarquable par sa richesse, sa diversité et sa qualité. Il allie excellence académique, ouverture sociale et ancrage territorial.
Il faut être fier de cette offre, mais aussi en assumer la responsabilité : expliquer, clarifier, accompagner les étudiants et leurs familles dans leurs choix. Cette pédagogie de la compréhension est, à mon sens, un enjeu aussi important que l’innovation académique.
Transcendons le progrès ! Vincenzo Vinzi publie Transcendons le progrès ! aux Éditions de l’Éclaireur et propose un manifeste pour « refonder le lien entre les élites et la société ». L’ouvrage invite à « repenser notre conception du progrès : non plus comme une simple accélération technologique, mais comme une exigence éthique, collective et transdisciplinaire ». Préfacé par Estelle Brachlianoff, directrice générale de Veolia, ce livre comprend également des entretiens avec Enrico Letta, ancien président du conseil des ministres d’Italie, et Béatrice Kosowski, présidente d’IBM France.
