Bordeaux INP entend affirmer sa place parmi les grands pôles d’ingénierie publics français. Son directeur général, Guillaume Ferré, détaille avec nous une stratégie fondée sur l’excellence scientifique et l’ouverture au monde dans un établissement qui mise sur la formation par la recherche et les partenariats industriels pour renforcer son attractivité.
Olivier Rollot : Comment définiriez-vous Bordeaux INP, notamment par rapport aux autres INP comme Grenoble ou Toulouse ?
Guillaume Ferré : Bordeaux INP fait partie du réseau national des six INP, avec Grenoble, Toulouse, Nancy, Clermont et, plus récemment, Bretagne. Nous partageons une même ambition : fédérer la marque INP pour la rendre plus visible auprès des futurs ingénieurs. Chaque site conserve toutefois son identité propre, liée à son territoire et à ses forces économiques et scientifiques.
Bordeaux INP se distingue par la diversité de ses thématiques et par un ancrage fort dans une région à la fois industrielle, scientifique et technologique. Nous faisons partie des plus importants ensembles d’écoles d’ingénieurs publics en France, tout en cultivant des écoles à taille humaine que je considère comme de véritables pépites.
O. R : Concrètement, quelle est la structure de Bordeaux INP ?
G. F : Nous regroupons six écoles d’ingénieurs et une classe préparatoire intégrée commune à tout le réseau INP. Cela représente environ 2 600 élèves au total, dont 150 en classe préparatoire (La Prépa des INP) à Bordeaux et environ 2 450 élèves ingénieurs. Parmi nos écoles, l’ENSEIRB-MATMECA forme à elle seule près de la moitié de ces effectifs – environ 1 200 étudiants. Une école de taille moyenne suit, l’ENSMAC, puis quatre autres monofilières, très spécialisées, l’ENSC pour la cognitique, l’ENSEGID pour la gestion de l’environnement, l’ENSTBB dans les biotechnologies et l’ENSPIMA en maintenance aéronautique qui constituent une richesse dans notre paysage.
ANCRAGE TERRITORIAL ET ATTRACTIVITE REGIONALE
O. R : Bordeaux est devenue en quelques années un pôle d’attraction pour les écoles d’ingénieurs. Comment vivez-vous cette dynamique ?
G. F : Nous observons en effet une forte attractivité de la métropole bordelaise, mais cette concurrence n’est pas un frein. Beaucoup d’écoles privées s’implantent, avec des modèles économiques différents du nôtre. Bordeaux INP reste un établissement public, attaché à un accès équitable à la formation : les droits d’inscription y sont d’environ 600 euros, quel que soit le profil social.
La région est aussi un bassin industriel majeur, notamment dans l’aéronautique et le spatial. Nouvelle-Aquitaine et Occitanie concentrent à elles seules plus de 50 % des emplois du spatial en Europe. C’est un atout considérable. Mais nos écoles couvrent bien d’autres domaines : biotechnologies, environnement, cognitique, géo-ressources, informatique, mécanique, etc. Cette diversité reflète le tissu économique régional.
O. R : Vous parliez de visibilité : est-ce un enjeu pour vous aujourd’hui ?
G. F : Absolument. Nous sommes « solides sur nos appuis », comme on dit en rugby, mais nous devons mieux faire savoir ce que nous faisons. La notoriété de Bordeaux INP ne reflète pas toujours la qualité de nos formations, ni la puissance de nos activités de recherche et d’innovation. C’est un axe prioritaire de mon mandat : renforcer notre attractivité auprès des étudiants et des personnels, mais aussi mieux valoriser nos liens avec le monde industriel.
MODELE DE FORMATION ET APPRENTISSAGE
O. R : On connait son succès, on connait aussi les difficultés de le financer. Quelle est aujourd’hui la part de l’apprentissage dans vos formations ?
G. F : Environ 10 à 15 % de nos 2 450 élèves ingénieurs suivent une formation par apprentissage. Nous proposons six filières en alternance, dont quatre ont fait le plein cette année. Deux autres, orientées vers l’électronique embarquée et l’informatique, sont un peu en deçà – autour de 85 % de remplissage –, ce qui est paradoxal car ce sont des secteurs en tension.
La concurrence entre établissements joue : certains établissements privés proposent directement des contrats d’apprentissage à leurs candidats, ce qui attire. Nous, nous restons sur un modèle hybride, combinant statut étudiant et apprentissage, et misant sur la formation par et pour la recherche.
O. R : Le financement de ces formations par apprentissage semble aujourd’hui au cœur des débats…
G. F : Oui, le modèle évolue. Le « reste à charge » pour les entreprises – 750 euros par contrat – peut peser, surtout pour les PME. Mais malgré cela, l’apprentissage est un succès : il a redonné une image positive à une voie qui, jadis, semblait moins prestigieuse. Nous avons su bâtir des maquettes pédagogiques solides, intégrant de plus en plus de passerelles entre apprentis et étudiants, notamment en dernière année.
RECHERCHE, INNOVATION ET CHAIRES INDUSTRIELLES
O. R : Vous évoquez la recherche comme un pilier du modèle des INP. Comment cela se traduit-il à Bordeaux ?
G. F : C’est un point central. Nous formons par et pour la recherche, avec environ 200 enseignants-chercheurs répartis dans 11 laboratoires en cotutelle. Cela nous permet de générer un volume significatif de contrats et d’appels à projets, qu’ils soient avec l’Agence nationale de la recherche (ANR), européens (Horizon Europe) ou issus de France 2030. Nous avons par exemple remporté récemment huit projets AMI Compétences et métiers d’avenir (CMA).
Nous avons professionnalisé la gestion de ces projets : une cellule dédiée assure désormais le montage, le suivi administratif et financier, libérant les chercheurs de ces tâches pour qu’ils se concentrent sur la science. C’est une condition essentielle de réussite.
O. R : Et sur le plan des chaires industrielles ? Comment se développent-elles ?
G. F : Nous en comptons aujourd’hui huit. Elles sont portées pour la plupart via la Fondation Bordeaux Université, parfois avec le soutien de la Région. Chaque chaire associe un enseignant-chercheur à un consortium d’entreprises partenaires autour d’une thématique d’avenir : cybersécurité, intelligence artificielle digne de confiance, mobilité intelligente, espace…
La dernière, que j’ai moi-même initiée, s’intitule « Espace, convergence des nouvelles technologies ». Elle réunit Ariane Group, Safran Data Systems, le CEA, la jeune société Agena Space, et le think tank Way for Space, qui associe Thales, Dassault Aviation et Ariane Group. L’idée est de transposer des technologies terrestres dans le spatial : IA embarquée, communications de rupture, matériaux, etc. Une approche inspirée du modèle SpaceX, fondée sur l’expérimentation rapide.
O. R : Un centre spatial universitaire est également voué à ces sujets.
G. F : Oui, le NASC, Nouvelle-Aquitaine Academic Space Center. C’est un groupement d’intérêt scientifique associant plusieurs partenaires académiques, dont l’Estia. Il vise à fédérer la recherche et la formation autour des technologies spatiales sur le campus bordelais.
RESSOURCES, GOUVERNANCE ET MODELE ECONOMIQUE
O. R : Parlons ressources. Comme beaucoup d’établissements, vous êtes confrontés à la question des moyens humains et financiers.
G. F : Effectivement. Bordeaux INP n’est pas passé aux RCE (responsabilités et compétences élargies), c’est-à-dire que nous ne gérons pas directement notre masse salariale. Cela limite notre capacité à recruter des enseignants-chercheurs titulaires pour ouvrir de nouvelles formations. Nous devons donc recourir à des vacataires ou à des collaborations avec d’autres établissements bordelais – l’Université de Bordeaux, l’Ensam, etc.
Nous ne pouvons pas non plus étendre nos maquettes pédagogiques sans risquer de fragiliser l’équilibre global. D’où un principe simple : faire évoluer nos formations en remplaçant l’obsolète par le nécessaire, en lien avec les besoins industriels.
O. R : Comment se compose votre budget ?
G. F : Il s’équilibre autour de trois pôles : la dotation ministérielle, les ressources propres (droits d’inscription, partenariats industriels, formation continue, etc.), et les financements d’appels à projets. Chacun représente environ un tiers de nos recettes.
Au total, hors masse salariale étatique, notre budget est d’environ 30 millions d’euros, soit 59 millions en incluant les rémunérations des personnels fonctionnaires. Et surtout, nous sommes capables de générer près de 66 % de nos recettes en dehors de la dotation de l’État – un taux très élevé pour un établissement public.
O.R : Cela passe notamment par le développement de la formation continue ?
G. F : C’est un axe de développement important. Nous en faisions déjà, mais nous avons structuré notre offre avec des diplômes d’établissement (DE) dans des domaines technologiques : cybersécurité, intelligence artificielle, radiofréquences, systèmes explosifs, ergonomie, données massives, etc.
Nous proposons des formats courts (une semaine) et des parcours longs sur plusieurs mois, souvent à raison de trois jours par mois, afin de s’adapter aux contraintes des entreprises. Le chiffre d’affaires de la formation continue représente aujourd’hui autour de 900 000 euros, soit 3 % du budget global. Mon objectif est de le doubler à moyen terme.
O. R : Allez-vous établir un plan stratégique pour ces prochaines années ?
G. F : Je suis en poste depuis un mois et demi et je travaille à objectiver nos ambitions : croissance des ressources propres, attractivité, cohésion interne, relations industrielles renforcées. Ce plan s’articulera autour de trois axes : renforcer l’attractivité de nos formations et de notre établissement, améliorer la cohésion et la qualité de vie au travail, et approfondir nos liens avec le monde économique.
O. R : Et sur le plan contractuel avec l’État ?
G. F : Nous disposons d’un Contrat d’objectifs, de moyens et de performance (COMP), mais il reste modeste – environ 1,2 million d’euros sur trois ans. Il finance principalement l’innovation pédagogique et l’entrepreneuriat étudiant. Nous ne faisons pas encore partie de la vague des établissements « COMP à 100 % ».
VISION, VALEURS ET PERSPECTIVES
O. R : Vous insistez sur la notion des valeurs propres aux INP. Quelles sont celles qui fondent Bordeaux INP ?
G. F : Trois valeurs structurent notre projet : l’exigence scientifique, l’ouverture et le respect.
L’exigence scientifique, c’est l’idée de former des ingénieurs à l’état de l’art, nourris par la recherche et capables d’irriguer l’industrie.
L’ouverture, c’est à la fois l’internationalisation des parcours et la diversité des profils que nous accueillons.
Et enfin le respect – du savoir, des enseignants, de la communauté. Une valeur parfois oubliée, mais essentielle à la transmission.
Nous voulons aussi que nos étudiants comprennent que la recherche et l’innovation sont au cœur de la souveraineté nationale. Former par la science, c’est contribuer à l’indépendance du pays.
O. R : Où en est la construction de l’identité collective des INP ?
G. F : Nous sommes encore un groupe jeune. Les INP se sont fédérés progressivement et doivent désormais renforcer leur cohésion interne, aligner leurs valeurs et converger sur une vision commune. C’est un travail de fond. Chaque site a son histoire, ses forces, mais nous partageons la même mission : former des ingénieurs publics d’excellence.
Nous diplômons un ingénieur sur six en France. C’est considérable. Cela nous confère une responsabilité collective, celle de défendre un modèle public d’enseignement supérieur scientifique, ancré dans la recherche et ouvert à l’industrie.
O. R : Un mot sur la parité, où en êtes-vous dans l’accueil des femmes dans vos formations ?
G. F : C’est un sujet sur lequel nous progressons bien. À l’échelle de Bordeaux INP, nous comptons 41 % de femmes. Certaines écoles sont très féminisées, comme nos filières de biotechnologie (75 %), de chimie et agroalimentaire (61 %) ou de géo-ressources et environnement (60 %). D’autres, plus techniques comme l’ENSEIRB-MATMECA, restent en retrait (19 %). Mais la tendance est positive : même la classe préparatoire intégrée atteint 47 % de filles.
