A la rentrée Grenoble EM commencera par dispenser ses cours en distanciel tout en laissant l’accès à son campus aux étudiants. Loïck Roche, le directeur général de Grenoble EM, revient avec nous sur l’expérience des mois passés et sur les évolutions nécessaires dans un monde loin d’être encore post Covid-19. (Crédit photo : B. Fournier)
Olivier Rollot : Comment va se dérouler cette rentrée 2020 qui ne sera forcément « pas comme les autres » à Grenoble EM ?
Loïck Roche : Les rentrées auront lieu aux dates prévues. Elles vont s’échelonner, selon les programmes et les années, entre le vendredi 4 septembre et le lundi 14 septembre. Pour le principal, les enseignements dispensés se feront à distance les deux premiers mois. Pourquoi ? Parce que dans un environnement chargé d’incertitudes, nous avons voulu apporter, là où cela était possible, des certitudes. Ce qui voulait dire, prendre en compte les normes sanitaires qui, aujourd’hui, sont encore très contraignantes. Ce qui voulait dire aussi, porter une attention toute particulière aux étudiants étrangers qui, s’ils ne pouvaient pas nous rejoindre tout de suite à la rentrée (question des visas, des ouvertures des frontières…), pourront suivre les enseignements à distance. Naturellement, et dès lors que les directives ministérielles – je pense tout particulièrement à l’allègement des normes liées à la distanciation physique – le permettront, nous organiserons le basculement en présentiel.
O. R : Mais vos étudiants pourront-ils venir sur vos campus ?
L. R : À compter du 24 août, l’école leur sera naturellement ouverte. Ils auront accès à tous les services support. Ils auront accès aux bibliothèques, aux associations. Ils pourront également venir travailler en petits groupes… Cette rentrée responsable, car au mieux de ce qu’il est possible de promettre et de tenir en regard des normes sanitaires telles qu’elles existent aujourd’hui et telles qu’elles peuvent être anticipées, leur permettra également d’organiser dans les meilleures conditions leur arrivée à Grenoble. N’oublions pas que les élèves des classes préparatoires devront attendre, pour certaines et certains, jusqu’au 12 août avant de connaître avec certitude l’école qu’ils intègreront à la rentrée.
O. R : Quel bilan tirez-vous du recours à l’enseignement à distance ?
L. R : Tout d’abord, en regard des impératifs liés à la crise sanitaire, le bilan peut être dit extrêmement positif. Cela fonctionne, et jamais nos étudiantes et étudiants n’ont été aussi reconnaissantes et reconnaissants à leurs professeurs qu’au cours de cette période si particulière. Ils ont compris tout l’investissement réalisé par les enseignantes et les enseignants pour proposer, et en très peu de temps, d’excellents enseignements à distance. Pour autant, parce qu’il y avait là un caractère contraint, « sous confinement », parce que les circonstances n’étaient pas, et d’évidence, optimales, tout n’a pas été parfait.
O. R : Cela vaut pour le télétravail en général !
L. R : Oui, et encore une fois c’est bien différent de faire du télétravail lorsque celui-ci est choisi, que de faire du télétravail lorsque celui-ci est contraint. Qui plus est, sans horizon clair sur la temporalité d’un tel dispositif. Partions-nous pour 2, 4, 6, 8 semaines ? Aujourd’hui, nous le savons. Mais hier ? Bien malin celui ou celle qui aurait pu l’anticiper. Ainsi, avons-nous pu constater, parmi les collaboratrices et les collaborateurs, que si la plupart s’en était extrêmement bien sortis – ce qui ne veut pas dire que cela ne les a pas énormément fatigué et, pour certains, même épuisé –, d’autres, pour des raisons personnelles, des raisons liées aux modalités de confinement…, avaient, en revanche, beaucoup, beaucoup soufferts.
Pour autant, nous travaillons d’ores et déjà à un nouvel accord d’entreprise pour mettre en place ce que j’appelle les conditions de la liabilité – c’est-à-dire le passage le plus facilité entre le travail en présentiel et le travail en distanciel – dans un sens ou dans un autre. Un travail à distance qui, s’il est pertinent pour la personne et son manager, pourrait aller jusqu’à 40%.
O. R : Sinon vous n’avez pas « perdu » d’étudiants qui ne pouvaient pas suivre les cours à distance ?
L. R : Non, mais cela a pu être un peu compliqué pour certains. Tout particulièrement pour certaines étudiantes et certains étudiants de première année. Une des leçons à retenir, c’est qu’il faut former les étudiantes et les étudiants au travail à distance. Au-delà, les professeurs mais également les personnels concernés se sont appliqués à maintenir un contact extrêmement fécond avec chacun d’eux.
O. R : Certains étudiants ont-ils demandé à se voir rembourser une partie de leurs frais de scolarité ?
L. R : Oui. Pour l’essentiel, de quelques étudiants internationaux.
O. R : Vos examens se sont-ils également déroulés à distance ?
L. R : Nous avons annulé l’examen de fin d’études. Celui-ci compte pour 10% de la note finale. Et d’abord, pour des raisons d’équité. En effet, les conditions de confinement des étudiantes et des étudiants pouvaient, elles aussi, être problématiques. Les outils mêmes peuvent tout simplement connaître des défaillances. Enfin, et surtout, c’est aussi une des leçons de la crise sanitaire, les infrastructures du territoire français sont très, très, mais très loin encore de pouvoir permettre à toutes et à tous un accès performant à Internet.
O. R : Comment à la rentrée allez-vous améliorer vos dispositifs d’enseignement à distance ?
L. R : Aujourd’hui, et c’est au libre choix des enseignantes et des enseignants, nous travaillons essentiellement avec les plateformes Zoom, Teams, Adobe Connect, BigBlueButton. À la rentrée nous allons proposer la virtualisation des plateformes immersives et expérientielles développées à Gem Labs. Surtout, nous travaillons aux pédagogies de demain qui doivent permettre de lier de façon synchrone et /ou asynchrone enseignement en présentiel et enseignement à distance. Cela devra permettre de répondre aux impératifs spécifiques – et plus simplement des aspirations – des étudiantes et des étudiants, que ceux-ci soient en France ou à l’étranger.
O. R : Plus largement comment voyez-vous l’avenir de l’enseignement en management après la crise que nous venons de vivre ? Et peut-être avant son retour !
L. R : Je ne crois pas que nous allons assister à l’émergence d’un « monde d’après ». On le voit bien, dans les rues, dans les comportements. Si désir il y a, c’est bien celui d’un retour à l’état initial. Avec pour case de départ, le monde tel qu’il était encore le 15 mars. J’y vois là une volonté de gommer, de mettre entre parenthèse, peut-être même de dénier ce qui a été vécu et est pour beaucoup encore, vécu comme un traumatisme. Pour être résilient, il faut – au-delà des forces morales – avoir de la mémoire. Dénier les choses, c’est toujours, et au mieux, déplacer le symptôme.
S’il y a pourtant une valeur que j’appelle de mes vœux c’est bien celle de responsabilité. Comme je l’écrivais déjà dans La Théorie du Lotissement, être responsable, c’est avoir le souci de toutes les conséquences de ses actes. Ce que Max Weber appelait l’éthique de responsabilité. Pour l’essentiel, c’est la capacité à assumer les conséquences de ses actes, à assumer ce qui arrive. Y compris, et surtout, lorsque le résultat n’est pas celui attendu. Qu’importe que des moyens humains, financiers, etc., aient pu faire défaut. Qu’importe que les équipes précédentes aient failli, que des fautes aient été commises par d’autres antérieurement, quand on est en position de responsabilité, alors on doit être responsable, ce qui veut dire déjà et avant tout assumer ses responsabilités.
O. R : Avec la création des GEMS Lab vous avez particulièrement mis l’accent sur l’expérientiel. Comment conjuguer cette volonté et une nécessaire distanciation sociale ?
L. R : Les normes sanitaires devraient être assouplies. Déjà, le travail collectif est à nouveau possible.
Plus important, oui, nous mettons l’accent sur le « faire ». La vraie compréhension passe par le corps. Un cerveau sans corps n’aurait pas d’émotion. Les apprentissages les plus importants (hors donc les apprentissages triviaux), je pense aux savoir-faire, aux savoir-être, passent d’abord et avant tout par la compréhension physique. Expérimenter, comprendre les choses d’abord de façon subjective et seulement après mettre de la théorie pour une compréhension plus objective.
Les apprentissages liés aux stages en entreprise, les séjours à l’étranger, les investissements au sein d’associations, procèdent de cette même évidence.
Au-delà, il faut davantage bousculer les étudiantes et les étudiants. Si ceux-ci ne sortent pas, au moins de temps à autre, bouleversé(e)s après avoir assisté à une intervention, à une conférence, alors c’est que nous avons échoué. Il ne faut donc pas hésiter à les confronter à des modes de pensée exigeants. Je pense, pour exemples, à Boris Cyrulnik (sur la résilience), à Alain Bauer (sur le management du chaos), à Pierre Rahbi (sur la décroissance), à Pierre De Villiers (sur le leadership)…
O. R : Ces dimensions humaines que l’on recherche plus que jamais après cette crise correspondent bien à votre positionnement de « business school for business and society ».
L. R : Beaucoup d’entreprises, beaucoup de dirigeants expliqueront que leur stratégie d’avant-crise collait « pile-poil » aux principaux enseignements de la crise sanitaire.
Soyons humbles. C’est d’ailleurs là peut-être la première leçon de la Covid-19. Réfléchissons, comme je l’ai déjà mentionné, sur les notions de responsabilité, mais aussi de respect, de partage, d’ouverture. Accentuons encore nos efforts liés au développement et au déploiement de la paix économique. Ambitionnons le plus haut : vouloir former des apprenantes et des apprenants habités par la volonté de contribuer à un monde plus juste, plus responsable, plus humain. Portons des causes, et la première d’entre elles, l’éthique et l’intégrité des apprenantes et des apprenants mais aussi des collaboratrices et des collaborateurs. La façon la plus efficace de transmettre des valeurs, c’est d’abord et avant tout par l’exemple. Il faut donc les vivre.
O. R : L’internationalisation occupe une place majeure dans les écoles de management. Vous imaginez que les frontières vous se rouvrir. Que les étudiants internationaux vont revenir ?
L. R : À moyen terme, bien sûr. La question c’est pour maintenant. La situation sanitaire, du moins a priori, est semble-t-il maîtrisée, du moins en Europe. Elle connaît, en revanche, des développements extrêmement inquiétants dans de nombreuses parties du monde. Le virus revient à Pékin, mais aussi en Corée. L’Amérique Latine, les États-Unis vivent au quotidien ce que le Président Emmanuel Macron avait appelé la guerre sanitaire. Conséquence, nous anticipons à la rentrée beaucoup moins d’étudiants étrangers sur nos campus en France. Ce constat est partagé par de nombreuses écoles et universités. Ainsi l’université de Manchester anticipe-t-elle une baisse de 80% des étudiantes et étudiants étrangers dont 20% de moins pour les ressortissants de l’espace Schengen.
O. R : Mais ce virus n’inquiète guère vos étudiants en fait…
L. R : La peur n’est pas du côté de la jeunesse. Pour autant, ils sont soucieux pour les plus anciens et, pour les premiers d’entre eux, leurs parents.
O. R : GEM fait partie des écoles qui ont su développer leur formation continue. Vous pensez que le marché va reprendre à la rentrée ?
L. R : Les activités liées à l’executive education se sont quasi-arrêtées net le 16 mars. Elles ne reprendront, et encore pour partie, qu’à la rentrée. De même le soutien financier des entreprises pour les chaires de recherche est très érodé. Etc.
Donc, oui, les choses vont repartir, mais comme pour les entreprises, ces activités ne vont retrouver un cours normal que d’ici 12-18 mois.
O. R : En conclusion comment pensez-vous que GEM va résister financièrement à cette somme de problèmes ?
L. R : GEM, dans la crise, et ce sont les crises qui font vérité de la puissance des organisations, a montré toute sa solidité (il en va d’ailleurs des organisations comme il y va dans la vie privée, toutes et tous savons que la solidité d’un couple ne se mesure réellement que dans sa capacité ou non à passer les crises).
Pour revenir à GEM, deux choses : la première, les équipes ont fait preuve de solidarité et d’esprit entrepreneurial ; la seconde, notre trésorerie, nous le savions, est extrêmement saine et nous a permis d’affronter la tempête. Pour autant, si nous devions affronter deux, trois nouvelles tempêtes, je ne tiendrais sans doute plus le même discours. Pour faire court, et c’est une évidence, la situation est naturellement plus complexe qu’elle ne l’était antérieurement au confinement, mais nous continuons à avancer, sereins. Nous avons, au cours de cette crise, toujours agi avec anticipation. Nous avons je crois, toujours fait les bons choix et donc, fait ce qu’il fallait faire. Pour autant, rien n’est jamais acquis. Vigilance et confiance, voilà notre viatique.