Après cinq années passées à la direction générale d’Arts et Métiers (Ensam), mais aussi un temps de la ComUE HeSam, son directeur général, Laurent Carraro a préféré ne pas se représenter et va laisser la place à son successeur fin février 2017. Il fait avec nous le bilan de son action et, plus largement, des défis auxquels les établissements d’enseignement supérieur français sont aujourd’hui confrontés.
Olivier Rollot : Vous avez été à l’épicentre de toutes les contradictions de l’université française : un établissement présent sur tout le territoire quand les regroupements d’établissement se font sur des sites uniques, une Comue dans laquelle universités et grandes écoles ne se sont jamais entendues et enfin une gouvernance d’une rare complexité. Mais finalement qu’est-ce qui vous aura le plus marqué pendant les cinq années de votre mandat ?
Laurent Carraro : La difficulté pour l’enseignement supérieur à se transformer. Toute avancée se déroule dans une douleur extrême. Et c’est là que j’en veux aux politiques, quelle que soit leur couleur partisane, de ne pas savoir exprimer une vision ni d’incarner le changement. Prenons la loi Fioraso de 2013. D’abord les regroupements d’universités, essentiellement les Communauté d’universités et d’établissements (Comue), et les initiatives d’excellence (IDEX) se présentent comme des sujets différents. Puis on les mélange. Puis on constate que c’est une impasse et on sépare de nouveau les sujets. Nous ne pouvons pas avoir que des champions du monde capables d’obtenir des Idex ! Quelle est la vision ? Qu’est-ce que les politiques attendent de notre enseignement supérieur. Quelle recherche ? Quelles relations avec le monde économique ? La Stratégie nationale de l’enseignement supérieur (Stranes) ne rien là-dessus.
En fait, l’Etat ne sait pas insuffler une vision et les directions d’établissement – je ne m’abstrais pas de mes propres responsabilités – ont souvent le sentiment d’être prises entre le marteau et l’enclume, entre ce que veut ou pas faire le ministère de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et des personnels qui se demandent pourquoi et dans quelle direction nous avançons. Dans beaucoup de sujets, nous nous sommes souvent sentis seuls. Si nous voulons que notre enseignement supérieur mute pour rendre un meilleur service il faut absolument repenser les principes et en particulier les liens entre l’Etat et ses opérateurs.
O. R : Globalement un grand établissement comme Arts et Métiers est-il ou non plus autonome aujourd’hui qu’avant la loi Fioraso de 2013 ?
L. C : Arts et Métiers est très légèrement plus autonome aujourd’hui qu’en 2013. Quand nous votons notre budget c’est un vrai budget et nous devons bien définir comment nous trouvons les 120 M€ annuels nécessaires à notre fonctionnement. Pour autant nos marges de manœuvre restent réduites car l’Etat a toujours autant de mal à piloter les établissements d’enseignement supérieur. Il tâtonne constamment entre nous laisser faire tout ce qu’on veut et des contrôles pointilleux sur nos concours de recrutement ou des points de détail. Un exemple : avant une part du contrat pluriannuel que nous signions avec l’Etat permettait de compléter notre dotation et ce contrat était soumis à des objectifs. En 2014 cette part est entrée dans notre dotation globale et nous n’avons plus rien à négocier ! Le contrat a donc été largement vidé de son sens mais cela n’empêche que nous devions en défendre le principe devant des commissions où sont représentées toutes les directions du MENESR. In fine l’Etat ne nous dit jamais ce qu’il attend vraiment de nous.
O. R : C’est d’autant plus compliqué pour lui qu’Arts et Métiers est une institution qui n’entrait dans aucune case au moment de la discussion de la loi Fioraso de 2013.
L. C : Arts et Métiers est la plus importante école d’ingénieurs française, installée sur tout le territoire et très proche de l’industrie. Un « drôle d’objet », à l’envers des politiques de site régionales prônées par le gouvernement, que nous avons dû faire accepter. Les politiques ont eu ces dernières années une vision très régionale de l’enseignement supérieur tout en souhaitant positionner leurs établissements dans les le top mondial. Mais c’est impossible – et heureusement car il faut des établissements de tous les niveaux – d’être partout les meilleurs. Je ne nie pas que le système, trop éclaté, doive être défragmenté avec les regroupements mais j’ai défendu le rôle spécifique des Arts et Métiers qui est, j’en reste persuadé, un formidable atout pour l’Etat au service des territoires.
O. R : Justement vous avez un temps assuré la direction de la Comue dont fait partie Arts et Métiers, HeSam, qui s’est peu à peu délitée au point de perdre récemment deux de ses grands acteurs, Paris 1 Panthéon-Sorbonne et ESCP Europe. Comment expliquez-vous ces déboires ?
L. C : Nous avons cherché à donner un sens à notre Comue mais nous n’avons pas réussi à convaincre le jury de l’IDEX. La vraie question à se poser c’est celle de la mission. Sinon cela sert à quoi de créer un objet administratif supplémentaire ? La France a besoin d’établissements dont le principal sujet de préoccupation soit, non pas le nombre de m2 gérés, mais ce qui est généré en termes d’emplois, ce qu’on appelle ailleurs des « universités de technologie » comme la TU à Munich par exemple. Je regrette d’ailleurs tout particulièrement le départ d’ESCP Europe car une université de technologie a besoin d’une école de management en son sein.
Les Comue qui pourraient revendiquer ce modèle – Paris-Saclay ou Grenoble par exemple – en sont loin car elles n’ont pas été conçues dans cet objectif. Elles ont repris des modèles de gouvernance universitaires parce que devenir des universités sous-tend leur projet. Mais pour développer l’économie il faut que tous les acteurs, les industriels, les politiques, les partenaires sociaux, se mettent autour de la table. Dans notre conseil d’administration il y a aujourd’hui autant de personnalités extérieures (12) que de représentants des personnels, auquel il faut ajouter 6 usagers. Quand nous parlons stratégie j’écoute plutôt les premiers, quand il s’agit d’organisation ou de programmes les seconds.
O. R : Entre le projet Paris-Saclay actuel et celui de Bernard Attali, des écoles d’ingénieurs regroupées autour de l’Ecole polytechnique, vous préférez lequel ?
L. C : Ni l’un ni l’autre. S’il faut absoluement choisir je choisirais plutôt celui de Bernard Attali mais sans enthousiasme car la vision centrée autour de l’X me semble être d’un autre age.
O. R : La question de la gouvernance d’Arts et Métiers a été l’une de celles qui vous a le plus occupé pendant votre mandat. Elle a notamment généré des relations particulièrement houleuses avec l’association des anciens. Comment en est-on arrivé là alors que ces mêmes anciens étaient venus vous chercher pour diriger l’école ?
L. C : Je le confirme. Les anciens sont venus me chercher à Télécom Saint-Etienne, que je dirigeais, parce qu’ils voulaient à la tête d’Arts et Métiers un directeur qui ne soit pas issu du sérail, du réseau des « Gadzarts », pour faire évoluer l’école. Et tout s’est très bien passé pendant deux ans et demi jusqu’à ce que la Société des Arts et métiers change de direction. La faiblesse des structures associatives – même si elles comptent des dizaines de milliers de membres comme à Arts et Métiers – c’est qu’elles reposent sur deux ou trois personnes, généralement retraitées ou peu occupées dans leur emploi, et que leur ligne peut changer du tout au tout quand ces personnes changent. C’est ce qui nous est arrivé.
Je savais bien que la Société des Arts et métiers détenait le pouvoir dans l’école quand j’ai accepté le poste mais je m’entendais fort bien avec eux. Puis une nouvelle direction a voulu imposer une vision très étriquée de ce que devait être l’école. Par exemple en réfutant l’intérêt de la création d’un bachelor technologique parce qu’il n’entrait pas dans la seule mission qui importait aux anciens : former des Gadzarts.
O. R : Dans ce dossier le gouvernement vous a fortement soutenu en ne cédant pas aux pressions d’une association, qui est allée jusqu’à demander l’arbitrage du Président de la République, et a imposé une nouvelle gouvernance. Etes-vous parvenus à un bon équilibre aujourd’hui ?
L. C : Ce conflit a pris des proportions hors de propos mais le gouvernement nous a effectivement soutenu et pris des initiatives que je trouve très bonnes. On n’entend plus un seul mot contre notre organisation aujourd’hui avec un président du conseil d’administration qui est un Gadzart et est entouré d’industriels et de représentants du personnel. On est loin de la caricature qu’on a bien voulu présenter d’un conseil composé uniquement d’universitaires. Aujourd’hui notre conseil est équilibré et apte à définir une stratégie. Auparavant tout était décidé par l’association des anciens avant le conseil d’administration, maintenant les personnels jouent un vrai rôle.
O. R : Suite notamment à ses dissensions avec les anciens, vous avez choisi de ne pas vous représenter. Quels conseils donneriez-vous à votre successeur ?
L. C : Je ne sais pas s’il a besoin de mes conseils mais il aura devant lui deux grands chantiers : l’internationalisation de l’école et les relations entreprise. Arts et Métiers n’est pas encore assez international et nous discutons avec une université américaine pour qu’elle vienne s’installer sur l’un de nos campus : c’est ce qu’on appelle amener l’international chez soi. Mais nous avons également des projets d’implantation de campus à l’étranger en relation avec des entreprises locales comme avec des entreprises françaises qui s’exportent.
En 5 ans nous avons remis l’école sur pied et elle peut maintenant avancer plus vite avec une nouvelle offre de formation.
O. R : Qu’allez-vous faire une fois votre mandat achevé, le 1er mars ?
L. C : Prendre une semaine de vacances, réintégrer l’Institut Mines Télécom pour travailler sur des questions liées à l’industrie du futur mais surtout travailler pour le MENESR sur l’avenir des formations à l’ingénierie en France. Un dossier sur lequel j’avais déjà travaillé il y a quelques années avec François Goulard, alors secrétaire d’Etat à l’enseignement supérieur, pour présenter un état des lieux de l’offre de formation en France. C’est une mission qui va m’occuper pendant les six prochains mois.