La France souffre-t-elle vraiment d’une « fuite des cerveaux » ?

by Olivier Rollot

En publiant avec Ipsos BVA un Baromètre 2025 « Fuite des cerveaux », le Syntec entend signer un signal d’alarme. Alors que les entreprises peinent à recruter ce sont chaque année entre 13 000 et 14 000 jeunes diplômés qui quittent la France pour travailler à l’étranger. Parmi eux 9% des ingénieurs et 15% des diplômés d’écoles de commerce soit un coût de 870 à 960 millions d’euros pour l’État en dépenses publiques de formation. Une expatriation qui s’inscrit dans un mouvement plus large : 57% des talents interrogés envisagent sérieusement de s’expatrier mais 43% y voient un tremplin de carrière plus qu’un exil définitif. D’autant que ce souvent des entreprises françaises installées à l’étranger qui les emploient. Enfin le mouvement d’expatriation est réciproque : « La notion du succès, c’est que nos diplômés s’exportent et soient très appréciés dans les pays d’accueil. Et inversement, les élèves internationaux que l’on reçoit restent et sont intégrés pour la très grande majorité dans les entreprises françaises», remarque Laure Morel, vice-présidente de la Cdefi (Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs) et directrice de l’ENSGSI.

Une expatriation à relativiser. Selon l’étude Ipsos bva, les écoles d’ingénieurs ont vu partir près de 40 000 diplômés en dix ans. Les établissements les plus sélectifs (Polytechnique, CentraleSupélec…) affichent des taux de départ de 17 à 19%. Des chiffre que la Conférence des Grandes écoles (CGE) remet en perspective dans son Enquête insertion 2025 qui établit que la part des diplômés qui prend un poste à l’étranger est stable à 11,2%.

Depuis quelques années, cette part est même en baisse : elle était de 15% en 2017 et même de 22,2% pour les managers alors que c’était le cas de 11,4% des nouveaux ingénieurs. Plusieurs évènements se sont en effet conjugués pour freiner les départs à l’étranger des jeunes diplômés depuis 2017 et d’abord une meilleure situation de l’économie française. S’y sont ajoutés la sortie de l’Union européenne du Royaume-Uni en 2021, le Covid, mais aussi, plus récemment, les incertitudes économiques dans la plupart des pays d’accueil des diplômés.

Pour les diplômés des Grandes écoles la Suisse reste la première destination avec 16,3 % des diplômés en poste à l’étranger, devant le Luxembourg qui passe devant l’Allemagne. Le Royaume-Uni se maintient au 4e rang, devant le Canada et la Belgique. L’ensemble de l’Union européenne accueille 42,8% des diplômés en poste à l’étranger.

Où partent les diplômés 2024 des Grandes écoles (Source : Enquête insertion 2025 de la Conférence des Grandes écoles)

Qui s’expatrie ? A l’issue de leurs études, près de 10% des ingénieurs diplômés s’expatrient, soit une proportion non négligeable mais plus faible qu’il y a 10 ans. Néanmoins insistent les auteurs du Baromètre, le nombre d’ingénieurs diplômés augmentant chaque année (+38% en 10 ans), cela accroît le nombre d’ingénieurs qui travaillent à l’étranger. Ainsi, bien que leur proportion relative diminue légèrement, le nombre absolu d’ingénieurs expatriés progresse (+23% en 10 ans).

Dans le détail les ingénieurs commencent moins souvent leur carrière à l’étranger (8,7 %) que les managers (15,2 %) et les diplômés des autres spécialités (14,7 %), autant pour les hommes que les femmes. Les managers hommes gardent la part la plus élevée : ils sont 17,1 % en poste à l’étranger.

Plus de six ingénieurs sur dix en poste à l’étranger ont choisi un pays hors Union européenne (61,7 %). La Suisse est leur première destination devant le Canada.

Par ailleurs si une majorité des jeunes ingénieurs étrangers formés en France reste travailler sur le sol français après leur diplôme, ils sont plus nombreux que les Français à s’expatrier (13,3% de la promotion 2023 contre 8,4%).

Quand ils partent travailler à l’étranger les managers, comme les diplômés des autres spécialités se partagent quant à eux entre l’Union européenne (46,8%) et le reste du monde. Le Luxembourg reste la première destination devant la Suisse et le Royaume-Uni à égalité. Pour les diplômés des autres spécialités, la première destination est la Belgique devant l’Allemagne.

Où s’expatrie-t-on ? (Source : Baromètre BVA Ipsos avec IESF et France Diplomatie)

Pourquoi s’expatrier ? Parmi les expatriés interrogés par Ipsos se dessine d’abord un lien fort avec l’international :

  • 48 % ont des attaches familiales à l’étranger ;
  • 67 % connaissent personnellement des expatriés ;
  • 44 % ont déjà étudié ou travaillé hors de France.

Un dernier item très important et qui rejoint la nécessité pour les ingénieurs d’avoir étudié à l’étranger pour obtenir leur diplôme. « Nous sommes dans une forme de contradiction parce que d’un côté la mobilité internationale est obligatoire pour avoir le diplôme d’ingénieur. Ce qui n’est d’ailleurs pas symétrique puisque la plupart des établissements étrangers n’ont pas cette obligation. Et donc évidemment, ils ont liberté de choix de leur stage et de leur carrière. Et c’est assez logique du coup qu’on en ait un certain nombre qui aillent, qui démarrent leur carrière à l’international pour différentes raisons Que ça soit culturelle, que ça soit financière», commente Romuald Boné, vice-président de la et directeur de l’Insa Strasbourg.

Selon l’étude ‘expatriation est d’abord motivée par des raisons liées à l’environnement professionnel, la soif de découverte, la quête d’une meilleure qualité de vie et l’ambition professionnelle. Quitter son travail ou la France est rarement une motivation en soi. « Vous avez envie de découvrir une nouvelle culture, de rencontrer de nouvelles personnes » arrive en tête des réponses avec 38% devant « Travailler hors de France vous permettrait d’améliorer vos conditions de vie (revenus, logement…) » à 37%.

Les expatriés ont un rapport ambivalent à la France. S’ils gardent une bonne image du système social français (protection, congés, stabilité), il expriment une grande inquiétude :

  • 70 % estiment que la France est en déclin ;
  • 81 % se disent préoccupés par la situation politique ;
  • 74 % jugent l’économie française fragile.

Les leviers principaux qui poussent à quitter la France sont d’abord la rémunération et la fiscalité : les salaires français sont perçus comme trop faibles (36%) mais surtout la fiscalité trop lourde en France (48%). Sont aussi stigmatisés par, respectivement 32% et 31% des répondants ; la rigidité du marché du travail et le climat social dégradé.

Les raisons de ne pas rester travailler en France

Pour autant ceux qui imaginent s’expatrier sont plus de la moitié à estimer que ce sera au maximum pour cinq ans : 42% imaginent partir enter 3 et 5 ans, 19% entre 1 ou 2 ans, autant entre 6 et 10 ans et 10% de manière définitive. Nous sommes très loin de la « fuite des cerveaux » redoutée.

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