Le campus de CentraleSupélec
« Formez-en plus ! » enjoint le ministre de l’Économie, Bruno Lemaire, à des écoles d’ingénieurs qui le demandent depuis 20 ans mais s’interrogent : où est le vivier qui va permettre de diplômer 10 000 voire plus d’ingénieurs chaque année ? L’enquête annuelle de l’Observatoire des ingénieurs et scientifiques menée par IESF le confirme : la France a plus que jamais besoin d’ingénieurs. S’il y a eu cette année une augmentation de presque 3% en un an du nombre d’ingénieurs en France (de 1 191 000 fin 2021 à 1 225 000 fin 2022), le taux de chômage des ingénieurs reste significativement faible à 2,7%. Comme le souligne l’étude d’IESF il est particulièrement difficile de recruter des ingénieurs sur certains profils (ingénieurs d’études, chefs de projet) et la France « fait toujours face à une carence en ingénieurs, et plus particulièrement en femmes ingénieurs ».
Et justement la hausse du nombre d’ingénieurs n’a été que de 1,6% en 2022 contre plus de 2,5% en 2021. « Nous voyons bien qu’il y a une tension sur le vivier et nous sommes inquiets de notre capacité à former plus d’ingénieurs, d’assistants ingénieurs et docteurs dans le cadre de France 2030 », confie le président de la Cdefi (Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs), Emmanuel Duflos, qui ne « note pas de tension particulière sur le recrutement cette année mais a le sentiment d’être au bout de la pédale d’accélération pour l’avenir ». « Cette année nous devons encore prendre en compte les effets de la réforme du BUT », insiste Laure Morel, vice-présidente de la Cdefi et directrice de l’ENSGSI, qui s’interroge sur « l’impact qu’aura la nécessité de réaliser une année d’études supplémentaire pour obtenir un diplôme d’ingénieur après le BUT ». Peu d’étudiants de niveau BUT2 ont d’ailleurs postulé cette année une école d’ingénieurs.
L’année 2022 marque la bonne santé de l’emploi ingénieur. 154 000 ingénieurs ont été recrutés en 2022 selon IESF soit 7% de plus qu’en 2021. Résultat : leur taux de chômage n’a jamais été aussi bas à 2,7% (il était de 3,2% en 2021 et de 4,7% en 2020).
L’insertion professionnelle des derniers diplômés s’améliore avec seulement 11,2% en recherche d’emploi contre 14,8% en 2022. Cela notamment grâce à une progression de l’emploi des doctorats salariés qui passe à 7,5% contre 5,9% en 2022. La part des CDI passe elle de 68,3% à 74,2%. Un niveau record !
Pour autant si le salaire médian reste autour de 60 000 € , la baisse de pouvoir d’achat constatée l’année dernière s’accentue encore en euros constants, surtout en fin de carrière et sous l’effet de l’inflation observée en 2023.
Dans ce contexte de faible chômage ce sont un tiers des ingénieurs qui déclarent avoir été impliqués dans le recrutement d’ingénieurs en 2022 et 70% qui ont rencontré des difficultés de recrutement. Les ingénieurs d’études sont les plus difficiles à recruter pour 44% des employeurs. Enfin 13% des ingénieurs travaillaient à l’étranger en 2022, soit une baisse de 1 point.
Qui sont les jeunes ingénieurs ? En 2022 selon IESF sont arrivés sur le marché du travail 47 000 nouveaux diplômés dont 28,5% de femmes. La tendance la plus remarquable est le retour des activités d’études, recherche et conception de produits : descendues à 30,9% en 2022 dans l’activité des jeunes ingénieurs elles remontent à plus de 36%. Même si on est encore loin des 42,5% de 2019 c’est un retour significatif au détriment des activités de production et de l’informatique.
Autre information : la césure occupe une place de plus en plus importante dans la carrière des jeunes ingénieurs : plus de 15% ont opté en 2022 pour cette année supplémentaire (dont plus de 30% à l’international) quand ils n’étaient que 7,3% en 2000.
Par ailleurs 14 700 de ces jeunes ingénieurs diplômés sont en poursuite d’études. Parmi eux, 20% préparent une thèse de Doctorat. Enfin 40% des ingénieurs ont un second diplôme, le plus souvent un diplôme scientifique de niveau bac + 5. Etre titulaire d’un second diplôme est en effet un facteur positif pour la rémunération : en moyenne les ingénieurs titulaires d’un second diplôme gagnent plus de 78 000€ par an (et même plus de 80 000€ avec un second diplôme en gestion , management) contre 60 000€ pour ceux n’en possédant qu’un.
Des ingénieurs pour l’industrie. La volonté du gouvernement de relancer les industries se heurte aujourd’hui à un mur de compétences. Si en 2022, l’industrie représente toujours la part la plus importante dans la répartition en secteurs (354 000 ingénieurs soir 36% de l’emploi), les sociétés de services (informatiques ou hors numériques) et de conseil représentent un bassin d’emploi très important (230 000 ingénieurs, 23%) ainsi que les activités tertiaires (178 000, 18%). Le secteur financier est le secteur le plus rémunérateur avec une moyenne de 91 000€ par an contre 64 000€ dans l’industrie. Une concurrence âpre pour les entreprises industrielles alors qu’un nouveau concurrent pointe : les cabinets d’audit vont, dans les années à venir, recruter des ingénieurs capables de certifier la décarbonation des entreprises.
Où sont les viviers ? On l’a compris : la formation d’ingénieurs plus nombreux est devenue un enjeu crucial. Un sujet qui démarre très tôt selon la Cdefi. « Nous allons travailler sur les questions d’attractivité et d’orientation avec la création d’une commission pour aider les école d’ingénieurs. Nous allons également travailler sur les stéréotypes de genre, avec e programme Tech pour toutes, ou géographiques ? Nous avons également une question d’ouverture sociale. Il faut aller chercher des étudiants dans ces viviers », explique Emmanuel Duflos qui demande que « les sciences, et notamment les mathématiques, se retrouvent au cœur des programmes à tous les niveaux ».
Le président de la Cdefi estime également qu’« il faut se pencher sur l’évolution de la formation continue pour que plus de titulaires d’un DUT, ayant déjà une expérience professionnelle, vers un diplôme d’ingénieur. Il y a là un gros potentiel de formation à mettre en œuvre avec les branches professionnelles. Notamment en réformant les dispositifs de validation des acquis de l’expérience (VAE) qui fonctionnent très peu aujourd’hui. Former plus d’ingénieurs c’est un enjeu qui se dessine à tous les âges ». « Il faut élargir notre offre pour atteindre de nouveaux viviers d’élèves » confirme Gérard Pignault, le directeur de CPE Lyon, qui a travaillé cette année avec l’Etat à la création d’une nouvelle filière en informatique et cybersécurité destinée à des élèves titulaires de BTS et lance en septembre 2023 un nouveau diplôme en Électronique, physique et systèmes microélectroniques.
Un recrutement plus international. Dans le futur, CPE Lyon a un projet de diplôme en biotechnologie binational pour attirer plus d’élèves étrangers. Un sujet sur lequel se retrouvent beaucoup d’écoles qui entendent bien faire venir plus d’étudiants en mobilité internationale, issus notamment des pays où la formation d’ingénieur généraliste est reconnue. « L’EPF ne reçoit encore que 10% d’étudiants internationaux. Pour en recevoir plus il faut développer des classes préparatoires comme nous le faisons déjà en Afrique. Les mobilités européennes restent également à favoriser », valide Emmanuel Duflos.
Un recrutement international qui passe également par des formations dans d’autres pays et notamment en Afrique. A la rentrée 2024 c’est par exemple à Rabat que les Arts et Métiers ouvriront un nouveau campus en partenariat avec l’université Mohamed 6 dans le cadre d’un cursus que les élèves ont commencé cette année sur la campus de Metz de l’école.
Où sont les filles ? « Nous devons attirer plus de filles. Nous sommes en quelque sorte en train d’arriver au bout du vivier de garçons ! », suggère Gérard Pignault quand Emmanuel Duflos insiste sur le « travail considérable à réaliser en amont pour redonner l’envie aux jeunes d’aller vers les sciences. Beaucoup plus de femmes pourraient ainsi postuler si, dès le plus jeune âge, le collège, voire le primaire on savait traiter les biais hommes / femmes ».
En 2022 ce sont 28,5% des nouveaux ingénieurs qui sont des ingénieures. Un chiffre stable depuis des décennies et très genré puisque 19% des femmes ingénieurs travaillent par exemple dans l’agronomie, les sciences de la vie ou l’agro-alimentaire pour 2% des hommes.
Pour justifier ce faible taux, 56% des ingénieurs interrogés par IESF mettent en avant l’image « trop masculine » du métier. Ils pourraient également mettre en avant la différence de rémunération : si à moins de 30 ans le différentiel hommes / femmes est de moins de 3 000 euros par an (37 425 euros contre 40 000 en moyennes) il monte à 20 000 € pour les 50-64 ans (75 000 € par an contre 95 000 €). Et avec des responsabilités hiérarchiques il est de 21 000€ ! Bien sûr, les « écarts de salaires sont aussi dus à des choix de carrière différents, et notamment à des différences de répartitions hommes/femmes en fonction des secteurs », souligne IESF.
Développer l’apprentissage. Même si les niveaux de prise en charge ont tendance à baisser l’apprentissage reste une très bonne piste de développement pour les école d’ingénieurs, notamment publiques. Alors qu’aujourd’hui 16% des ingénieurs en formation sont apprentis, la Cdefi entend porter cette part à 25%. Ce qui signifie aussi s’ouvrir à d’autres profils que ceux des élèves de classes préparatoires selon Laurent Champaney qui remarque qu’« à 80% de classes préparatoires et, au vu nos droits de scolarité, nos étudiants n’ont pas d’intérêt particulier à entrer en apprentissage. Pour le développer, nous devons donc en recruter plus en BTS, BUT, ATS, autant d’étudiants qui ont un vrai intérêt pour la formule ».
De nouveaux campus. La progression des effectifs passe également par un rapprochement géographique avec les étudiants. Après Montpellier et Troyes, l’EPF s’installe ainsi cette année à Saint-Nazaire. « Nous y avons déposé un permis de construire pour un bâtiment bioclimatique qui sera érigé en 2025. Il prendra alors le relais du bâtiment provisoire dans lequel nous nous sommes installés cette année », explique Emmanuel Duflos. Quant aux Arts et Métiers ils se sont associés à Saint-Etienne avec l’ISTP pour y former des ingénieurs et ont conclu un accord avec la ville du Havre et la région Normandie pour y créer un nouveau campus. « Le Havre a des besoins de formation sur des sujets comme la décarbonation des transports maritimes, la production d’hydrogène ou encore le nucléaire qui nécessitent la construction d’équipements sur lesquels nous sommes légitimes », commente le directeur. Le nouveau campus sera partagé avec l’IUT du Havre. Si son ouverture est prévue pour 2027 il est possible que des ingénieurs y soient déjà formés auparavant dans des locaux provisoires.