On peut avoir un jour été au bord de l’exclusion du système scolaire et devenir directeur de l’une des plus prestigieuses écoles de management françaises. Ce destin, c’est celui de Loïck Roche : « Après le CM2 je devais être orienté vers ce qu’on appelait alors la « 6° de transition », en réalité, une voie sans issue dans l’attente d’avoir 14 ans et du droit de ne plus être scolarisé. Ce qui m’a sauvé, c’est d’avoir été admis, quelques jours avant la rentrée scolaire, dans un collège privé relevant des Apprentis d’Auteuil. Là, plutôt que de pointer mes 15 à 20 fautes, on mettait en avant mes 15 à 20 mots justes. Une pédagogie par la confiance qui est pour moi l’alpha et l’oméga de toute éducation, de l’enseignement mais aussi du management ».
Études de psycho et Essec
Revenu sur les bons rails de l’enseignement, loin de la « terrible timidité et du terrible ennui » que lui avaient inspiré ces années en école primaire, Loïck Roche vit ensuite des années collège et lycée plus normales. Alors qu’il prépare un bac scientifique, le bac D (Mathématiques et Biologie), arrive la question de l’orientation postbac : « Je ne savais pas vraiment ce que je voulais faire. On ne peut pas décréter pour tout le monde une orientation dès la seconde. Il faut multiplier les expériences pour découvrir son désir et parvenir à ce sentiment de « complétude » qui vous anime quand vous faites ce qui vous correspond vraiment. »
Parce que les relations, mais aussi les comportements entre les personnes l’intéressent, Loïck Roche entre en fac de psychologie à Paris V. À la fin de sa licence, parce qu’il lui faut un travail, il passe le concours pour être instituteur. Pour conjuguer la poursuite de ses études en psycho et le métier d’instituteur « je me spécialise dans la psychologie de l’enfance, seule spécialisation possible, dont l’emploi du temps était compatible avec le travail d’instituteur. Les cours avaient lieu le soir, les mercredis et samedis après-midi ». Le voilà replongé dans l’univers de son enfance. À sa naissance ses parents ont habité durant deux ans dans un collège technique de Bagneux, dans une pièce d’un appartement de fonction qu’occupait l’oncle de son père qui dirigeait l’établissement.
Loïck Roche poursuit en DEA (diplôme d’études approfondies, ce qui correspondrait aujourd’hui à un bac+5), puis commence un doctorat. Les 3 meilleurs élèves des DEA de psychologie de Paris V obtenant alors une bourse (sous forme de salaire pendant 2 ans), et parce qu’il est classé parmi les 3 premiers, il peut laisser de côté le métier d’instituteur. À la fin de sa première année de thèse, il passe le concours AST de l’ESSEC. Dès lors, en parallèle de l’ESSEC qu’il intègre en 1986 (promotion 1988), il continue sa thèse qu’il soutiendra en février 1987.
Diplômé de l’ESSEC et docteur en psychologie, Loïck Roche choisit d’intégrer un cabinet de conseil en organisation. Et ne s’y épanouit guère. Sans vivre une déception, les missions sont souvent très semblables, l’ennui n’est pas loin. Après deux ans, il crée donc son propre cabinet en ressources humaines et organisation. « J’ai beaucoup travaillé à ce moment-là avec le cabinet Nomesis dont un des principaux clients était EDF. Beaucoup de mes missions, cette fois beaucoup plus passionnantes se sont déroulées dans les centrales nucléaires, et beaucoup dans la centrale nucléaire de Penly, près de Dieppe, où l’on a mis en place des outils d’analyse des incidents. » C’est mieux mais ce n’est pas encore ça. Être indépendant est spécial : « Au début il faut faire beaucoup de commercial, trouver des clients, les fidéliser et, quand ça fonctionne, on passe le week-end à faire sa compta. On n’a quasiment pas de temps pour réfléchir, penser, écrire ! »
Une première expérience d’enseignement
Pendant ses études de psychologie, Loïck Roche a vécu sa première expérience d’enseignant dans l’enseignement supérieur. Il n’a que 22 ans quand une professeure de Paris V lui propose de la remplacer et de délivrer un cours, cinq fois quatre heures, aux élèves de l’École normale de formation des instituteurs de Versailles. « Je n’avais aucune expérience, pas d’autres supports que des livres, et me voilà en train de parler psychologie de l’enfance à un auditoire absolument pas intéressé. Ce furent les heures les plus rudes de ma vie d’enseignant. »
Ce sont les conseils de sa professeure qui vont lui permettre de s’en sortir : « À un moment, il faut se jeter à l’eau ». Au cours de sa quatrième séance, il trouve le déclic : « Je sors du plan de cours et des livres pour leur parler de la « méthode des jumeaux ». Comprendre si l’intelligence est héréditaire ou si elle dépend de l’environnement. Pour cela on a suivi des jumeaux qui avaient été séparés à la naissance et éduqués dans des familles très différentes. Sans surprise, ce sont les enfants qui peuvent vivre de nombreuses interactions qui connaissent les développements cognitifs les plus rapides. » Enfin, le professeur néophyte a en face de lui un auditoire passionné. Depuis il n’enseigne plus que comme cela. Plus jamais un seul support en salle de cours. Ni écrit, ni électronique. Que l’enseignement fasse 1 heure ou 36 heures. « Ce que je cherche, c’est enseigner en tenant compte du public, de ses attentes pour, à un moment donné, tout en traitant du sujet, m’autoriser à aller plus loin que ce qui était prévu, arriver à ce point de rupture que les psychanalystes appellent une pensée en mouvement. »
Il doit également beaucoup à un ami, Stéphane André, créateur de l’École de l’art oratoire : « Regardez un homme politique, un manager ou un professeur. Avant de commencer son discours ou son cours il répète ce qu’il veut dire. Regardez maintenant un comédien avant d’entrer en scène : il fait le vide. Et quand il entre en scène, il va se nourrir des regards, de l’énergie du public. C’est pour cela que chaque représentation est toujours unique. Je pense qu’un cours doit être toujours unique. »
La complétude d’être professeur
En 1991, alors qu’il a créé sa propre structure spécialisée en ressources humaines et organisation, une nouvelle opportunité d’enseigner lui est ouverte. D’abord à l’UFRAPS de Grenoble et, 2 ans plus tard, à l’ESC Clermont. « Il y avait peu de troncs communs et beaucoup de liberté pour les enseignants. J’ai donc développé des cours sur « la psychanalyse et le management », sur la « littérature et le management »… Une expérience qui est une vraie révélation : « J’ai beaucoup aimé enseigner, et j’aime toujours cela. Qui plus est, c’est un métier qui permet d’avoir du temps pour réfléchir, pour développer des pensées, pour écrire des articles ou des ouvrages ».
Trois jours par semaine, Loïck Roche est consultant et les deux autres il enseigne. En 1995, il ferme son cabinet de consultant pour entrer à l’ESC Grenoble comme enseignant chercheur. « Au début, surtout enseignant ! Dans les années 90, il n’y avait quasiment pas d’activités de recherche dans les écoles de commerce. La recherche dans les écoles de management n’a réellement démarré qu’à la fin de la décennie avec l’arrivée des accréditations internationales. »
Toujours curieux, il s’interroge : « Pourquoi certains passent à l’action et d’autres pas ». Pour répondre à cette question, tout en travaillant à plein temps, il va faire un doctorat de philosophie à l’UMPF (Grenoble 2) qu’il soutiendra en 2004 : « Introduction à la question de la volonté : approche philosophique et analytique de l’action » : « Je ne suis pas certain d’avoir trouvé la réponse mais je ne me pose plus la question ! » Quatre ans de travail dont il ne parle guère autour de lui. « Je ne me suis jamais considéré ni comme psychologue, ni comme philosophe. Je suis avant tout un chef d’entreprise dans le domaine de l’enseignement supérieur » Le management, les sciences de gestion, restent au cœur de ses enseignements et interventions. Il a d’ailleurs passé en 2002 une HDR (habilitation à diriger les recherches) en sciences de gestion (à Lyon 3). Et suivra le programme Advanced Management Program (AMP) à Harvard en 2009.
Prolifique, entre 1995 et aujourd’hui, il a écrit ou coécrit une trentaine d’ouvrages. Parmi ceux-ci : « Le Rire de la Joconde, Essai sur le suicide », « Chacun est libre de réussir sa vie », « Éloge du bien-être au travail », « La Théorie du lotissement » et, le dernier, « Le manager, le migrant et le philosophe : Chroniques pour la paix économique ». Chaque semaine il publie une chronique dans un journal grenoblois, qu’il poste sur LinkedIn où il compte plus de 90 000 abonnés. Parmi les sujets, des prises de position très claires qu’il considère être un devoir pour un directeur de grande école : sur les caricatures, la pensée woke et la cancel culture, l’antisémitisme, l’islamo-gauchisme, la transition écologique, l’inceste, les VSS (violences sexuelles et sexistes), …
Directeur général de Grenoble EM
L’enseignement, l’écriture, la recherche, un triptyque qui aurait pu suffire à Loïck Roche mais, comme pour ses études « j’ai toujours été poussé à aller au bout de ce qu’il était possible de faire ». Après avoir été responsable du département Management & Technologie, puis directeur de la pédagogie, de la recherche, doyen du corps professoral, directeur des opérations, il devient directeur adjoint de Grenoble EM en 2004 avant d’en prendre la direction en juillet 2012, succédant alors à Thierry Grange. « Le positionnement de l’école m’intéresse. Pour son identité, le management, la technologie, l’innovation, mais aussi par ce que j’ai toujours aimé faire gagner des équipes et peut-être plus encore quand, justement, on n’a pas au départ tout ce qu’il faut pour gagner. »
Sans aucune subvention de qui que ce soit, sur un territoire dynamique, le douzième de France, GEM doit peut-être travailler et innover plus que les autres pour continuer à progresser et être dans l’excellence : « La compétition entre les écoles est positive, mais trop de compétition et c’est un risque mortifère quand on commence à passer presque plus de temps à répondre aux classements qu’à se consacrer aux étudiants et aux entreprises », rappelle-t-il. Dans son ouvrage « La Théorie du lotissement », celui qui fut également président du Chapitre des écoles de management de la Conférence des Grandes écoles (CGE), fait l’éloge de la réussite en équipe et de la paix économique en s’appuyant sur un concept simple : « ma maison a d’autant plus de valeur que la maison de mon voisin a de la valeur ».
Ce qui l’interpelle aujourd’hui ? « Par exemple de voir des étudiants qui ont beaucoup de mal à porter le masque alors qu’on leur demande seulement d’être en conformité avec la loi. Nous enseignons des savoirs mais pas suffisamment les savoir-être, même si on parle tout le temps de soft skills. » La génération actuelle ? « Aussi formidables que sont beaucoup, une minorité, malheureusement peut-être pas si minoritaire, est porteur des mêmes travers qu’une même minorité, elle aussi peut-être pas si minoritaire, des générations précédentes. » Son objectif alors ? « Former des personnes respectueuses d’abord d’elles-mêmes et de ce qu’il y a de plus précieux en elles, leur part d’humanité. C’est seulement parce qu’ils apprennent à se respecter, eux, que les étudiantes et les étudiants respecteront demain les autres et seront véritablement orientés People & Planet. »