Professeur de philosophie et président de l’université Paris-Ouest-Nanterre-la-Défense depuis 2012, Jean-François Balaudé (@JFBalaude) est un fervent défenseur d’une université pluridisciplinaire qui laisse toute leur place aux sciences humaines et sociales. Pour autant il ne néglige pas les impératifs d’insertion professionnelle de ses étudiants. Rencontre avec un philosophe engagé dans la cité.
Olivier Rollot : Alors que les universités sont de plus en plus soumises à l’évaluation de leurs résultats vous avez estimé dans une tribune qu’alors que se profile une nouvelle loi sur l’enseignement supérieur « le besoin d’une vision d’ensemble du devenir de l’université s’impose ». Que doit-on attendre de l’université aujourd’hui ?
Jean-François Balaudé : Je parle de responsabilité sociale des universités (RSU) pour corriger une vision trop fortement économiste de l’université, et marquer son inscription au cœur de la société de la connaissance. L’université n’est pas un élément parmi d’autres de cette dernière, mais elle est centrale dans la production et la diffusion des savoirs. Il importe de défendre ses spécificités et notamment cette approche critique qui caractérise tous les universitaires, et qui est propre à former des citoyens éclairés et responsables.
O. R : Quand on pense à votre université on pense avant tout aux sciences humaines et sociales (SHS). Mais l’université Paris Ouest Nanterre ne s’y résume pas ?
J-F. B : L’essentiel de nos 34 000 étudiants sont inscrits dans les sciences humaines et sociales au sens large (lettres, lettres, droit, économie et gestion, histoire, psychologie, etc.) mais nous proposons également des cursus en mathématiques, informatique et sciences de l’ingénieur. Nous sommes donc bien, pour être exact, une université pluridisciplinaire.
O. R : Ces dernières années on a essentiellement mis l’accent sur l’importance des sciences « dures » à l’université. Les sciences humaines et sociales (SHS) se sont souvent senties délaissées. Le gouvernement semble aujourd’hui vouloir leur redonner une plus grande place. Vous devez bien sûr vous en réjouir ?
J-F. B : Les sciences humaines et sociales (SHS) sont beaucoup plus qu’un supplément d’âme pour l’université ! Elles ont une légitimité en soi, mais elles permettent aussi de penser et accompagner les évolutions sociétales concernant toute une série de sujets qui vont de la santé publique à la gestion du risque, par le croisement de leurs approches avec les sciences exactes et expérimentales. En nous accordant récemment des postes, le gouvernement a effectivement montré une certaine forme de reconnaissance de l’importance des SHS.
Maintenant, nous attendons de voir ce qui va être proposé dans le cadre de la nouvelle répartition des moyens qui est annoncée. Aujourd’hui, les SHS sont sous-dotées alors qu’elles nécessitent, et pour la recherche et pour la pédagogie, de plus en plus d’équipements, informatiques en particulier, et d’appuis administratifs ; sans parler des enquêtes de terrain, comme celle que suppose, par exemple, une discipline telle que l’archéologie. Bien sûr, nos équipements n’ont pas la même importance que ceux d’un laboratoire de physique, mais il est aberrant pour autant d’estimer que la formation de nos étudiants coûterait trois ou quatre fois moins cher.
O. R : Vous attirez en tout cas de plus en plus d’étudiants. Notamment grâce à de nouvelles licences pluridisciplinaires dont une en « Humanités, droit, économie / gestion » qui pourrait faire école.
J-F. B : Nos effectifs croissent régulièrement de 2 à 3% et atteignent aujourd’hui les 34 000 étudiants. La licence pluridisciplinaire que nous avons créée autour des humanités connaît en effet un vif succès, et elle attire aujourd’hui des néo-bacheliers qui la préfèrent à une prépa littéraire, ou qui souhaitent l’intégrer après une ou deux années de prépa. Il est très difficile d’intégrer Normale Sup à partir d’une prépa, et nous proposons une formation tout aussi solide adossée à la recherche, sans l’esprit bachotage source de frustration intellectuelle.
O. R : Comment avez-vous conçu cette licence ?
J-F. B : Vu de loin, un peu à la façon d’une prépa littéraire en appariant les disciplines (lettres, philosophie, histoire, langue vivante mais aussi langue ancienne). Nous avons également créé des parcours dans cette licence, comme celui d’« arts du spectacle » qui offre, en plus, des enseignements spécialisés en théâtre et cinéma : comme une option théâtre de khâgne, le cinéma en plus, la spécialisation se faisant en troisième année. En remettant le grec ou le latin à l’honneur dans tous les parcours de ce cursus (ou les deux, dans le parcours « humanités classiques »), il s’agit aussi pour nous de relancer l’intérêt pour des langues anciennes qui, dans le cadre traditionnel de la licence de lettres classiques, n’attirent plus guère.
O. R : Une licence prise d’assaut et sans sélection. Comment faites-vous pour assurer un bon taux de réussite ?
J-F. B : Nous accueillons aujourd’hui 240 étudiants en première année (sans compter les 80 étudiants à distance et les 150 élèves de CPGE inscrits en cumulatif en L1), mais, compte tenu de la charge de travail plus élevée que dans une licence classique et de l’exigence qu’implique la pluridisciplinarité, la sélection se fait d’elle-même dans le cadre de l’orientation active. Les taux de réussite sont de fait plus élevés que dans les autres licences.
O. R : La licence pluridisciplinaire c’est l’avenir ?
J-F. B : Cela a en tout cas du sens de faire travailler plusieurs UFR (unités de formation et de recherche) ensemble, et nous avons deux autres projets pluridisciplinaires en cours pour la rentrée 2014, en sciences sociales (histoire, sociologie, géographie et économie) et en études européennes (langues et SHS). Pour cette dernière, nous voulons donner plus d’attractivité aux études de LLCE dans lesquelles certaines langues (l’allemand, le portugais, l’italien) connaissent une véritable désaffection, alors que nous ne voulons pas renoncer à les enseigner. Mais si nous n’évoluons pas, et nous obstinons à ne vouloir former que des enseignants et spécialistes, nous aurons toujours très peu d’inscrits.
O. R : En master vous innovez également en rapprochant les humanités de l’entreprise.
J-F. B : Nous avons effectivement créé un master intitulé « Humanités et management » qui a été habilité l’année dernière, et a été élaboré en tenant compte des échanges que nous avons pu avoir avec la Chambre de commerce et d’industrie du 92 et la CGPME. Les entreprises ressentent aujourd’hui le besoin d’avoir davantage de cadres formés aux humanités et qui apportent grâce à cela d’appréciables qualités d’analyse et capacités critiques. De notre côté, nous avions le souci de diversifier les voies de professionnalisation de nos étudiants en rendant nos diplômés « employables » par les PME/ETI. Disposant dans l’université de toutes les forces, aussi bien en lettres, langues, SHS, qu’en droit ou économie-gestion, nous sommes à même d’élaborer une formation des plus solides, qui fait collaborer de façon exemplaire cinq UFR.
O. R : Entendre qu’à Nanterre on travaille aujourd’hui main dans la main avec la CGPME cela peut surprendre non ?
J-F. B : Toutes les initiatives que nous prenons en matière pédagogique ont en vue de bénéficier à nos étudiants. Nous ne renonçons pas pour autant, je tiens à le dire, à nos licences mono-disciplinaires. Nous voulons être en mesure de proposer des débouchés professionnels dans l’entreprise, à côté des métiers de l’enseignement et de la recherche, pour défendre au total les valeurs qu’illustrent nos disciplines, et pleinement les valoriser ! Dans le même esprit, nous travaillons également avec le conseil général des Hauts-de-Seine, et nous espérons bientôt implanter plusieurs masters, dont celui en Humanités et management, dans le pôle universitaire Léonard-de-Vinci à La Défense. En tout, 800 de nos étudiants pourraient y suivre des enseignements en formation initiale et continue. D’ailleurs, plus largement, les SHS ont un rôle déterminant à jouer dans l’animation intellectuelle de La Défense !
O. R : Votre faculté de droit est un peu un « État dans l’État ». Comment la gérez-vous ? Notamment en matière de moyens alloués.
J-F. B : Avec 10 000 étudiants, l’UFR DSP est effectivement notre principale composante avec des étudiants très motivés, qui suivent des formations réputées. Nous nous efforçons de soutenir l’UFR avec des moyens adaptés au nombre d’étudiants qu’elle accueille, mais nous ne pouvons oublier, malgré tout, les autres composantes qui ont également de forts besoins d’encadrement. Les préparations de concours de recrutement des enseignants, notamment, réclament un encadrement pédagogique substantiel. Il faut aussi des moyens pour disposer par exemple du meilleur centre de préparation en France à l’agrégation de philosophie, comme c’est le cas aujourd’hui. Tout ne se décide donc pas en fonction du nombre d’étudiants, même si c’est un critère très important. Nous cherchons en permanence le bon équilibre.
O. R : Le sujet qui préoccupe toute la communauté universitaire aujourd’hui se résume en quatre lettres : MOOC pour massively open online courses, ces cours gratuits et massifs que mettent aujourd’hui en ligne les universités américaines et auxquels l’Europe se convertit peu à peu. Avez-vous vous-même des projets en la matière ?
J-F. B : Je suis, comme d’autres, en alerte sur ce sujet. L’émergence des MOOC pose aujourd’hui beaucoup de problèmes pratiques à résoudre que nous allons examiner avec notre partenaire au sein du PRES Paris Lumières, l’université Paris 8, mais d’autres également, comme l’université Cergy-Pontoise. Il faut savoir que notre université propose depuis longtemps une offre d’enseignement à distance avec son service COMETE. Nous faisons de la captation vidéo de cours, nous pratiquons les cours virtuels, et expérimentons les usages pédagogiques nouveaux que permettent les TICE. Les licences à distance que nous proposons attirent beaucoup d’étudiants, notamment celle de philosophie et d’histoire, qui comptent respectivement aujourd’hui 420 et 370 inscrits. Les masters accompagnés en histoire et philosophie connaissent également un succès considérable (130 étudiants en histoire).
O. R : Au-delà des MOOC qu’est-ce que peuvent justement apporter aujourd’hui ces nouvelles technologies à l’enseignement ?
J-F. B : Nous allons proposer en 2014 des licences permettant des parcours plus individualisés, s’appuyant notamment sur des modules d’enseignement proposés en ligne. Ce sera par exemple le cas d’un parcours personnalisé sur le Développement durable, construit sur une approche pluridisciplinaire, et proposé optionnellement à tous les étudiants de licence de l’université. Nous voulons ainsi mieux utiliser nos ressources et enrichir notre offre tout en contenant nos coûts. Quand la loi fixe un volume de 1500 heures d’enseignement en licence, le fait de proposer des cours en ligne nous permet d’enrichir l’offre, en donnant la possibilité de parcours personnels variés.
O. R : Il s’agira de parcours vraiment à la carte ?
J-F. B : Notre intention est que l’étudiant puisse construire son parcours de formation, un parcours qui n’est plus tubulaire et qui comporte des éléments de personnalisation. Là encore, nous nous sommes inspirés du succès de notre licence humanités pluridisciplinaire, pour repenser la structure de nos licences, et les rendre plus attractives et adaptées aux besoins des étudiants. Dans ce nouveau cadre, les UFR ont joué le jeu, chacune étant soucieuse d’enrayer la désaffection de certaines formations : notre force, en pédagogie et en recherche, est de réunir beaucoup de disciplines différentes, et nous faisons tout pour maintenir cette richesse.
O. R : Vous avez (tardivement) fondé un pôle de recherche et d’enseignement supérieur (PRES) avec l’université Paris 8. Intitulé Paris-Lumières, prend-il aujourd’hui vraiment son envol ? Peut-il même changer de périmètre avec les communautés qui vont bientôt voir le jour ?
J-F. B : Le PRES Paris Lumières a été créé officiellement en octobre dernier, mais nous travaillons déjà activement et de façon très fructueuse avec Paris 8 Vincennes Saint-Denis et les 8 membres associés, pour porter des projets communs de recherche pluridisciplinaires en sciences humaines et sociales. La création du PRES est pour nous un élément de dynamisation très appréciable. Nous avons également le souci aujourd’hui de resserrer les liens de coopération avec l’université de Cergy-Pontoise. Beaucoup de choses nous rapprochent également de cette dernière, et nous sommes à bien des égards complémentaires. Leur savoir-faire est grand en matière d’insertion professionnelle, et ils présentent notamment une offre large en DUT. Territorialement, il y a du sens à se rapprocher de cette université.
O. R : La construction du campus Condorcet vient d’être relancée par Geneviève Fioraso, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Vous n’y jouez pour l’instant aucun rôle. Cela peut-il, ou devrait-il, évoluer dans l’avenir ?
J-F. B : Paris Ouest Nanterre ne fait pas partie des fondateurs de Condorcet, et c’est assurément dommage. D’autant que Paris 8 en fait, elle, partie. Pour ce qui nous concerne, je dis le plus clairement que nous n’avons aucune ambition sur le foncier du campus Condorcet. En revanche, dans la perspective des plates-formes collaboratives en SHS que Condorcet devrait permettre, nous avons, compte tenu de ce que nous représentons dans ce domaine, une évidente vocation à y participer.