C’est maintenant acté, l’ENS Cachan va rejoindre en 2018 le campus de Saclay dans de tous nouveaux bâtiments dessinés par l’architecte Renzo Piano. L’occasion de faire le point sur une grande école vraiment pas comme les autres avec son président, Pierre-Paul Zalio.
Olivier Rollot : Comment pourriez-vous définir l’École normale supérieure de Cachan ? Est-ce une grande école, une université, qui forme-t-elle ?
Pierre-Paul Zalio: Les écoles normales supérieures sont des grandes écoles – nous sommes membres de la Conférence des Grandes écoles -, qui n’ont pas le même mode de fonctionnement que les autres. Comme les plus prestigieuses d’entre-elles (Polytechnique, HEC, Centrale), nous sélectionnons par concours nos élèves en classes préparatoires. Mais nous avons une vocation particulière : former des enseignants-chercheurs possédant une culture universitaire et de recherche. Ce qui n’est pas spontanément la culture des écoles d’ingénieurs même si cela évolue aujourd’hui.
Cette culture de la recherche est fondée sur une grande proximité entre nos élèves et leurs professeurs. Tout juste sortis de prépas, leur formation bascule très vite dans la recherche avec la possibilité de rencontrer de grands noms de la recherche et d’établir un lien privilégié avec leurs directeurs de départements dans les treize disciplines où nous intervenons.
Une proximité qui n’est possible qu’avec des petite promotions : 230 élèves normaliens recrutés chaque année et pour lesquels l’ENS Cachan est un lieu de grande liberté intellectuelle pour eux pendant quatre ans. Mais ces effectifs réduits sont également justifiés par les débouchés en aval : cela n’aurait pas de sens de former 500 futurs enseignants-chercheurs par an.
O. R : Votre mission essentielle est donc de former les futurs enseignants de l’enseignement supérieur.
P-P. Z : 75% de nos élèves font une thèse car on les pousse bien à s’engager dans des carrières de l’enseignement supérieur et de la recherche où le doctorat joue un rôle essentiels. Ils deviendront ainsi maîtres de conférence, chercheurs, professeurs en classes prépas, en BTS, etc. Si certains ne vont pas en thèse c’est que certaines disciplines s’y prêtent moins que d’autres : les 75% sont une moyenne avec certaines disciplines où on atteint les 100% et d’autres seulement 60%.
Mais tous nos étudiants ne sont pas normaliens. Nous recevons également 350 doctorants et 250 élèves dans nos différents masters, dont beaucoup viennent de l’étranger. À terme, nous souhaitons d’ailleurs recevoir autant d’étudiants que de normaliens. Tous sont encadrés par 200 enseignants chercheurs et peuvent être appelés à travailler avec 400 chercheurs CNRS. Enfin, nous avons de l’ordre de 200 personnels administratifs.
O. R : Comment vous positionnez-vous par rapport aux nouvelles écoles supérieure du professorat et de l’éducation (Espé) ?
P-P. Z : Nous n’avons clairement pas les mêmes missions. Les Espé forment des enseignants du primaire au lycée, nous d’abord pour l’enseignement supérieur et la recherche. Nous n’avons pas été associés à une réflexion plus large sur la formation des enseignants du supérieur, nous aurions pu l’être à travers la question des agrégés. Nommer un normalien agrégé dans une classe de collège, cela ne se justifie pas. Les Espé ont été construites dans les universités sans lien avec les ENS mais cela ne nous empêche pas de préparer chaque année quelques 200 élèves à l’agrégation. Enfin, notre vocation est nationale quand la logique des Espé est régionale.
O. R : Quelles différences y a-t-il entre l’ENS Cachan et les ENS d’Ulm, Lyon et la dernière-née à Rennes ?
P-P. Z : Cachan est l’ancienne ENS de l’enseignement technique (ENSET) et est la seule (avec l’ENS de Rennes) à travailler dans les domaines des sciences pour l’ingénieur. Nous avons ici, par exemple, de grands halls technologiques que n’ont pas Ulm ou Lyon. En résumé, Cachan porte un héritage qui met au premier plan la nécessité de faire une recherche portée par des enjeux technologiques et industriels.
Ce qui ne veut pas dire que nous ne faisons ici que de la recherche appliquée. Nous avons, par exemple, des chercheurs en mathématiques de niveau mondial qui réinventent des questions de mathématiques assez fondamentales à partir de problèmes industriels. Notre richesse c’est de ne pas nous cantonner à une conception de l’innovation qui se résumerait à une course aux brevets. Nous développons de la recherche fondamentale dans des laboratoires de sciences appliquées.
O. R : Mais c’est quoi la « marque » ENS Cachan. Uniquement de l’excellence académique ? Comment vous positionnez-vous quand vous allez vous présenter à l’étranger ?
P-P. Z : Notre réputation d’excellence nous la devons à celle qu’on associe traditionnellement aux ENS. Dans le cadre de notre participation à l’Université Paris-Saclay nous nous sommes bien sûr penchés sur ce qui faisait notre singularité: c’est-à-dire d’être une école d’excellence pour la recherche qui ne délivre ni diplôme d’ingénieur ni MBA. Ce que nous faisons c’est amener les jeunes que nous sélectionnons vers des métiers de la recherche : chercheurs et universitaires. En cela nous sommes un peu une « graduate school » [faculté américaine ne formant des étudiants qu’en niveaux master et doctorat] mais qui prendrait ses étudiants plus jeunes, dès le L3.
O. R : En fait ce que vous proposez c’est le meilleur des grande écoles et de l’université : des étudiants normaliens sélectionnés sur concours que vous préparez dans les meilleures conditions possibles à des diplômes universitaires.
P-P. Z : Le concours d’entrée en prépa permet de recruter des jeunes suffisamment tôt pour les inciter à aller vers les métiers de la recherche alors qu’ils avaient peut-être initialement en tête l’idée d’aller vers des carrières plus rémunératrices.
O. R : En 2018 vous allez déménager à Paris-Saclay où vous rejoindrez les autres institutions d’enseignement supérieur membres de la grande Université Paris-Saclay dont vous êtes un membre fondateur. Cela doit être un immense bouleversement. Comment vous y êtes-vous préparé ?
P-P. Z : C’est le fruit de deux ans de réflexion avec toutes les composantes de l’Ecole mais aussi l’État pour le convaincre de financer cette implantation. Le dispositif qui a gouverné la pensée des urbanistes a d’abord été de nous placer au sud du plateau, près de l’École centrale et de Supélec, sur un campus qui sera finalement plus urbain que celui que nous avons ici à Cachan. Le projet de l’agence Renzo Piano Building Workshop que nous avons sélectionné va nous permettre d’avoir 64 000 m2 de locaux construits autour d’un parc central d’un hectare. Le tout fera à peu près la taille de la place du Palais-Royal à Paris.
O. R : Rejoindre l’université Paris Saclay était-elle la seule stratégie possible ?
P-P. Z : En 2004 une fusion de Cachan avec Ulm a été très sérieusement envisagée avant de capoter. Rejoindre le campus Paris-Saclay répond à la nécessité pour nous de travailler dans un écosystème très diversifié qui nous assure dans tous les domaines une grande qualité de collaboration. Dans le rassemblement au Sud de Paris qu’est Saclay il y avait plusieurs universités, des grandes écoles, des organismes de recherche, mais il manquait une ENS. Nous y allons avec notre mission spécifique au sein d’une grande université de recherche qui va avoir une visibilité mondiale. Une ville campus qui possédera de grands équipements scientifiques, comme le Synchrotron, avec également des projets relevant des sciences humaines et sociales.
O. R : Le lancement officiel de l’université Paris-Saclay a pris un peu de retard. On parlait initialement de début 2014 et tout est aujourd’hui repoussé à juillet. Pourquoi ce retard ?
P-P. Z : De notre côté nous avons plutôt l’impression d’être engagés dans une course effrénée qui avance bien. Il y a deux ans je n’aurais pas cru que nous aurions avancé si vite et si bien dans les multiples projets de l’IDEX, ce qui est chronophage car nos 70 professeurs sont engagés dans tous les groupes de travail et ont fait un un travail harassant pour en arriver là : un carte complète de masters, un collège d’école doctorale, des départements de recherche.. Il nous reste encore à régler quelques problèmes comme, par exemple, s’assurer de la réalisation de tous les équipements sportifs dont nous avons besoin, etc.
O. R : Il reste surtout à résoudre l’épineux problème des transports !
P-P. Z : Nous avons bien précisé que nous n’allions à Saclay que si l’État s’engageait à construire un métro (non souterrain) dans un calendrier compatible avec notre installation. Alors certes en 2018 ce métro n’existera pas mais le Premier ministre Jean-Marc Ayrault s’est engagé pour 2023. L’État ne va pas investir 4 milliards d’euros dans Saclay sans se donner les moyens que le projet vive. Avec la ligne de métro qui nous reliera à Paris via Massy nous pouvons considérer qu’il faudra 45 minutes pour se rendre de notre campus au boulevard Saint-Michel.
O. R : Que va devenir votre campus de Cachan ?
P-P. Z : Nous n’en sommes qu’affectataire. Avec l’État nous entamons maintenant des discussions avec la ville de Cachan ou d’autres partenaires comme le CROUS, pour trouver une nouvelle affectation au campus.
O. R : Votre campus s’étale aujourd’hui sur onze hectares. Sur un espace aussi grand vos équipes issues de différentes disciplines peuvent-elles bien communiquer entre elles dans un esprit d’interdisciplinarité ? Votre nouveau campus vous permettra-t-il de faire encore plus travailler tous vos chercheurs ensemble ?
P-P. Z: Nous nous sommes attachés à favoriser le rapprochement de chercheurs qui spontanément ne travailleraient pas forcément ensemble : par exemple, des biologistes et des physiciens sur des questions biomoléculaires. Nos mathématiciens travaillent avec nos mécaniciens sur des questions de modélisation. Là où cela reste plus difficiles c’est de faire travailler ensemble chercheurs en sciences humaines et sociales (SHS) et en sciences expérimentales. C’est par exemple possible en design quand on parle à la fois nouveaux modes de fabrication (par exemple avec les imprimantes 3D), nouveaux usages et design produit.
O. R : L’un des grands bouleversements que va induire votre entrée dans Paris-Saclay est votre participation aux écoles doctorales du site.
P-P. Z : Nous allons passer d’une école doctorale propre à l’ENS, pluridisciplinaire, à des écoles doctorales thématiques de l’Université Paris-Saclay dans lesquelles nous serons impliqués à des degrés divers. Étant multidisciplinaire, nous serons impliqués dans la quasi-totalité de ces écoles doctorales et en serons plus directement opérateurs en mécanique – nous y avons une grande tradition d’excellence– et en sciences humaines et sociales.
O. R : Aujourd’hui les grandes écoles s’appuient de plus en plus sur leurs réseaux d’anciens et des fondations. Que faites-vous en la matière ?
P-P. Z : Notre association d’anciens fonctionne très bien. Concernant la création d’une fondation et le lien avec l’association nous faisons le constat que nos anciens élèves sont d’abord des enseignants très engagés dans leur métier mais, à une exception près, nous n’avons pas d’anciens élèves patrons du Cac 40. Leur contribution financière ne peut donc pas être comparable à celle des anciens X ou HEC. Pour autant leur mobilisation peut être très utile dans des projets ciblés et même une participation de 300 000 ou un million d’euros serait remarquable. Donc la création demain d’une fondation est tout à fait envisageable.
O. R : Un autre « nerf de la guerre » académique est le recrutement des meilleurs étudiants étrangers. Comment faites-vous pour attirer des étudiants en Chine ou au Brésil par exemple ?
P-P. Z : Les étudiants chinois ou vietnamiens, pour ne citer que ces deux nationalités, sont très intéressés par les masters d’excellence que nous dispensons. Ils connaissent nos laboratoires, nos chercheurs. Ils savent qu’ils trouveront chez nous des formations de qualité bénéficiant d’un excellent accompagnement avec la possibilité de poursuivre en thèse. Par ailleurs nous proposons chaque année 20 bourses à des étrangers, c’est un concours pour lesquels nous avons énormément de candidats.
Mais il ne faut pas se leurrer : dans le monde seules quelques universités, comme Harvard ou Cambridge, sont aujourd’hui clairement identifiées sur la carte. Avec Paris-Saclay nous créons une université de taille mondiale qui sera forcément classée dans les meilleures. Ce n’est pas un objectif en soi. Mais avec Paris-Saclay nous devrons demain être capables de faire rêver un jeune Brésilien de Belo Horizonte qui se dira qu’il veut venir à Paris après son bac.