Reconduit en novembre dernier pour cinq ans à la direction de Centrale Lyon, Frank Debouck est enthousiasmé par la qualité de ses étudiants et de ses enseignants. Il nous explique comment il voit l’évolution de leur cursus.a
Olivier Rollot : Comment jugez-vous après votre premier mandat de cinq ans la gouvernance d’une école d’ingénieurs, vous qui avez auparavant longtemps travaillé dans l’entreprise, et notamment chez Air France où vous avez même été responsable de l’exploitation du Concorde ?
Frank Debouck : La concertation avec les personnels est un outil extraordinaire que je ne connaissais pas avant mon arrivée à Centrale Lyon. C’est peut-être un processus un peu long pour prendre des décisions mais cela avance vite une fois qu’elles sont acceptées. Les pouvoirs et contre-pouvoirs fonctionnent très bien dans un modèle qui pourrait inspirer bien des entreprises qui vont trop souvent dans le mur.
De plus, l’apport des intervenants extérieurs dans les conseils d’administration des écoles d’ingénieurs est déterminant pour qu’elles soient toujours en phase avec les besoins des entreprises. C’est d’ailleurs bien malheureux que les Communautés d’universités et d’établissements (Comue) aient encore beaucoup de difficultés à accepter qu’on donne du poids dans leur gouvernance à des personnalités extérieures.
O. R : Comment jugez-vous vos étudiants ? Beaucoup regrettent aujourd’hui par exemple la baisse de leur niveau en maths et en physique en terminale.
F. D : Cela ne se ressent que très peu après leurs deux années de prépas. Pour autant la réforme du lycée s’est révélée antisociale car les élèves issus des CSP+ savent rattraper le niveau en maths et physique quand c’est beaucoup plus difficile pour les autres. Or jusqu’ici les classes prépas scientifiques ont toujours été beaucoup plus ouvertes à tous les profils sociaux que les prépas économiques et commerciales. C’est d’autant plus intéressant pour l’ouverture sociale que tous les postes ouverts aux diplômés des grandes écoles de management le sont également à ceux des grandes écoles d’ingénieurs. La réciproque n’est pas vraie !
De nos étudiants je dirai que c’est une génération courageuse, pleine de rêves, responsable. Je suis bluffé par leurs nombreux talents. Comme je leur dis souvent, « la société ne vous doit rien mais vous pouvez ambitionner tous les postes ».
O. R : Après leur prépa, comment se déroule la transition vers l’enseignement supérieur ?
F. D : La première année est parfois un peu difficile. A Noël beaucoup de nos étudiants sont un peu perdus car ils se sentent un peu livrés à eux-mêmes, sans tuteur comme en prépa où tout est réglé. Pour prendre une analogie horticole, en prépa on pousse très vite grâce à son tuteur mais on est relativement fragile. La vraie vie c’est une formation qui vient de soi.
Nous connaissons tous nos étudiants et nous pouvons rapidement venir en aide à tout étudiant en difficulté. Ils sont parfois perdus mais ont toutes les capacités pour réussir. En 1 an, nous les voyons finalement tous devenir différents, s’épanouir, se poser de bonnes questions. La transformation a eu lieu !
O. R : Ils ont le sentiment d’entrer dans un monde complètement différent ?
F. D : Certains nous disent même – lors de leur arrivée à l’école – qu’ils débutent leurs études d’ingénieur alors que le cursus de formation d’ingénieurs dure cinq ans, dont les deux années de prépas. Ils n’ont pour une grande partie d’entre eux songé en prépa qu’à intégrer la meilleure école de leur classement, et arrivés en école d’ingénieurs, il leur faut se préparer à intégrer le monde du travail, à être autonomes, et cela, la plupart n’y ont jamais pensé !
O. R : Comment amenez-vous vos étudiants à se préparer à affronter un monde de plus en plus complexe ?
F. D : Pour les aider à se projeter dans un monde où il n’y a pas une seule réponse à une question, contrairement à la prépa, nous avons par exemple créé des « Cafés Ethiques ». Six débats sont organisés chaque année par une équipe d’élèves encadrée par leur professeur de philosophie autour de différents thèmes comme tout récemment celui de la « désobéissance civile ».
Dans ma précédente vie professionnelle, j’ai beaucoup travaillé sur les compétences des pilotes de ligne. Jamais on ne leur dira qu’il faut poser leur avion au milieu d’une rivière à New York et pourtant un pilote l’a fait pour sauver ses passagers. Un commandant de bord doit comprendre qu’il y a des procédures, qu’elles sont indispensables à la sécurité, mais qu’il ne faut pas pour autant être stupide !
O. R : Les activités extra-universitaires jouent-elles un rôle important dans cette prise de conscience ?
F. D : Les activités extra-universitaires sont importantes dans nos écoles mais ne doivent en aucun cas contrebalancer des lacunes académiques. On peut être très bon dans les deux car mettre toute son énergie dans l’associatif est une erreur. Mais on y apprend également beaucoup. En organisant le « week-end d’intégration » les étudiants apprennent entre autres à gérer un budget ou à mettre en place des systèmes de sécurité. Et rien ne se fait sans qu’ils m’aient présenté auparavant très précisément leur projet c’est à dire le programme précis des activités, les règles de sécurité mises en œuvre et le partage de leurs responsabilités.
Chaque année les élèves organisent un incroyable challenge sportif qui réunit 25 écoles d’ingénieurs, soit 3000 jeunes pendant un week-end sur de nombreux sites sportifs lyonnais. Le matin, ils doivent s’assurer que les 3000 petits déjeuners sont bien servis !
O. R : Centrale Lyon est partenaire d’EM Lyon BS, notamment parce que vous êtes voisins. Qu’apporte ce partenariat à vos étudiants ?
F. D : Depuis 45 ans ils montent en commun des projets, des associations, beaucoup de nos étudiants complètent leur formation en finance à l’EM Lyon. Depuis 4 ans il est même possible pour cinq étudiants d’obtenir le diplôme des deux écoles. Nous mettons en place un support scientifique dispensé à la fois par nos enseignants et nos élèves pour assurer la réussite des étudiants de l’EM Lyon.
Mais nous avons également d’autres partenariats comme avec les universités Lyon 1 et Jean-Monnet de Saint-Etienne pour créer des doubles diplômes médecins/ingénieurs qui maîtriseront les techniques médicales aussi bien que d’ingénierie.
O. R : Faut-il former plus de docteurs ?
F. D : La recherche est un élément majeur pour Centrale Lyon : 14% de nos diplômés poursuivent aujourd’hui leur cursus en thèse. C’est déjà bien supérieur aux autres écoles mais nous souhaiterions passer à 20% d’ici 2021.
O. R : Comment doit évoluer la formation d’ingénieur ?
F. D : Je suis convaincu qu’un ingénieur doit d’abord s’appuyer sur un socle scientifique solide qui évolue régulièrement. J’ai justement lancé une réflexion sur ce que devra être la formation d’un ingénieur à l’horizon 2030 avec l’envoi d’un questionnaire à l’ensemble des entreprises du SBF 120, les 120 plus grandes entreprises françaises cotées en bourse. Nous avons eu beaucoup de retour qui nous demandent de former des ingénieurs capables de prendre des décisions dans un monde complexe et de gérer des données multiples.
O. R : Centrale Lyon va beaucoup changer suite à cette étude ?
F. D : Les écoles évoluent régulièrement. Les réformes de l’enseignement prennent une dizaine d’années, et l’anticipation des recrutements de professeurs est un véritable défi. Un professeur de dynamique des fluides ne va pas se mettre à enseigner les Big Data ! Par exemple, ces dernières années nous avons mis l’accent sur le recrutement de professeurs d’informatique.
Mais l’évolution se fait également dans les outils que nous mettons à disposition de nos étudiants et enseignants. D’ici 18 mois, nous allons ainsi transformer un bâtiment pour en faire un « SkyLab » qui sera dédié à la fois aux nouvelles pédagogies et aux concepts de travail participatif. Il réunira nos « FabLab » et « Learning Lab » pour montrer ce que nous faisons sur notre campus au-delà des incubateurs lyonnais.
O. R : Vos étudiants ont d’ailleurs la chance de pouvoir se former à l’entrepreneuriat dans la Silicon Valley !
F. D : Nous leur proposons un programme d’incubation international qui passe effectivement par un passage de trois mois dans la Silicon Valley mais aussi en Chine depuis cette année et bientôt en Allemagne. Dans la Silicon Valley on apprend bien qu’il faut savoir « pivoter » dans son projet, c’est à dire tout changer mais sans perdre la face ! Je dis souvent à nos étudiants qu’on peut très bien démarrer une création d’entreprise sans idée disruptive. Ouvrir une pizzéria est bien aussi un projet entrepreneurial, et on peut aussi innover en pizzéria !
O. R : Mais les diplômés des écoles d’ingénieurs restent encore frileux quand on parle de création d’entreprise ?
F. D : 5% de nos étudiants créent aujourd’hui une entreprise. J’aimerais doubler ce pourcentage d’ici 2021 mais je suis conscient que ce sera bien plus compliqué que pour le nombre de docteurs. Les ingénieurs se voient proposer en effet des postes passionnant par les entreprises et je suis bien placé pour savoir tout ce qu’on peut y faire d’absolument enrichissant comme ce fût le cas avec mon expérience sur le Concorde.