Le constat d’enseignants de l’enseignement supérieur de plus en plus nombreux : trop d’étudiants s’ennuient, parfois ne viennent plus en cours, même dans de très grandes écoles, même quand ils ont été sélectionnés de manière drastique. La solution qui marche ? Le passage à un enseignement plus participatif, où étudiants et enseignants s’engagent plus dans le cadre de projets. Le problème ? Ni les uns ni les autres ne sont unanimement prêts à s’avancer sur la voie de nouvelles pédagogies plus participatives mais aussi plus couteuses.
Le projet au cœur des nouvelles pédagogies
Plutôt que d’apprendre des notions abstraites dont on ne comprend pas à quoi elles peuvent bien servir, pourquoi ne pas pousser les étudiants à les acquérir dans le cadre de projets ? « La pédagogie dite « par le projet » va être la vraie rupture des années à venir, explique Paul Jacquet, ancien administrateur général du groupe Grenoble INP. Nos étudiants sont passionnés par cette approche qui leur permet d’apprendre à travailler en groupe sur un projet précis et à tenir des délais. » « Nos étudiants sont créatifs car ils secrètent leurs propres connaissances », se félicite de son côté Fabrice Bardèche, vice-président du groupe Ionis où il préside notamment aux destinées de l’Epitech, une école d’ingénierie dans laquelle les étudiants travaillent essentiellement en mode projet et acquièrent les connaissances nécessaires au fur et à mesure de son avancement. Sans généraliser autant l’approche projets, une école d’ingénieurs comme l’Isep la promeut également. « Nous demandons par exemple à nos élèves de créer un site Internet de recettes de cuisine et les élèves acquièrent les compétences nécessaires à cette réalisation », explique Michel Ciazynski, son directeur. Résultat il ne « voit plus ses élèves s’ennuyer comme trop souvent dans des cours magistraux désincarnés ».
Même raisonnement au sein d’une autre école d’ingénieurs, l’ECE à Paris, qui est allée encore plus loin avec son projet VPE pour « valorisation des projets étudiants ». « Nous demandons à tous nos élèves de 4ème et 5ème année de donner une valeur à leur projet qui dépasse le cadre de l’école, explique Laurent Hua, son directeur général. Ils doivent pouvoir concourir dans un concours international, contribuer au logiciel libre, être publiés dans une revue de recherche, voire créer une entreprise. » Une approche tellement innovante que les jurys internationaux réunis en 2012 par l’Agence nationale de la recherche ont labellisé le projet VPE Idefi (initiative d’excellence en formations innovantes) et lui ont accordé 1,5 million d’euros dans le cadre des Investissements d’avenir et du grand emprunt (lire l’encadré). « Ce financement va nous permettre d’avancer car qui dit projet dit professeurs et experts régulièrement à la disposition des étudiants et donc des coûts assez élevés », commente encore Laurent Hua.
« Le mode projet, c’est un changement de culture. Les choses évolueront donc lentement. Tout en sachant bien que cette approche nouvelle ne peut fonctionner que si nos élèves ont déjà de solides bases scientifiques », reprend Paul Jacquet. Ce que confirme Laurent Hua : « La technologie sans la compréhension des lois sous-jacentes peut rapidement conduire à des impasses, à des choix stratégiques erronés et à l’imprévision d’effets secondaires indésirables. C’est pourquoi il faut continuer à enseigner les sciences aux ingénieurs, surtout s’ils sont engagés dans des champs technologiques à évolution rapide. Une pédagogie projet qui ne prendrait pas en compte la dimension scientifique, omettant d’aider les étudiants à partir des problèmes concrets pour remonter vers les concepts à l’œuvre et les assimiler, manquerait son objectif le plus intéressant. »
Mettre l’étudiant au cœur du système
Qu’il s’agisse de l’approche projets ou de la mise en avant des compétences acquises, il s’agit bien aujourd’hui de mettre les étudiants au cœur du système en structurant les programmes dans un projet professionnel. « Il faut avant tout aujourd’hui donner à nos étudiants des comportements et des aptitudes professionnelles dans un environnement multiculturel », explique Fabrice Galia, professeur à l’ESC Dijon Bourgogne où il met en œuvre depuis 2011 l’approche compétences dans le cadre du programme « Building skills for business – Savoir pour agir » en pensant aux éléments fondamentaux que demanderont les entreprises dans les cinq ans à venir.
Il s’agit aussi de répondre aux besoins des entreprises qui recrutent aujourd’hui en fonction d’abord des compétences attendues. « Quand une entreprise recherche un ingénieur elle se demande si elle est la personne adaptée et termes de compétences. Elle ne s’intéresse pas à ses connaissances », affirme Alain Ayache. De plus, la démarche compétence permet de faciliter la construction d’un projet professionnel avec des étudiants qui sont conscients de l’intérêt de suivre tel ou tel cours.
Et justement, l’étudiant du XXIème siècle – ce fameux « Y » – veut savoir pourquoi il fait des maths, pourquoi il apprend tel ou tel théorème et à quoi cela pourra bien lui servir plus tard. Le tout dans un environnement technologique qui lui donne, ou semble lui donner, toutes les connaissances du monde sur un plateau. « Au lieu de lutter contre les nouveaux comportements et les difficultés liées à l’omniprésence de l’accès aux technologies (notamment en cours…), efforçons nous d’en faire des ressources au service de nouvelles manières d’apprendre dont nous serons les guides », soutient ainsi Philippe Volle, directeur général du groupe d’écoles d’ingénieurs ESIEA dans une tribune publiée dans la lettre de la Conférence des Grandes écoles (CGE), qui insiste encore : « L’enjeu majeur n’est plus de transmettre le savoir, mais de créer pour nos élèves les situations leur permettant d’apprendre, en leur apportant l’accompagnement dont ils ont besoin ». Le tout dans le cadre d’un processus de Bologne qui impose d’avoir un langage européen commun entre tous les établissements de formation fondé sur les compétences.
Compétences, vous avez dit compétences…
« Les compétences sont un ensemble d’aptitudes comportementales personnelles mobilisées dans un contexte de travail et validées par un tiers. Des connaissances en action en quelque sorte », explique Fabrice Galia, professeur à l’ESC Dijon Bourgogne où il est en charge de la mise en œuvre l’approche compétences. En 2005, les ministres de l’Éducation de l’OCDE parlaient eux d’un « ensemble de connaissances, de savoirs, de dispositions et de valeurs ».
Qu’il s’agisse de mathématiques, de physique ou d’histoire on s’appuie sur les connaissances depuis des centaines d’années. « On sait les évaluer et longtemps on en est restés là sans se demander à quoi elles pouvaient bien servir », souligne Alain Ayache, directeur de l’Enseeiht de Toulouse, une école d’ingénieurs qui fait partie de celles qui ont les premiers mis en œuvre l’approche « compétences » dans leur cursus, avant d’insister : « Aujourd’hui il s’agit de mettre les étudiants en situation pour leur apprendre à mobiliser leurs connaissances dans une situation donnée afin d’en faire des compétences Il ne peut y avoir de compétences sans connaissances ! ».
Pour chacune des connaissances que l’école apporte à ses élèves, l’Enseeiht dispose ainsi d’un référentiel qui permet d’apprécier à quelles compétences elles mènent. Comment un cours d’électrotechnique permet d’apprendre à modéliser des systèmes, comment un autre favorise le travail de groupe, etc. « Savoir s’organiser, communiquer efficacement à l’orale, s’adapter aux situations professionnelles, on peut lister de nombreuses compétences. Il s’agit ensuite de décider avec les enseignants ce qu’apporte leur discipline », assure Fabrice Galia.
« Ensuite, la difficulté c’est l’individualisation. Les compétences sont personnelles et chacun les développera différemment selon son profil, selon qu’il est plus manuel que théorique par exemple. Les mises en situation – stages ou travaux pratiques – permettent de valider les compétences », reprend Alain Ayache. « Nous faisons un bilan professionnel à la fin de chaque stage pour que l’étudiant valide ce qu’il a appris, monter un plan marketing ou un événement par exemple. Les entreprises peuvent ainsi donner un sens au travail des stagiaires », confirme Fabrice Galia
Des démarches chronophages
Il reste parfois difficile d’imposer le mode projets dans des institutions d’enseignement supérieur encore habituées à travailler sur des modes très hiérarchiques, où l’enseignant croit être le seul maître du savoir. Travailler en mode projet demande un état d’esprit radicalement différent, beaucoup de disponibilité et amène les enseignants à travailler plus souvent en groupes. « Certains professeurs disent aussi ne pas savoir comment gérer une approche qui génère de 20 à 25% de travail supplémentaire par rapport à la démarche « connaissances » classique », reprend Alain Ayache.
Car faire confiance cela demande du temps et de la disponibilité. Pas facile pour des écoles ou des universités qui gèrent de nombreux vacataires et au sein desquels même les permanents ne bénéficient pas toujours de bureau. Et pourtant, comme le confie Bernard Belletante, président du chapitre des écoles de management au sein de la Conférence des grandes écoles et directeur général du groupe Euromed à Marseille, « il faut une vraie révolution de la relation entre l’élève et l’enseignant, qu’on peut alors appeler coach. Les élèves n’ont plus besoin de rendez-vous réguliers avec leurs professeurs mais à la demande et en fonction de leur besoins ».
De plus tous les élèves ne sont pas forcément séduits par une démarche qui les amène à être beaucoup plus impliqués dans leur cursus. Notamment quand ils sortent de classes préparatoires, il faut les amener progressivement être acteurs de leur cursus quand, jusque-là, ils étaient plutôt passifs. « En fait ils ne veulent plus de gavage de connaissances et, dans les six mois après leur arrivée, passent pour la plupart très bien à un nouveau système », explique encore Alain Ayache. « On les secoue du bain de la prépa en les faisant s’organiser en groupes pour qu’ils acquièrent peu à peu de l’autonomie », renchérit Fabrice Galia. Des élèves de prépas qui sont d’ailleurs très souvent aidés par la présence d’étudiants issus de l’université plus débrouillards qu’eux…
Encore de nombreux freins
Le sujet des compétences cristallise aussi des oppositions quasi philosophiques. On l’a vu dans l’enseignement secondaire, où le « Livret personne de compétences » a parfois bien du mal à s’imposer. On reproche en effet souvent à cette approche la sujétion qu’elle impliquerait vis-à-vis de l’entreprise. « La notion de compétence traduit clairement une perspective utilitariste chère au monde anglo-saxon : la cognition est subordonnée à l’action, elle-même finalisée par un problème à résoudre », explique ainsi Marcel Crahay, enseignant à l’Université de Genève. « Attention, sous couvert d’une démarche compétences, à ne pas se prêter au jeu qui consiste finalement à fournir aux entreprises une main d’œuvre opérationnelle à bon marché pour la réalisation de ses propres projets », redoute Laurent Hua. « Il ne faut pas aller uniquement dans le sens des demandes des entreprises qui auraient une vision trop « court termiste » et seraient prêtes à supprimer certains cours trop théoriques à leurs yeux. Même elles n’y ont pas intérêt et elles le savent », approuve Fabrice Galia.
Mais les démarches projet et compétences se heurtent également à ce qu’on appelle « l’académisation » des enseignements. La priorité a en effet souvent été donnée ces dernières années à la reconnaissance académique. Des grandes écoles bâties sur un socle de praticiens ont recruté de nombreux enseignants-chercheurs pour passer sous les fourches caudines des organismes d’accréditation. Et du mot enseignant-chercheur, les grandes écoles, comme les universités, ont parfois oublié la première partie pour se focaliser sur une recherche porteuse en termes d’accréditations et de classements. Elles se retrouvent donc parfois avec, face à face, un corps académique centré sur sa carrière et ses publications et des étudiants qui ont l’impression d’être délaissés. Un débat qui est d’ailleurs mondial : beaucoup d’étudiants américains ont l’impression de « sponsoriser » par leurs frais de scolarité la recherche et les chercheurs sans y trouver pour eux-mêmes un retour sur investissement suivant. On est en tout cas-là bien loin d’un environnement favorable à la mise en œuvre d’une approche projet et compétences… Et pourtant, conclut Fabrice Gallia, « le diplôme ne fait pas en soi la différence. Ce sont les compétences et aptitudes qui le font ».
Olivier Rollot (@O_Rollot)
- Quand l’ECE valorise les projets de ses étudiants
- « A l’ECE, les projets ne sont plus désormais de simples exercices pédagogiques dont le but serait d’obtenir une note, ce sont de véritables réalisations d’ingénieurs en herbe, d’un niveau suffisamment élevé et professionnel pour être visibles, reconnus, et utilisés en tant qu’apports tangibles et innovants à la communauté scientifique, économique et industrielle », se réjouit Laurent Hua, le directeur de l’ECE à Paris. Une pédagogie qui implique également de la part des entreprises un regain d’intérêt pour des projets qui peuvent leur amener des résultats concrets. « Pour faire prendre conscience à nos étudiants de tous ces enjeux, ils suivent des cours de gestion et de connaissance de l’entreprise dès leur 3ème année », reprend Laurent Hua. De plus, comme dans l’entreprise, l’ECE s’attache à composer des groupes projet qui dépassent les seules amitiés pour être composés de personnalités complémentaires. Résultat, des idées innovantes et utiles comme, par exemple, un logiciel de reconnaissance visuelle qui permet de traduire le langage des signes.