ENTRETIEN EXCLUSIF : Il y a 30 ans Bernard Ramanantsoa prenait la direction d’HEC, il se souvient et s’interroge sur le futur des business schools

by Olivier Rollot

Il y a tout juste 30 ans Bernard Ramanantsoa prenait la direction d’HEC. Déjà l’école de management la plus reconnue en France, mais encore assez peu en dehors de nos frontières, il allait entreprendre de profondément la transformer. Son regard sur l’école dont il est toujours directeur général honoraire mais aussi sur tout l’univers des business schools dans lequel il reste très engagé.

Olivier Rollot : Nous sommes en février 1995. Vous êtes professeur à HEC depuis 1979 et venez de publier un livre collectif, « L’école des managers de demain », qui résume votre vision de ce que doit être une école de commerce – on ne parle pas encore d’école de management –.  Pourquoi ce livre et qu’est-ce que représentait HEC il y a trente ans ?

Bernard Ramanantsoa : Nous avons eu l’idée de publier ce livre en 1994 sous la signature « Les professeurs du Groupe HEC » pour affirmer l’existence d’un corps professoral permanent alors que je venais d’en être élu doyen. La « mayonnaise » a bien pris et pratiquement tous les professeurs ont voulu y contribuer. Cela nous a permis de réfléchir ensemble à l’évolution de chaque discipline, et plus globalement aux enjeux pédagogiques des années à venir. Nous avons été fortement encouragés dans cette réflexion par le directeur général de l’époque, Henri Tézenas du Montcel.

Il y a trente ans, nous entrons dans la période très intéressante de la « mondialisation heureuse ». C’est la fin des deux blocs avec ce que Francis Fukuyama appellera en 1992 la « fin de l’histoire » ; le GATT est remplacé par l’OMC… HEC va accompagner tous ces mouvements. Pour autant HEC n’est guère reconnue à l’international. En Europe, la CEMS (Community of European Management Schools, aujourd’hui Global Alliance of leading business schools), créé en 1988, nous a certes permis de tisser des liens avec d’autres grandes business schools européennes mais nous sommes inconnus aux Etats-Unis.

Quand je vais pour la première fois aux Etats-Unis en tant que directeur d’HEC, je me rends vite compte que les doyens des business schools américaines ne nous connaissent pas. A l’époque, on ne peut pas taper en vitesse un nom sur Google pour savoir qui est qui; nous sommes « nobody » comme on dit aujourd’hui; ! Cette réalité je la prends en pleine face et j’en reviens assez troublé. Alors qu’en France on « s’extasie » à chaque fois qu’on évoque HEC, je comprends que je n’ai pas compris les règles du jeu américaines, qui en fait dominent le monde académique. Nous devons nous internationaliser !

O. R : La chambre de commerce et d’industrie de Paris, tutelle de HEC, va-t-elle vous suivre ?

B. R : Oui et non. Par exemple, un élu influent va aller contre cette volonté d’internationaliser. Pour lui une chambre de commerce et d’industrie doit avant tout soutenir le tissu régional, voire local. Pourquoi devrions-nous payer la scolarité d’étudiants étrangers ? Il m’a vraiment fallu convaincre. Heureusement, je vais trouver des alliés : deux ou trois présidents et quelques dirigeants de la chambre. Un directeur de l’Enseignement, Xavier Cornu, va me soutenir de façon durable. Et puis, c’est le plus important, « mes » comités de direction vont me suivre avec une très grande efficacité: cette internationalisation a vraiment été un travail d’équipe !

O. R : On peut le dire : votre stratégie est orientée vers l’académique. Pourquoi adopter une stratégie à l’époque plutôt à rebours de celle des écoles de commerce françaises ?

B. R : Là encore, j’ai d’abord été marqué par mon voyage aux Etats-Unis où la grande question que me posaient mes collègues américains était « qui sont vos professeurs ? ». Ils n’en connaissaient que quelques-uns, qui avaient fait leur doctorat aux Etats-Unis. Mais, il est arrivé qu’ils me citent l’un d’entre eux, Bruno Solnik, en étant persuadés qu’il était professeur à… l’Insead. Je cite de grands pédagogues mais cela ne leur parle pas. L’autre question est « qu’est-ce que vous avez écrit ? ». Je suis très fier de mes livres mais ce qu’ils veulent savoir c’est quels sont les articles de recherche que j’ai écrits.

L’autre argument qui m’a convaincu c’est la concurrence des cabinets de conseil qui prétendent en savoir beaucoup plus que nous de par les cas qu’ils traitent et qu’ils présentent très bien quand nous en sommes encore aux transparents manuscrits. De tout le débat que nous avons en interne débouche l’idée que notre source de différenciation avec les cabinets de conseil c’est la recherche. Et cela va s’avérer être « l’effet majeur » de la stratégie d’HEC.

O. R : On imagine bien que les professeurs vont vous suivre dans cette voie mais votre tutelle aussi ?

B. R : Ne croyez pas que c’est aussi facile que ça avec les professeurs. A l’époque beaucoup, excellents en formation continu, n’ont pas fait de la recherche et de la publication d’articles académiques leur axe de développement prioritaire. Ils écrivent des cas et des livres ; ils seront les premiers auteurs des manuels qui deviendront les références de la discipline. Les professeurs aussi, nous devons les convaincre ; la démographie va nous aider : quand les plus anciens partent à la retraite, nous les remplaçons par de jeunes collègues, plus aguerris à la publication d’articles académiques.

Nous sommes en revanche sous les radars pour la CCI qui ne réagira que plus tard en découvrant qu’un enseignant chercheur, ça coute cher.

O. R : Vous parlez d’international. A l’époque le corps professoral d’HEC l’est-il ?

B. R : Le corps professoral est quasiment français à 100%, ce qui ne veut pas dire que la dimension internationale du management ne l’intéresse pas. Mais le critère du « nombre de professeurs étrangers » va vite devenir un critère important dans les classements.

O. R : Quelles autres grandes « dissonances » êtes-vous appelé à résoudre pendant ces années de direction ?

O. R : J’ai entrepris de confirmer l’ISA, dans son positionnement de MBA. Il a été rebaptisé « MBA HEC ». Au-delà du nom, cela signifiait faire entrer les anciens de l’ISA dans l’annuaire des anciens d’HEC. Moi-même ancien de l’ISA, j’ai parfois été qualifié de traitre par les autres diplômés quand, du côté des diplômés de la Grande Ecole HEC, on nous reprochait de « galvauder la marque HEC » ou on regrettait de ne plus pouvoir dire qu’on avait un MBA. Je vous rappelle qu’à l’époque l’Essec positionnait son diplôme Grande Ecole comme un MBA. Le président des anciens, Jean-Luc Allavena, m’a beaucoup soutenu pendant ces années forcément un peu turbulentes.

Quelques années plus tard, la CCI « adossera » le CPA à HEC. Cela ne sera pas non plus accepté facilement par les anciens du CPA, mais à force de pédagogie, nous arriverons à les convaincre de transformer le CPA en Executive MBA. Dans la foulée, nous allons réaffirmer clairement que nos activités de formation continue doivent se développer, en France et à l’étranger, sous la seule marque HEC.

Toutes les activités d’HEC sont ainsi reconnues sous une seule marque. Les business schools sont un « brand business » et il faut absolument s’appuyer sur toutes ces formations pour s’y développer. C’est l’époque où nous parvenons à vendre des programmes sur mesure à la SASAC, l’agence qui coordonne les entreprises publiques chinoises ; et où nous lançons, à l’instigation cette fois du regretté Bertrand Moingeon, un autre Executive MBA, TRIUM, en partenariat avec London School of Economics et New-York University. Cette internationalisation des activités de formation continue trouvera son point d’orgue, quelques années plus tard, avec l’implantation d’HEC au Qatar

O. R : Pour se développer notamment dans les classements. Comment avez-vous entrepris d’y faire progresser HEC jusqu’à devenir leader?

Bernard Ramanantsoa intervient en janvier 2025 à la journée Continuum CPGE / Grandes écoles organisée par l’Aphec, HEADway Advisory et Neoma sur le campus de Rouen de cette dernière

B. R : Il ne faut pas croire que cela a toujours été facile. Dans notre premier classement des MBA du Financial Times nous sommes 64ème. Et en 1998 Challenges nous relègue à la troisième place derrière l’Essec et emlyon. Toute la journée France Info va le répéter en boucle et toute la journée mes amis m’appellent. Croyez-moi : ceux qui disent que les classements n’ont pas d’importance n’ont pas vécu les journées de publication d’un mauvais classement !

A l’international, il n’y a pas, en 1995, de classement correspondant à notre diplôme Grande école. Seuls les MBA sont classés et la Grande Ecole est assimilée à un niveau « undergraduate ». Assez vite je me convaincs qu’il faut faire reconnaître à l’international le niveau des études Grande Ecole, (qui a d’ailleurs, sous le nom de MIM, « master en management »), ses équivalents dans beaucoup de pays européens ainsi que le continuum classes prépas / Grandes écoles. Je décide donc d’essayer de convaincre la « papesse des classements » du Financial Times, Della Bradshaw. Au début, elle pense que les MIM sont uniquement français puis elle découvre ce que sont les masters pré-expérience. En 2004 elle publie le premier classement européen et nous sommes premiers. Mais j’avais bien dit à nos professeurs que je n’avais aucune idée du rang que nous occuperions. C’est une vraie révolution qui impose le standard pré expérience comme un diplôme graduate. Cela a changé ma vie !

O. R : Aujourd’hui il n’y a plus photo : HEC Paris est largement leader en France !

B. R : En 1991 nous avions eu 15 démissions d’élèves partis pour l’Essec, aujourd’hui quasiment aucun. Nous nous sommes battus, et mes successeurs ont continué, pour créer peu à peu cet écart. Cela n’est pas facile car les autres écoles sont aujourd’hui d’excellent niveau.

O. R : Comment votre internationalisation a-t-elle été favorisée. D’abord par la création de la CEMS en 1988 mais ensuite ?

B. R : La CEMS est un très beau concept monté par le directeur de la Grande Ecole HEC, Jean-Paul Larçon, avec au début la Bocconi, Saint-Gallen et l’université de Cologne. Peu à peu le concept s’est élargi aux meilleures business schools européennes puis mondiales et va nous permettre ensuite de développer des doubles diplômes. Le succès amenant le succès, nos classements ont été un superbe outil marketing.

O. R : Un regret de ces années ?

B. R : Plusieurs, bien sûr, mais celui qui me vient à l’esprit est de ne pas avoir essayé de faire reconnaitre dans les classements internationaux, la place des ouvrages. Nous avons orienté nos efforts vers la production d’articles de recherche au détriment des ouvrages. Il faudrait parvenir à un consensus dans le monde pour définir ce qui devrait être lu dans le monde entier.

O. R : Aujourd’hui les effectifs étudiants stagnent dans les pays occidentaux alors que des questions se posent sur l’accueil des étudiants internationaux et le développement des IA. Comment les écoles vont-elles être amenées à évoluer selon vous ?

B. R : Je travaille aujourd’hui avec Stéphanie Dameron, professeure à Paris-Dauphine, à un document sur l’avenir des business schools à cinq ans. La montée en puissance des IA crée un vrai transfert des compétences. Je ne suis pas sûr qu’on y réfléchisse assez alors que le déplacement des compétences nécessaires pour travailler avec les IA est un sujet majeur.

Autre sujet : l’émergence d’un enseignement supérieur privé peut provoquer une tentation de jouer sur la qualité. Du coup, cela pourrait même mettre la légitimité académique des meilleures business schools. C’est un problème à l’international.

Un troisième enjeu : nous sommes aujourd’hui confrontés à la fin d’une mondialisation qui est de moins en moins heureuse avec la montée des conflits. Le commerce international a favorisé la paix dans le monde ; dans un monde en guerre que doivent faire les business schools ?

Je vois enfin émerger une fracture idéologique. Entre les tenants du libéralisme et ceux qui défendent l’expression d’intérêts communautaires, la lutte est sourde mais dure. Si les principes de gestion sont perçus par certains comme propres à maintenir un système de domination profitable à une petite minorité, c’est la question même de la formation des élites qui est interrogée. Qu’est-ce que doivent faire les business schools dans ces courants contraires ? Comment doivent-elles enseigner l’intérêt général ?

O. R : Un petit mot sur les classes préparatoires, dont vous avez toujours été un grand défenseur, quel rôle jouent-elles dans l’écosystème des écoles françaises ?

B. R : Face à tous ces défis elles jouent un rôle de plus en plus essentiel. Au plan intellectuel elles sont l’exemple d’une interdisciplinarité réussie et d’un ancrage, justement, dans l’intérêt général.

 

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