Sciences Po veut affirmer sa volonté de développer de nouvelles pédagogies et vient de créer à cet effet un laboratoire de « pédagogie active ». Cornelia Woll, directrice des études et de la scolarité et Delphine Grouès, directrice exécutive des études et de l’innovation pédagogique et responsable du laboratoire, expliquent comment.
Olivier Rollot (@O_Rollot): Quand on pense Sciences Po on pense excellence, international, intervenants prestigieux, filière ZEP… mais pas forcément innovation pédagogique. C’est aussi une dimension importante aujourd’hui à Sciences Po ?
Cornelia Woll : A mon avis c’est un tort ! Les études de cas ont commencé à être enseignées à Sciences Po dès les années 1920-1930. Les « conférences de méthode », qui sont à la base de notre enseignement, sont une forme de pédagogie active sous la forme d’exposé. Nous avons la conviction profonde depuis toujours que la pédagogie est au cœur de notre métier.
Chaque unité mène ses politiques propres depuis longtemps. Pour les appuyer, pour transférer les expériences d’une équipe à une autre, nous venons de créer un laboratoire de « pédagogie active ». Le développement des études de cas intéresse par exemple beaucoup de nos Ecoles {Sciences Po est organisé en Ecoles qu’elles soient d’« affaires publiques », « management et innovation » ou encore « droit »} .
Delphine Grouès : Tous ces acteurs de l’innovation, professeurs, chercheurs, équipes numériques, pourront y échanger leurs pratiques pour les développer ensemble et les diffuser également vers les partenaires de notre communauté d’universités et d’établissements (Comue).
C. W : Avec ce laboratoire, nous voulons passer à une étape supérieure avec des expérimentations qui s’appuieront notamment sur notre centre d’expérimentation numérique. Mais ce n’est pas la seule dimension que nous voulons développer. Les simulations de négociation que nous avons réalisées avant la COP21 avec nos étudiants sont un exemple de ce qu’on peut créer en matière de pédagogie active et innovante qui crée un fort engagement des étudiants.
D. G : Encadrés par leurs professeurs, notre « clinique du droit » permet aux étudiants de notre école de droit de donner des conseils à des véritables clients. Dès leur première année de master, ils sont mis en situation de plaider.
O. R : Ces expériences se développent-elles également avec des partenaires internationaux ?
C. W : Nous travaillons avec un réseau de partenaires internationaux à l’organisation de simulations de débats. Les plus connus sont les concours Model United Nations ou les Moot Courts, ou les étudiants jouent d’être les négociateurs de l’ONU ou de plaider au sein d’un tribunal. Au sein d’un projet d’excellence qui s’appelle FORCCAST, nous avons également monté des enseignements de « cartographie des controverses » qui permet un apprentissage par des débats dans lesquels nos étudiants jouent des rôles pour mieux identifier la pluralité des points de vue et apporter des contradictions. Par exemple, s’il s’agit de débattre des pluies acides en Allemagne, certains représenteront les industries chimiques de Bavière, d’autres les habitants de la Forêt Noire qui souffrent de ces pluies, d’autres, enfin, pourquoi pas la pluie elle-même.
D. G : Avec notre Ecole d’affaires internationales nous sommes membre d’un reseau de 157 établissements qui participent au « Facebook Global Challenge » contre l’extrémisme. Le projet des étudiants vise à créer une campagne en ligne de sensibilisation. Ils doivent mettre à profit leurs connaissances, notamment géopolitiques, pour la créer, la vendre, la financer. Le gagnant recevra un prix qui sera remis à Washington par le Département d’Etat.
O. R : A Sciences Po les étudiants sont donc amenés à travailler beaucoup en groupes ? Voire avec des étudiants d’autres profils ?
D. G : Le « creative thinking » permet de faire germer des solutions au sein d’un collectif. Notre Ecole d’affaires publiques porte par exemple un projet « civic-tech » sur la démocratie participative par le biais d’une plateforme numérique qui part du postulat que la jeunesse veut être plus active dans le débat politique et proposer des solutions innovantes à des problématiques complexes.
C. W : Avec notre Ecole d’affaires publiques, nous avons créé une école d’été avec l’université d’Harvard et le Centre de recherches interdisciplinaires (CRI) de l’université Paris V. Son objectif : créer des équipes pluridisciplinaires (biologie, sciences humaines, informatique, etc.) constituées par des représentants de chacune des institutions pour leur apprendre à travailler ensemble. Ils ont par exemple réfléchi à restreindre le gaspillage alimentaire ou à réutiliser la chaleur perdue du métro. Leurs propositions ont ensuite été soumises à la Ville de Paris.
D. G : La pluridisciplinarité et l’interdisciplinarité ont depuis la création de l’Institution irrigué notre enseignement avec cinq disciplines phares enseignées : économie, droit, histoire, sociologie et science politique pour que les étudiants disposent d’outils analytiques leur permettant d’appréhender des enjeux complexes.
C. W : Ce que nous enseignons c’est qu’il n’y a jamais une seule réponse à une question et qu’il faut une multitude de perspectives pour pouvoir mieux y répondre.
O. R : Les étudiants qui choisissent Sciences Po ne sont pas des grands amateurs des sciences a priori. Leur donnez-vous également la culture scientifique qui paraît aujourd’hui indispensable pour comprendre notre monde ?
C. W : Les savoirs scientifiques sont inscrits en premier cycle dans ce que nous appelons les « humanités scientifiques ». Un petit nombre d’étudiants peut même suivre un double parcours en sciences et sciences sociales avec l’UPMC. Nous recevons également une cinquantaine d’étudiants par an aux profils ingénieurs au niveau master dans le cadre de 17 conventions signées avec des écoles d’ingénieurs. Certains de nos étudiants journalistes intéressés par le codage et la data passent aussi par la « piscine » de l’école d’informatique #42. C’est aussi parce que nous admettons des profils de plus en plus variés que nous avons complété nos formats pédagogiques.
O. R : Votre nouveau site dit de « l’Artillerie », qui ouvrira ses portes en 2021 tout près de votre siège historique, vous permettra de mieux mettre en place ces nouvelles pédagogies ?
D. G : C’est bien notre intention et nous y travaillons déjà, que ce soit pour choisir un mobilier adapté et modulable ou pour imaginer la création de Fablab, Knowledge Lab, ou plus généralement de tous les lieux nécessaires au développement et la mise en œuvre de nouvelles pédagogies.
C. W : Par ailleurs nous menons une politique d’accessibilité vis à vis des personnes en situation de handicap en créant des modes pédagogiques adaptés à certaines pathologies. Plus récemment, nous avons travaillé sur un guide dédié à la meilleure prise en compte des handicaps cognitifs. L’autisme rend par exemple difficile l’interaction avec les autres et nous formons nos professeurs à travailler différemment avec des supports et des cours adaptés. Mettre les mots importants en gras dans un cours peut suffire à aider les dyslexiques. Parfois des changements simples suffisent à améliorer les conditions d’apprentissage de nos étudiants.
O. R : Mais du côté des professeurs qu’en est-il ? Adhèrent-ils facilement à l’idée de faire évoluer leur pédagogie ?
C. W : C’est clair que c’est plus facile de trouver des professeurs volontaires quand il existe des financements comme c’est le cas dans le cadre de notre Comue. Mais beaucoup sont également volontaires quand nous réussissons à faire la démonstration de l’utilité des pédagogies innovantes.
O. R : Il n’en reste pas moins que le recours à ces pédagogies ne leur sera que de peu de soutien dans le déroulement de leur carrière.
C. W : Un professeur est aussi bien un chercheur qu’un enseignant et travaille dans le cadre d’un référentiel national dans lequel on peut valoriser l’innovation. Mais on ne leur dira jamais de faire moins de recherche car leur carrière repose d’abord sur leur capacité à publier dans des revues de recherche.
D. G : Nous travaillons également avec de nombreux « chargés d’enseignement » qui ont également un emploi et que l’on peut inciter à innover en leur faisant découvrir nos pratiques, et en développant les moments de partage de pratiques entre pairs. C’est aussi l’ambition de notre laboratoire de pédagogie active. Sciences Po organise régulièrement par ailleurs une « lunchbox » pendant laquelle nous faisons intervenir nos ingénieurs pédagogiques pour mettre en lumière un sujet pédagogique choisi pour la séance, et pour animer les échanges entre les enseignants sur cette thématique donnée.
C. W : Il règne une vraie émulation collective dès lors qu’on peut montrer à ses pairs ces réalisations et que nous pouvons les accompagner.
O. R : Et vos étudiants. Ils ont vraiment tous soif d’innovations pédagogiques ?
D. G : Ils sont en tout cas tous très heureux d’être acteurs de leur formation. D’autant que ces pédagogies actives nous permettent de développer chez eux des compétences différentes.
C. W : Nous conservons également des formats plus classiques, notamment pour préparer nos étudiants aux concours administratifs pour lesquels il faut disposer de connaissances « mécaniques ». Ce que nous voulons, c’est diversifier les modes d’apprentissage et d’équilibrer l’acquisition des connaissances et celle des « softskills ».
C’est aussi une question de niveau. Quand ils entrent dans notre collège après le bac les étudiants sont très curieux, ouverts à tout. En master ils peuvent être plus rigides car ils ont un objectif professionnel et jugent ce que nous leur proposons à cette aune. Quand on veut passer le concours de l’Ena on ne va pas forcément apprécier un enseignement très différent ! Il faut leur expliquer que leur insertion professionnelle sera très bonne et que c’est maintenant qu’il ont le temps d’acquérir cette créativité qui leur sera si nécessaire tout au long de leur vie.
D. G : Quand ils entrent dans la vie active ils se rendent tout de suite compte de l’impact de certaines de nos politiques pédagogiques, comme par exemple l’importance du travail en équipe que nous leur avons appris à maîtriser.
- POUR SES 15 ANS, SCIENCES PO RENFORCE SON DISPOSITIF « EGALITE DES CHANCES »A l’occasion de la célébration des 15 ans de son programme d’égalité des chances Sciences Po et des Conventions éducation prioritaire (CEP), Sciences Po renforce son dispositif et crée ses « premiers campus » qui accueilleront les lycéens boursiers lors des vacances scolaires pour les préparer à une intégration réussie dans l’enseignement supérieur. Des « Cordées de la réussite » à la mode Sciences Po ?
- Les effets des « conventions ZEP ». En 15 ans, Sciences Po a admis 1611 élèves par la procédure CEP. Parmi eux, déjà 642 diplômés issus de 10 promotions ont rejoint la communauté des alumni. Près de 11 000 élèves ont participé aux ateliers Sciences Po au sein des lycées. En 2016, les aides directes versées représentent environ 10 millions d’euros. Elles ont bénéficié à 37% des étudiants, qu’ils soient boursiers ou aidés.
- Il y a 15 ans, la première promotion comptait 17 étudiants admis à travers des conventions avec 7 lycées. En 2016, ils représentent 163 admis provenant de 106 lycées partenaires. Si la majorité des lycées est implantée en Île-de-France, presque toutes les académies sont désormais concernées (19), incluant les territoires désindustrialisés, ruraux ou d’Outre-Mer (Nouvelle Calédonie et Guyane par exemple).
- La création des écoles d’été « premiers campus ». A l’été 2017, Sciences Po lance son programme les « premiers campus » destiné aux lycéens boursiers de l’enseignement secondaire. Il permettra d’accompagner non seulement un grand nombre de lycéens issus de ZEP, mais aussi des élèves défavorisés vivant dans les zones périphériques que sont les territoires ruraux et périurbains à faible densité.
- Dès l’été prochain, 60 élèves de seconde seront ainsi accueillis au sein du campus de Reims de Sciences Po : les années suivantes, le programme sera progressivement ouvert aux élèves de première et terminale et s’étendra sur plusieurs des six campus en région. Ces « premiers campus » se dérouleront sur une session d’été de sept jours complétée par une session à la Toussaint. Les lycéens se verront proposer un renforcement intensif de leurs compétences en matière de maîtrise de la langue. Le préalable de la maîtrise de la langue française (session d’été) sera nécessaire au renforcement des langues étrangères, notamment l’anglais (session de la Toussaint). Le programme interviendra aussi sur l’acquisition des compétences suivantes : travail de la distinction (attention portée à la nuance), capacité à conceptualiser, précision, concision et argumentation.
- Ces « premiers campus » n’ont pas vocation à constituer une « prépa Sciences Po » mais à préparer les élèves à leur intégration dans l’enseignement supérieur et leur donner quelques clefs de succès : goût des études supérieures, exigences méthodologiques et confiance nécessaires à la réussite. Comme l’explique Frédéric Mion, directeur de Sciences Po : « Nous souhaitons aujourd’hui poursuivre notre engagement auprès des lycéens les moins favorisés et élargir doublement le champ de notre action : toucher des zones géographiques et des populations nouvelles, et proposer à ces jeunes un horizon qui dépasse Sciences Po. »