ECOLE D’INGÉNIEURS

Comment se forge un destin ? Florence Dufour, directrice et fondatrice de l’EBI

Elle a fêté le 4 avril 2022 les trente ans d’une école qu’elle a elle-même créée : l’Ecole de biologie industrielle. Reconnue comme école d’ingénieurs en 1999, l’EBI reste aujourd’hui l’une des rares écoles d’ingénieurs françaises totalement indépendante. Rencontre avec une femme dont le destin était tout sauf tracé (Crédit photo : Philippe ESCALIER – Copyright : EBI)

Comment devient-on un jour la plus ancienne directrice d’une Grande école en France ? 30 ans à la tête de l’EBI (Ecole de biologie industrielle) ! Forcément en la dirigeant très jeune. Florence Dufour a seulement 30 ans quand elle crée l’EBI en 1992. Mais revenons un peu en arrière. Nous sommes en 1990. Vétérinaire, titulaire également d’une thèse de Sorbonne Université, Florence Dufour s’ennuie à mourir dans son laboratoire d’une entreprise franco-japonaise. Après un conflit avec sa hiérarchie, elle l’a quitté  : « Mon époux me dit alors : « Tu t’es contrainte professionnellement depuis cinq ans. Prends cinq ans pour toi. Essaye. Étonne-nous. J’ai épousé une femme bardée de diplômes, il faut que ce soit un étonnement quotidien ! » ». Le destin de Florence Dufour bascule : « Cela m’a libéré de la notion de risque. Mon mari allait assurer notre vie, celle de nos deux premiers enfants, pour que je fasse ce que je voulais. Avec l’idée que, cinq ans plus tard, cela pouvait changer sur le modèle de l’échelle coupée en deux axes. Un peu comme dans les numéros de cirque, l’un assure les deux barreaux coupés pendant que l’autre monte puis assure l’échelle. Nous montons tour à tour de plus en plus haut et on voit ce qu’il y a au bout ».

Une enfance brestoise. Jusqu’à ce moment, la vie de Florence Dufour ressemble à celle de beaucoup de jeunes femmes bonnes élèves, qui ont vécu une scolarité réussie et ont réussi leur entrée dans la carrière : « J’ai vécu une enfance très heureuse à Brest où mon père, polytechnicien, a fini par diriger le port et où ma mère, agrégée de lettres, était professeure. Elle a notamment beaucoup développé le théâtre dans les lycées technologiques ». Aventureuse, Florence Dufour se souvient qu’elle partait nager, dès 6 ans, loin de la côte et de toute surveillance, derrière le grand mouillage des bateaux, avec juste une bouée pour ensuite, avec un ami, plonger au plus profond pour ramener du sable. Plus tard, à 13 ans, elle voguait sur un curieux engin qui venait d’arriver en France, la planche à voile : « Jusqu’à force 7 je partais sans harnais à la force des bras. Un jour, mon gréément a lâché au large à cause du vent. Mais pas mes bras !».

Élevée au côté d’une sœur très brillante, aujourd’hui professeure en khâgne, Florence Dufour se souvient qu’elle avait alors un caractère « assez volcanique ». Polytechnicien, son père la voit bien embrasser la même carrière – « A trois ans il me posait son bicorne sur la tête » – pendant que sa mère l’imagine plutôt magistrate parce qu’elle « aimait les défis et la justice ». Dès la sixième, Florence Dufour décide que son destin sera tout autre : « Je leur ai dit que je souhaitais devenir vétérinaire. Un projet sur lequel ils se sont accordés et dont je n’ai pas dévié ensuite ».

Vétérinaire, docteure, elle quitte son laboratoire de recherche. Florence Dufour sera donc vétérinaire. Avec l’ambition de travailler dans un élevage breton pour « nourrir la population sans abimer l’animal et la nature ». Et c’est au sein de l’Ecole vétérinaire de Maisons-Alfort qu’elle rencontre son futur mari : « Il était un peu plus jeune que moi et je décide de poursuivre mes études par une thèse pour l’attendre ». Première de sa promotion en 3è année vétérinaire, elle commence donc à 22 ans une thèse de physiologie comparée dans une université qui s’appelle alors Pierre et Marie Curie. Sa thèse finie, elle enchaine par un premier emploi dans un laboratoire d’une entreprise franco-japonaise : « Le management français était catastrophique. Tout était en silo. On devait absolument rester dans son laboratoire. Il ne fallait surtout pas faire de belles présentations et encore moins parler marketing. A l’inverse le management japonais était très confiant. Ils avaient une totale confiance du moment que le travail était remis le jour prévu. Je m’en suis beaucoup inspirée pour l’EBI ».

Son départ de l’entreprise sera acté après qu’elle a démontré au P-DG du groupe, venu visiter le site et s’étant enquis de la situation, que le projet de recherche poursuivi était « voué à l’échec ». Le projet sera d’ailleurs abandonné. Et Florence Dufour débarquée : « Mon manager japonais m’a offert un porte bonheur. Une lanterne avec des grelots qui permet de réfléchir à son avenir. On tape deux fois dans les mains et on prend sa décision. Je suis très souvent allée au Japon me ressourcer depuis».

« Vous n’avez jamais pensé à créer une école d’ingénieurs ? » A 28 ans, Florence Dufour retourne sur le marché du travail. Les premiers rendez-vous sont prometteurs mais éclate alors la première Guerre du Golfe. Beaucoup d’entreprises gèlent leur recrutement. Elle obtient finalement un emploi à Saint-Brieuc. Son mari est prêt à la suivre et, pour cela, à quitter son propre laboratoire et à devenir consultant : « Mon mari décide alors de suivre un mastère spécialisé de l’Essec à l’Institut de gestion internationale agro-alimentaire. Il explique son projet au directeur du mastère, Bernard Yon, et comment il veut se lancer dans ce mastère pour accompagner le projet professionnel de sa femme ». A la grande surprise de Florence Dufour, Bernard Yon demande à la rencontrer : « Je pensais qu’il voulait me proposer des vacations pour l’Essec. Cela ne m’inspirait pas mais j’ai fini par aller le voir ».

Son mari ne suivra jamais le mastère – aujourd’hui il est directeur scientifique de la grande entreprise dans laquelle il était entré à l’époque – mais Florence Dufour va diamétralement changer de vie : « En présence d’un autre vétérinaire, que je connaissais bien, nous discutons de ma vie et de ma vision des choses. J’explique mon projet professionnel, pourquoi je regrette que la recherche se fasse autant en silos, sans que les différents services communiquent, ce qu’il faudrait absolument changer. Et là Bernard Yon me dit : « Vous n’avez jamais pensé à créer une école d’ingénieurs ? Vous pourriez ainsi former des jeunes qui sortiront de ces silos. Ils démultiplieraient votre idée. Dans la biologie, les courants forts, les ressources naturelles, dans beaucoup de domaines, la demande est forte ! » »

Sidérée par l’idée, Florence Dufour réfléchit à ce qu’est le métier d’ingénieur. Elle se souvient avoir suivi son père dans les lanternes des phares, avoir assisté avec lui à des soudures à l’arc sur les chantiers navals : « C’est là que je réalise que je penche de plus en plus sur mon siège. Comme totalement assommée par sa proposition. Je réagis en disant : « Je réfléchissais en regardant mes chaussures. Je chausse du 41 et l’idée peut m’aller » ».

Bernard Yon lui demande donc de revenir avec un projet. Avant de partir, Florence Dufour lui pose encore trois questions cruciales : « Vous ne trouvez pas que je suis un peu jeune ? Je me sentirais plus à l’aise à 45 ans ». Réponse : « Vous avez le bon âge pour vous lancer. Ce n’est pas à 45 ans qu’il faut lancer une école et en avoir 65 à sa maturité ! ». Elle lui fait alors remarquer qu’elle n’a pas fait d’école de commerce, ne sait pas manager. Toujours aussi décidé, il lui fait une réponse très machiste, arguant qu’elle « fait bien les comptes pour son ménage ». et que ce sera la « même chose dans son école ». Elle pose alors une dernière question : « Quelle est la probabilité que cela fonctionne ?

– 50-50.

– Il suffit donc que je travaille ! »

La conception de l’EBI. Dès lors tout s’accélère. Florence Dufour veut aller vite : « Bernard Yon me dit que rien ne presse. Mais je lui dis que le projet sera prêt sous huit jours ou jamais. Je me dis que j’ai rencontré mon destin ». Une semaine plus tard elle lui présente donc le projet de l’EBI, écrit à la plume avec son stylo Parker. A l’époque se construit à Cergy l’Institut polytechnique Saint-Louis, dans lequel le nouvelle école pourra trouver des locaux. Reste à démarcher des industriels, les collectivités locales, les autres directeurs d’écoles. « A chaque étape Bernard Yon était là pour m’entendre et me soutenir. J’ai appris à structurer un budget en deux heures grâce à ses contacts. »

Le projet est présenté en octobre 1991 aux autres directeurs de l’Institut polytechnique Saint-Louis, qui votent à l’unanimité l’accueil de l’école. Le choix du niveau d’entrée est vite fait : comme les autres écoles, l’EBI sera ouverte dès le bac. Une bonne fée éditoriale se penche alors sur la future école : début 1992, dans un article consacrée à la montée en puissance de la ville encore relativement nouvelle de Cergy Pontoise – elle a été créée en 1972 -, l’EBI est mise en avant par « L’Express ». Résultat immédiat : « Des parents commencent à me demander des détails. Je réponds en leur expliquant le projet, ce que les étudiants vont apprendre, qu’il n’y aura ni pondération des notes ni classement ». Alors que le dossier n’est même pas imprimé, les premières demandes d’inscription arrivent : « Un père m’appelle. Sa fille Pascale, qui ne veut pas entrer en agri-agro, est intéressée par l’EBI. Il me demande un dossier. Et là je réalise vraiment toute la confiance que cette jeune fille met dans mon projet. Je me dis – c’est très japonais – qu’il va me falloir absolument respecter la parole que j’ai donnée à mes étudiants. Être diplômé de l’EBI sera en haut de leur CV toute leur vie ! »

La naissance de l’EBI. L’EBI nait officiellement le 4 avril 1992. Elle comptera 120 étudiants pour sa première rentrée : 80 en première année, 20 en deuxième et également 20 en troisième. Beaucoup de titulaires d’un DUT, d’excellents titulaires de BTS qui entrent directement en troisième année ainsi mais aussi des collés de médecine qui passent en deuxième. « Je bénéficie aussi de la solidarité bretonne. Le directeur des études d’une école d’ingénieurs m’autorise en effet à regarder les dossiers de son concours, et de prendre les noms des étudiants qui ne seront pas retenus pour les rappeler. » Florence Dufour retient 403 noms auxquels elle va écrire pour leur annoncer la création de l’école : « Et je signe toutes les lettres avec mon stylo. Cela touche beaucoup les étudiants, dont certains m’ont dit avoir mis leur doigt mouillé sur ma signature pour vérifier qu’elle était bien manuscrite. C’était décisif ». Comme le sentiment qu’ils étaient contactés par l’école qu’ils ne les avaient pas retenus – « mais il n’y avait aucune ambiguïté dans le courrier » – a pu les rassurer.

L’aventure est lancée. De 1992 à 1999, l’EBI sera d’abord une école d’ingénierie avant d’être accréditée par la Commission des titres d’ingénieur (CTI). Une école que Florence Dufour a toujours voulu différente : « En plus de leurs compétences techniques, tous nos étudiants suivent des cours des théâtre et jouent sur scène cinq fois par an. Ceux qui ne veulent pas parler peuvent même mimer. C’est important pour des jeunes issus de milieux modestes. C’est là que je vois aussi l’importance qu’ont conservé mes valeurs familiales avec ma mère qui avait beaucoup travaillé sur les questions d’inclusion ». Chaque jour elle se félicite de voir combien ses 820 étudiants – à 80% des filles – sont « bienveillants les uns envers les autres ». Le cri du cœur d’une directrice engagée qui a siégé dix-neuf ans au conseil municipal d’Auvers-sur-Oise et fait son dernier mandat en tant que première adjointe au maire et préside le concours d’école d’ingénieurs postbac Puissance Alpha depuis 2019.

Devenir totalement autonome. C’est dans les années 2000 que l’EBI atteint sa viabilité financière en parvenant à dégager assez de ressources pour payer un loyer – elle était jusqu’ici hébergée par le département – et devenant ainsi totalement autonome. Statut établissement d’enseignement supérieur privé d’intérêt général (EESPIG), entrée à la Conférence des Grandes écoles (CGE), création de bachelors et de mastères spécialisés, mécénat, naming, toute une série d’étapes ont été franchies depuis lors. Tout en respectant les préceptes que Florence Dufour s’étaient fixés et en mettant l’accent sur la recherche : « Nos étudiants veulent voir les techniques évoluer. Ils ont même suivi assez de projets en laboratoires pour intégrer une école doctorale au même niveau qu’un étudiant en fin de master ». De même tous les étudiants sont formés à l’entreprenariat dans une école qui ne recourt pas du tout à l’apprentissage tout en ayant un tiers de ses étudiants en contrats de professionnalisation.

Mais il faut constamment se battre pour conserver cet esprit pionnier. Par exemple parce que plus l’école progresse, plus ses étudiants demandent à suivre des cours classiques : « J’entends une partie de mes élèves, un bon quart, qui n’apprécie pas la pédagogie renversée, parce qu’elle demande « trop de travail ». Nous ce que nous leur disons c’est « Nous avons confiance en toi. Fais ton maximum. Étonne-nous. On te donne les clés ». Ses fiertés : voir un jour son premier étudiant travailler dans le génie médical grâce aux cours de mécanique suivis à l’EBI, constater que la totalité des étudiants qui se sont présentés au CEIPI – la certification pour la rédaction de brevets – ont été reçus, ou encore un jour d’avoir pu « féliciter le premier diplômé de l’EBI à devenir avocat en brevets des biotechnologies » en étant toute aussi fière de celui qui a créé une école de kite-surf au Vietnam pour « apprendre aux autres à prendre le vent ».

Passer le flambeau. Mission accomplie ! Aujourd’hui Florence Dufour pense passer à autre chose dans deux ans. Elle a préparé en interne sa succession et un projet : « Avec mon mari nous voulons faire le tour du monde, pour rencontrer les anciens étudiants expatriés et voir ce qu’ils ont fait des valeurs et préceptes enseignés à l’école ». La question de la transmission d’une école, qu’elle a voulue non seulement au fait des technologies mais aussi comme un « laboratoire sociétal », se pose donc. « Pour ses 30 ans une école se pose la même question qu’un individu au même âge : dois-je trouver un compagnon ? Et si c’est le cas comment être certain qu’il va respecter mes valeurs et me laisser innover librement ? » Les prétendants ne manquent pas. Reste maintenant pour l’école à choisir entre eux ou à rester totalement indépendante.

 

 

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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