EMPLOI / SOCIETE

« Les grandes entreprises rachètent des start-up pour produire de l’innovation »

Il a créé Siri, le logiciel de reconnaissance vocale des Iphone, dirigé le centre d’innovation de Samsung à San José en Californie et travaille toujours aujourd’hui pour l’entreprise coréenne, diplômé de Télécom ParisTech, Luc Julia ne s’en définit pas moins comme français. Son regard sur le management des start-up et comment il peut s’appliquer aux grandes entreprises.

Olivier Rollot : Ingénieur diplômé de Télécom Paris vous avez pratiquement vécu toute votre carrière professionnelle aux États-Unis. Créant des entreprises avant de rejoindre de grands groupes comme HP, Apple et aujourd’hui Samsung. Qu’est-ce qui a fait de vous cet inventeur aux multiples activités ?

Luc Julia : Inventeur on ne le devient pas. Il faut avoir cette envie en soi de créer des « machins » utiles aux vrais gens. Depuis mes 5 ans je voulais devenir chercheur au CNRS parce que j’imaginais que c’était là qu’on faisait des inventions. Quand j’ai eu 10 ans, et comme j’étais un peu feignant, j’ai créé un robot qui devait faire mon lit à ma place. En fait il déchirait tous les draps mais ce premier échec a été une expérience intéressante…

O. R : « Après Télécom Paris, après l’obtention de votre doctorat en 1995, ce ne devait pas être évident de s’imaginer inventeur alors que votre carrière de chercheur était toute tracée… »

L. J: Il y avait une voie toute tracée à la sortie vers France Télécom mais c’est pendant mon doctorat que je me suis aperçu que le CNRS n’était pas pour moi.

O. R : Et c’est là que vous partez aux États-Unis où vous créez de nombreuses entreprises après avoir été chercheur pendant 10 ans. Pourquoi cette passion de créer ?

L. J: D’abord parce que ça m’amuse. Mais il ne faut pas croire que c’est pour autant facile. Quand on a 40 ou 50 personnes dans son entreprise et qu’on ne sait pas si on pourra les payer à la fin du mois l’entrepreneuriat c’est d’abord un problème d’argent.

O. R : Vous y habitez depuis maintenant 25 ans. Comment expliquerez-vous la fantastique réussite des entreprises de la Silicon Valley ?

L. J: Ce qui caractérise la Silicon Valley c’est une forme de solidarité, ou plutôt de partage qui m’a tant surpris alors que j’étais un peu anti-américain de base à mon arrivée. La Silicon Valley c’est la quintessence du melting pot du XIXème siècle projeté au XXIème. Un univers où des personnalités venues du monde entier viennent apporter leur pierre à quelque chose qui n’existe pas vraiment ailleurs. Je travaille avec très peu d’Américains de souche mais avec beaucoup de gens qui, comme moi, sont prêts à partager. Ce n’est pas du tout l’image d’un pays égoïste que j’avais des États-Unis à mon arrivée. Ce que j’y ai vraiment découvert c’est cette capacité à partager des idées. D’ailleurs, si j’ai quitté le CNRS, c’est justement parce que ma responsable m’avait interdit de partager mes idées avec un membre d’une autre unité, je ne sais plus, l’URA 872 de Grenoble, parce que cela leur aurait peut-être permis d’obtenir plus de crédits que nous…

O. R : Aux États-Unis vous découvrez un tout autre monde…

L. J: Quand j’arrive on me conseille tout de suite de me rendre au Xerox Park, là où a été inventée toute la micro-informatique. Tous les premiers mardis du mois il y avait une réunion où se rendaient tous ceux que j’avais cités dans ma thèse. Des professionnels d’HP, IBM, Intel qui brassaient des milliards. Mes héros qui venaient discuter ensemble tous les mardis, se chamaillant dans un esprit de pure émulation. Un choc ! Je ne voyais vraiment pas l’Amérique comme cela. Et 25 ans après je constate toujours cette vision différente.

O. R : On se fait facilement confiance, c’est ça le secret des start up ?

L. J: Je dirais plutôt qu’on se tient les uns les autres, on « rely on one another ». Une start up ne crée jamais exactement le produit auquel elle avait songé au début. Le secret c’est le pivot, l’agilité, la capacité à pivoter d’un projet à un autre.

O. R : Cette capacité de pivot vient de ce qu’on appelle l’« agilité ». On peut apprendre à devenir agile ?

L. J: C’est un état d’esprit qu’il ne faut pas essayer d’appliquer de manière religieuse. Pour s’adapter il faut être curieux et ça ne s’apprend pas à l’école.

O. R : On enseigne pourtant des méthodes agiles !

L. J: Depuis 2005 il y a des cours d’agilité dans tous les cursus d’ingénieur en Californie. On ne sort pas diplômés sans connaître la méthode. Mais ce que j’apprends à mes équipes c’est que justement la méthode agile doit elle-même être agile. Son véritable intérêt c’est de s’opposer à ce qu’on appelle la méthode « waterfall » où on planifie des mois, voire des années en avance des produits qui seront obsolètes quand ils sortent. Je ne pense pas qu’on puisse prétendre être des génies au point de voir si loin dans l’avenir.

O. R : Vous pouvez un peu nous expliquer la méthode de travail que vous employez ?

L. J: Notre méthode c’est bien évidemment de partir d’une idée mais en planifiant des « sprints » d’une à trois semaines pour définir des tâches et se rapprocher du but au moyen de « scrums », littéralement des « mêlées », des petits groupes, pour avancer. Tous les matins nous nous réunissons debout, en « stand up », pour des prises de parole courtes – un stand up ne doit pas dépasser les cinq minutes – où on raconte ce qu’on accompli hier et comment on rectifie éventuellement le tir.

O. R : Comment constituez-vous vos équipes ? Aujourd’hui chez Samsung, hier dans des start up c’est le même processus ?

L. J: Je tiens d’abord à qu’elles soient multidisciplinaires car je crois aux visions multiples, à l’apport de ceux qui pensent différemment. Et cette multidisciplinarité va avec une multiculturalité qui rapproche des cerveaux très différents.

O. R : Votre parcours est divers, de la start up à Apple. Qu’avez-vous tiré de chaque expérience ?

L. J: J’ai commencé par dix ans de recherche avant d’embrayer sur dix ans à créer des start-ups. Je suis maintenant dans mes dix ans dans de grandes entreprises. Quand on est chercheur on est un peu fou, on apprend à créer, mais on ne touche pas forcement le public. Quand on lance des start-ups, les produits peuvent changer la vie des vrais gens, on commence à gagner sa vie quand ça marche. Mais c’est surtout très fatigant de chercher constamment des fonds. Avec l’âge et la reconnaissance, j’ai choisi de travailler dans de grands groupes qui vous donnent les moyens de faire ce qu’on aurait voulu faire dans sa start-up, dans un environnement plus politiquement chargé, mais il faut apprendre à s’en extraire. J’ai récemment fini un projet sur l’Internet des objets qui m’a occupé pendant cinq ans chez Samsung. Après en être parti j’y suis revenu pour un nouveau projet qui va certainement durer tout autant, toujours dans un esprit start-up.

O. R : L’esprit start-up dans un grand groupe, toutes les grandes entreprises en rêvent…

L. J: Mais cela n’a rien d’évident à monter. Les grandes entreprises ont tendance à racheter des start-ups pour produire de l’innovation. Souvent les intégrations qui s’en suivent ne marchent pas trop. En créant l’équipe « from scratch » on peut insuffler le bon esprit, mais après il faut lutter contre les jalousies et la politique. C’est sans doute le plus difficile.

O. R : Conseillez-vous toujours aux jeunes ingénieurs français de rejoindre la Silicon Valley comme vous l’avez fait ?

LJ: Les jeunes doivent créer quelque chose qui leur appartiennent et dont ils peuvent être fiers. En France l’ambiance a beaucoup changé avec des Grandes Ecoles dont la moitié des étudiants imaginent créer un jour leur entreprise. C’est incroyable de voir qu’un étudiant de l’ENS fasse partie des fondateurs de BlaBlaCar ! En France depuis 5 ans il y a vraiment un changement de mentalité alors qu’à mon époque il n’y avait pas d’autre solution que d’aller aux Etats-Unis pour créer quelque chose de nouveau. Aujourd’hui j’embauche chaque année quatre ou cinq ingénieurs français. En 25 ans c’est une centaine que j’ai ainsi extrait de France et 80% sont restés.

O. R : Un jour vous pourriez revenir en France ?

L. J: Je viens tous les mois manger du foie gras et boire de bons vins mais non je ne reviendrai pas. La seule entreprise que j’ai montée et qui s’est plantée c’est d’ailleurs en France que cela m’est arrivé ! C’est certainement stupide, mais ça m’a vacciné. Aujourd’hui je reçois souvent des entrepreneurs français, j’évangélise en quelque sorte. Mais je reste très français, je suis très content et fier de ce qui se passe aujourd’hui avec la French Tech, mais ma vie est en Californie.

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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