- Tout l’été nous vous proposons de retrouver des grands entretiens publiés sur ce blog en 2014-2015 et qui présentaient des stratégies d’établissements.
Après un peu plus de 20 ans à la tête d’HEC, Bernard Ramanantsoa a passé le témoin à un nouveau directeur dans quelques semaines. L’occasion de revenir sur son action à la tête d’une institution qui est devenue l’une des plus belles business schools dans le monde mais aussi d’envisager l’avenir des écoles de management françaises en des temps de plus en plus difficiles pour leurs finances.
Olivier Rollot : En 1994 vous publiez avec les professeurs du groupe HEC, dont vous étiez à l’époque doyen, un ouvrage prospectif appelé « L’école des managers de demain » (chez Economica). Ce livre servira ensuite de fondation à toute votre action à la tête d’HEC. Quel regard portez-vous sur lui aujourd’hui ?
Bernard Ramanantsoa : C’est une belle œuvre collective qui a effectivement permis de tracer des directions que nous avons, pour beaucoup, suivies. Il y manquait sans doute des réflexions plus abouties sur le numérique – même si le sujet du multimédia est largement abordé – mais je constate qu’aujourd’hui encore personne n’y voit vraiment clair à ce sujet. Nous n’avions pas non plus traité des implantations à l’étranger. Nous avions par contre largement travaillé sur les questions qui restent d’actualité comme l’éthique, le leadership ou la pédagogie, sans parler des chapitres consacrés à chaque discipline.
O. R : Aujourd’hui HEC et Polytechnique sont au coude à coude en matière d’excellence. En 20 ans vous avez bâti un modèle reconnu en France et à l’international. Un modèle « HEC » largement suivi par l’ensemble des écoles de management françaises !
O. R: Le point important est que la France ait deux institutions de ce niveau, reconnues à l’international, ce qui n’était pas le cas quand j’étais en prépa [multi diplômé, Bernard Ramanantsoa cumule SupAéro, un MBA d’HEC, un doctorat de gestion et deux DEA] et que l’X était clairement la référence en France. En ce qui concerne les écoles de management, nous avons beaucoup travaillé pour imposer le modèle du master en management européen, c’est-à-dire pré-expérience, face au MBA (master of business administration) post-expérience qui dominait largement le paysage des business schools. Aujourd’hui on voit bien dans les statistiques de passage du GMAT [le principal test d’admission dans les business schools] que le marché du MBA, même s’il reste la référence du monde nord-américain, est en baisse et que les masters pré-expérience, eux, sont en hausse.
O. R : Comment avez-vous fait pour imposer ce nouveau modèle ?
B. R: Il s’est imposé d’abord parce que l’enseignement de la gestion est devenu de plus en plus important et qu’on ne considère plus comme une aberration de former à cette discipline des élèves sans expérience professionnelle. Nous y avons contribué avec d’autres business schools européennes, notamment celles réunies dans la CEMS. La création du système LMD [licence/master/doctorat] nous y a aussi beaucoup aidés même si, aujourd’hui encore, on n’est pas partout au 3/5/8 et que certains de nos concurrents, notamment en Espagne, peuvent délivrer un master réputé équivalent au nôtre en seulement un an, ce qui constitue un véritable avantage concurrentiel [la partie master des Grandes Ecoles doit, de par la loi française, se dérouler en deux ans]
O. R : Dans cet environnement, quel est l’avenir du MBA ?
B. R: Le marché des cadres à haut potentiel est de plus en plus tendu et beaucoup hésitent à quitter leur emploi pour entreprendre un MBA « full time » ; c’est pourtant un investissement très rentable. La conséquence est que nous avons assisté à un fort « écrémage » dans des business schools où seules les plus grandes peuvent encore proposer des MBA à temps plein. Les étudiants asiatiques ont un temps compensé cette érosion mais ce n’est pas possible d’avoir des promotions à 100% asiatiques.
O. R : L’autre problème des business schools c’est que leur modèle d’enseignement, fondé sur la recherche, coûte cher.
B. R: Un parcours de recherche est aujourd’hui obligatoire : sans doctorat, aucun enseignant ne peut être embauché. Ensuite, dans les meilleures business schools, il va falloir qu’il publie dans les meilleures revues (reconnues mondialement) s’il veut obtenir sa titularisation, et faire ensuite une carrière internationale.
Jusqu’où peut-on aller dans ce modèle de « Research institution» ? Nous rêvons tous d’avoir de très bons chercheurs qui soient aussi de très bons pédagogues. ( Je vous rassure : la légende selon laquelle les très bons chercheurs sont de piètres pédagogues est fausse ; il n’y a aucune corrélation entre ces deux qualités.) Mais ce « mouton à cinq pattes » est rare. Le modèle idéal que nous essayons de construire est d’avoir en plus des meilleurs chercheurs, (qui garantissent l’actualité de ce qu’on enseigne et contribuent fortement à la réputation internationale de l’Ecole) un corps de professeurs affiliés (des « clinicals » comme on dit aux États-Unis). Ce modèle coûte évidemment très cher.
O. R : Mais alors peut-on maintenir ce modèle ? En France mais aussi dans le reste du monde ?
B. R: Le problème, ce sont les moyens avec des différences de modèles considérables en Europe entre, par exemple, une London Business School ou l’INSEAD, de fait complètement privées et qui fixent leurs prix en fonction du marché et Saint-Gall, en Suisse, dont l’État contribue à 90% au financement. HEC n’a aucun financement public et la Chambre de commerce et d’industrie Paris Ile-de-France nous finance à hauteur de 12 ou 13% ! Le vrai défi aujourd’hui pour HEC c’est de trouver de nouveaux financements, notamment avec le fundraising.
O. R : Votre dernière campagne de fonds a obtenu d’excellents résultats avec plus de 112 millions de dons des particuliers et des entreprises. Qu’attendez-vous de celle que vous préparez?
B. R: Nous pouvons faire encore bien mieux : nous avons un beau projet, avec un nouveau président de la Fondation HEC, Bertrand Léonard, qui connaît très bien l’école et qui sera aussi actif que celui qui a mené la précédente campagne, Daniel Bernard. Pour progresser sur le long terme, il faut développer très tôt un sentiment d’appartenance et une culture du don à l’américaine. En 2005, les élèves ont ainsi lancé le Class gift; au moment de quitter le campus, ils offrent un don, destiné à financer des bourses pour les élèves de la promo qui rejoindra l’Ecole quelques mois plus tard. Depuis, ceux qui ont participé à ces class Gifts dont devenus des donateurs réguliers qui se réunissent tous les cinq ans pour faire un nouveau don : ils ont acquis cette culture du don.
O. R : Combien de son temps un directeur doit-il passer aujourd’hui pour générer ces dons et les contributions des grandes entreprises sous la forme notamment de chaires ?
B. R: C’est difficile à estimer mais tout ce qu’on fait doit y contribuer. Aux États-Unis c’est la tâche essentielle du président de l’université mais il est aidé par un « provost » pour la partie académique. Pour qu’une levée de fonds fonctionne bien, il faut que les « planètes » – dans notre cas, le président de notre tutelle, la Chambre de Commerce, le président de la Fondation, celui des anciens, le directeur général de l’Ecole– soient parfaitement alignées. La précédente campagne a bénéficié de ce parfait alignement.
O. R : En termes de levées de fonds, ce qui est possible pour HEC, avec son réseau d’anciens, sa réputation internationale, l’est-il aussi pour les autres grandes écoles ?
B. R: Tout le monde peut développer le fundraising, s’il y a un fort sentiment d’appartenance et s’il est entretenu. Quand je vois la réussite d’anciens d’autres écoles je ne vois pas pourquoi ils ne donneraient pas autant que les nôtres.
O. R : Vous voyez d’autres ressources possibles ? Certains parlent de se lancer dans le conseil.
B. R: Nous allons notamment chercher à obtenir plus de fonds européens, ce que nous faisons mal aujourd’hui. Je crois moins au développement du conseil qui est vraiment un autre métier.
O. R : Est-ce encore envisageable d’augmenter vos frais de scolarité ?
B. R: C’est tout à fait possible : HEC n’est pas très cher aujourd’hui, ni en matière de « rentabilité » de l’investissement que constituent les frais de scolarité, ni par rapport à nos grands concurrents. Maintenant, pour mettre cela en œuvre, il faut aussi résister à la pression politico-médiatique dans un pays où beaucoup estiment que l’enseignement devrait être gratuit pour tous.
O. R : Et la formation continue, peut-on la développer dans les écoles de management au point d’en faire un véritable relais de croissance ? On sait qu’aujourd’hui elle représente 45% de votre chiffre d’affaires mais qu’HEC est une exception dans le paysage.
B. R: La formation continue est un marché rentable, mais l’est de moins en moins avec le développement du numérique. De plus, les entreprises sont de plus en plus strictes sur ce poste : la décision de recourir à la formation continue passe de la direction des ressources humaines à celle des achats et elles ne veulent plus que des séminaires de trois jours -quand ils duraient une semaine auparavant. Enfin c’est un marché très éclaté qui risque de l’être de plus en plus à mesure que d’autres acteurs arrivent.
O. R : HEC ne recrute, sur classes prépa, que 380 étudiants par promotion. Pourquoi ne pas augmenter vos effectifs ?
B. R: Par solidarité pour la filière et pour ne pas mettre en danger les classes prépa. Bien sûr, nous pourrions prendre 100 élèves de plus chaque année mais ce serait au détriment des autres écoles de management, surtout les moins cotées, qui risquent alors de ne plus recruter sur classes prépa, ce qui fragiliserait celles-ci et du coup toute la filière. La question est plutôt de savoir quel serait le chiffre optimum d’étudiants étrangers à recruter dans nos deux années de master. Peut-on passer à 50%, voire 60% d’étrangers alors que nous sommes aujourd’hui à 30% ?
O. R : L’autre solution c’est le développement de nouveaux programmes plus « rentables » que la grande école, par exemple le MBA.
B. R: Historiquement la grande école était un programme quasiment gratuit sponsorisé par les chambres de commerce et d’industrie. Ensuite, on a créé des programmes de formation continue, des MBA, dont les contributions se sont substituées aux subventions consulaires. Le problème est que ces programmes voient leurs marges s’éroder sous la pression concurrentielle.
O. R : Vous n’avez jamais été un partisan d’implantations d’HEC dans d’autres pays où vous étudiants risquaient de se retrouver finalement entre eux. Pourtant HEC a ouvert un campus au Qatar.
B. R: Une précision : le campus de Doha, (développé depuis cinq ans dans le cadre d’un partenariat avec la Qatar Foundation, et que nous pensons renouveler très prochainement à Doha) ne reçoit, du moins pour l’instant, que des programmes d’Executive Education. Effectivement, nous préférons envoyer nos étudiants se « frotter » à d’autres étudiants dans de grandes universités, comme la National University of Singapore (NUS) par exemple, que d’ouvrir des campus où ils resteront entre eux. Si les écoles ouvrent des campus à l’étranger, ce doit être d’abord pour y recevoir des étudiants locaux, au niveau du bachelor par exemple
O. R : L’international est aussi à domicile. Quelle est par exemple aujourd’hui la part des enseignants étrangers dans votre corps professoral ?
B. R: Les deux tiers de nos professeurs sont aujourd’hui étrangers et cela a complètement changé notre pédagogie. Leur relation aux élèves issus de classes prépa est différente de celle qui fut la nôtre, car pour eux, la prépa n’a pas la même charge symbolique et ils n’en sont pas issus.
O. R : La pédagogie évolue beaucoup aujourd’hui ?
B. R: Beaucoup de questions se posent. Quelle place doivent par exemple occuper les cas d’entreprise dans la pédagogie ? Il y a quarante ans, nous ne travaillions qu’avec des cas à la Harvard, aujourd’hui on utilise de plus en plus des mini cas ou des exercices, ou alors des cas en grandeur réelle construits avec nos entreprises partenaires.
Aujourd’hui, le numérique modifie les comportements : comment se comporter face à des élèves qui peuvent valider –ou invalider- en temps réel ce que dit le prof. Mais il s’agit d’une évolution, pas d’une révolution. Récemment, je suis allé aux États-Unis, à Yale, visiter les nouveaux amphis. Et bien, on peut aussi bien y travailler dans un environnement 100% numérique avec des tableaux interactifs que sur des tableaux blancs et même verts pour ceux qui veulent encore utiliser la craie. Chaque professeur peut choisir son mode d’expression et on peut encore être très bon avec une craie aujourd’hui ! Tout évolue mais par petites touches. Demain, il faudra prévoir qu’une partie des cours, je dis bien une partie, se fasse à distance, mais là aussi cela se fera progressivement.
O. R : HEC va adopter un nouveau statut dit d’EESC (établissement d’enseignement supérieur consulaire) réservé donc aux établissements sous tutelle d’une chambre de commerce et d’industrie. Qu’est-ce ce statut peut apporter ?
B. R: Ce statut va permettre aux écoles de management plus de flexibilité opérationnelle, mais aussi une plus grande liberté pour investir (en s’endettant éventuellement ou en ouvrant leur capital de façon minoritaire à d’autres parties prenantes que les Chambres de commerce).
O. R : HEC a fêté l’année dernière les 50 ans de son implantation à Jouy-en-Josas. Avec le recul, est-ce vraiment une bonne idée de s’être installés à 30 kilomètres de Paris ?
B. R: Il y a trois modèles d’implantation possibles pour un établissement d’enseignement supérieur : le centre-ville comme l’ESCP Europe, la London business school ou Sciences Po, le campus de la taille d’une petite ville à l’américaine ou celui d’HEC et Polytechnique. Dans ce dernier cas, il faut absolument créer un « esprit campus » qui devient alors un véritable atout.
O. R : Pour constituer une sorte de grand campus vous vous êtes rapprochés d’autres grandes écoles et universités (Paris-Sud, CentraleSupélec, Agro ParisTech, etc.) dans le cadre de l’université Paris-Saclay. Où en est-on de son développement ?
B. R: Quand l’initiative d’excellence (Idex) Paris-Saclay a été lancée, il était très clair qu’il s’agissait de construire une université d’excellence. Aujourd’hui, avec l’adjonction de nouveaux établissements aux partenaires initiaux, est-ce toujours le même projet ? Je sais qu’on me rétorquera qu’on peut conjuguer excellence et aménagement du territoire, mais le risque est de diluer cet objectif d’excellence; sinon la participation à un tel projet est, pour les meilleurs, trop coûteux (en coûts de transaction) avec trop peu de retombées positives : le risque de démotivation serait alors énorme !
O. R : Vous n’avez pas parfois l’impression qu’on nivelle par le bas et que les écoles de management n’ont pas en France la reconnaissance qu’elles méritent ?
O. R: L’objectif que nous devons nous fixer c’est de mettre tout le monde en haut, pas de niveler par le bas. Aujourd’hui, nous ne sommes vraiment pas aidés avec, par exemple, une taxe d’apprentissage qui fond et des chambres de commerce et d’industrie dont les fonds sont ponctionnés. Nous avons construit un modèle d’excellence international mais tout le monde semble y être indifférent. Quand nous parlons de nos problèmes financiers, on nous rétorque que nous allons bien « nous débrouiller » pour nous en sortir. Évidemment on peut avancer avec un handicap, mais quid de la concurrence internationale ? Je l’ai déjà dit : ne pas investir dans les institutions de l’enseignement supérieur, c’est prendre deux énormes risques : une perte de compétitivité nationale et une augmentation de la fracture sociale. Mais je reste optimiste : comme on dit, « le bon sens finira par l’emporter » !