Le Pôle Léonard de Vinci publie le livre blanc « Tech, le monde d’après. Un défi pour l’enseignement supérieur » Mais qu’est-ce que nous devons absolument comprendre des tech ? Comment vivre dans un monde où elles sont omni présentes sans en maîtriser un minimum les tenants et les aboutissants ? C’est dans cet esprit que Pascal Brouaye et Sébastien Tran, respectivement président et directeur général du Pôle Léonard de Vinci, ont réfléchi à ce livre blanc. Leurs explications.
Olivier Rollot : Pourquoi avoir voulu publier un livre blanc consacré aux techs ?
Pascal Brouaye : Nous pensons avoir des choses à dire de par notre positionnement très transversal avec 2 écoles à haute intensité tech (ESILV et IIM), qui irrigue ensemble de nos formations, et parce qu’on voit bien qu’il y a aujourd’hui des débats de société très importants autour des sciences et des techs. De nombreuses questions se posent par exemple sur l’enseignement des mathématiques et, d’une façon plus générale, sur la question de la formation scientifique. Par exemple pour la prise en compte du réchauffement climatique. Mais aussi d’un grand nombre de de sujets dans lesquels on a parfois tendance à constater que les sciences et les technologies, qui sont pourtant sous-jacentes, sont un peu les parents pauvres de la connaissance. Pour pendre des exemples d’actualité, on peut citer par exemple la question de l’énergie nucléaire, la compréhension de ce qu’est un algorithme, de la précision des sondages, etc. Et on ne peut pas tout résoudre par des discussions, des incantations. La prise en compte de grands fondamentaux scientifiques et technologiques est nécessaire pour faire passer des idées et des politiques. Le citoyen doit absolument bénéficier de ces fondamentaux. L’exemple de ce que représente l’énergie dans nos sociétés est symptomatique. Elle est à la base de nombreux soubresauts géopolitiques mais c’est avant une question de physique, de matière…
Et il ne faut pas non plus oublier que, sans un bon niveau en sciences des concitoyens, les innovations qui sont souvent fondées sur la tech vont émerger dans d’autres pays. Mais les élites politiques ont-elles le minimum de formation scientifique pour le comprendre ? Le fait que France s’est beaucoup plus désindustrialisée que la Suisse, l’Allemagne ou l’Autriche montre que la conscience de l’importance de l’industrie n’était pas partagée par la classe politique française.
Sébastien Tran : Nous voulions d’abord ouvrir la « boîte noire » qu’est la tech. Beaucoup parlent de la tech sans forcément avoir même une connaissance a minima de ses fondamentaux. Prenons l’exemple de l’intelligence artificielle. Ne serait-ce déjà que de savoir qu’il y a plusieurs courants dans l’intelligence artificielle, que c’est quelque chose qui n’est pas nouveau, qu’en fait c’est revenu dans les débats suite au progrès technologique que l’on a fait dans le traitement des data, c’est important.
Ce livre blanc s’adresse d’ailleurs à tous les publics. Dans une société technologique comme la nôtre même un juriste, même un sociologue doit comprendre les fondamentaux de la tech. Plus généralement, nous devons remettre en perspective la culture scientifique. Quand on regarde la crise sanitaire au travers du prisme de la vaccination, on voit bien qu’il y a un vrai besoin de donner à chacun les clés pour comprendre ce que cela signifie. L’ARN messager est une innovation que tout le monde ignorait, mais peu connaissent vraiment ce que sont les protéines ou les cellules. Et nous avons oublié les réticences qu’il y a toujours eu chez certains à se faire vacciner dans l’histoire des sciences.
La seconde problématique qui nous anime est de donner à nos étudiants l’ensemble des outils et des clés de compréhension qui vont leur être nécessaires pour inventer les solutions aux défis qui les attendent. Autour de la tech, des sciences et du numérique nous voyons bien que nous allons nous trouver face à de nouveaux sujets et que ce sera à nos étudiants, qui seront demain dans les entreprises, de faire face à toutes ces problématiques .
Nous devons également sensibiliser les entreprises à cette dimension éducative qui va intégrer cette culture scientifique et numérique. Les entreprises vont devoir se réinventer, que ce soit dans leur organisation, dans leur propre culture et même dans leur modèle économique. Nous, établissements d’enseignement supérieur, sommes un maillon intermédiaire qui forme des étudiants qui vont arriver sur le marché de l’emploi avec des attentes différentes auxquelles les entreprises doivent se préparer. Les entreprises n’en ont pas forcément conscience. Quand nous les interrogeons sur ce que nous devons apporter aujourd’hui à nos étudiants, elles nous répondent des cours sur la transition environnementale. Mais ça nous le faisions déjà depuis plusieurs années.
R : En ce moment on parle beaucoup du socle commun de connaissances au lycée en mathématiques. Si vous deviez définir un socle de connaissances scientifique nécessaire aujourd’hui à tout étudiant, quel serait-il ?
B : Parfois on évoque, avec provocation, la seule règle de trois. Ce qui permet justement de justifier l’arrêt de l’enseignement des mathématiques en 4ème ou en 3ème. Un peu comme si on réduisait l’enseignement de l’histoire ou de la géographie à ce qui sera forcément indispensable à un individu pendant sa vie dans l’entreprise ou encore si l’on réduisait l’apprentissage du français au fait d’écrire un mail professionnel. Avec un argument d’utilité immédiate comme celui-là on supprime tout enseignement de littérature et de philosophie !
C’est évidemment très insuffisant. Pendant la crise du Covid nous avons constamment vu des courbes pour décrire le phénomène dans le temps. Mais pour bien les comprendre il faut savoir ce qu’est une dérivée, un point d’inflexion, des choses qui sont au programme de mathématiques de première ou de terminale. Celui qui arrête les mathématiques en seconde n’aura jamais fait d’étude de courbes, ni étudié la fonction exponentielle.
Le bac est censé valider les connaissances et compétences du citoyen. Le signal de l’abandon possible des mathématiques après la classe de seconde est un mauvais signal. D’abord parce que les maths c’est d’abord apprendre à démontrer et à prouver. On peut l’apprendre dans d’autres disciplines bien sûr mais les maths sont le terrain privilégié de la démonstration et de la preuve. En mathématiques, les faits sont exacts ou faux. On est dans le oui ou le non.
Mais bien sûr il n’y a pas que dans les mathématiques que chacun d’entre nous doit posséder des fondamentaux. Avec la pandémie la maîtrise des Sciences de la vie et de la Terre (SVT) est devenue cruciale. Qui est à l’aise avec les questions de cellules, de protéines, etc… ? Avec l’enjeu de la transition climatique et énergétique, la physique occupe également une place toute particulière. Mais à force de réduire le niveau en maths on finit par enseigner la physique comme une leçon de choses.
Prenons l’exemple d’un marteau piqueur. C’est une technologie qui n’a guère évolué depuis cinquante ans. Tout simplement parce que casser de la matière c’est de la physique et que les lois de la physique font qu’on a besoin d’énergie. Il n’y pas de substitution possible. Certes une politique bien menée peut amener des économies d’énergie, par exemple le e-commerce optimise les déplacements et est finalement vertueux , mais il faudra toujours produire de l’énergie de base.
T : Les mathématiques sont utiles également en finance , en économie comme en marketing. C’est très paradoxal dans notre société d’entendre constamment dire que la France doit devenir une grande nation scientifique et réindustrialiser son territoire sans faire en sorte que de plus en plus d’individus maîtrisent les sciences. De ce point de vue, la baisse constante du nombre de doctorants en France doit aussi nous interpeller.
B : Nous avons d’ailleurs construit un parcours recherche au sein de l’ESILV pour intéresser certains de nos diplômés à poursuivre en thèse. Ils sont aujourd’hui 6% à le faire et nous aimerions passer un jour à 15%.
R : En fait ce que vous exprimez c’est que les sciences donnent des clés de compréhension indispensables pour comprendre le monde dans lequel nous vivons.
T : Même s’ils ne font pas tous une école d’ingénieurs, tous les jeunes doivent comprendre ce qu’est la science. D’autant que notre enjeu est également de nous situer dans une compétition internationale. En Asie, la place qu’ont les sciences et les mathématiques est sans commune mesure avec ce que nous connaissons aujourd’hui en France.
C’est d’autant plus important que les matières scientifiques conduisent également à élaborer des raisonnements complexes face à une simplification du raisonnement qui tend à amener des positions extrêmes. C’est donc également un vrai enjeu sociétal. De ce point de vue, la crise du Covid a montré comment la mondialisation et les modes de vie ont conduit à une propagation ultra rapide de la pandémie.
B : L’ignorance technologique amène à considérer le monde comme « magique » et à adhérer à n’importe quelle croyance. On a même cru qu’on pouvait oublier la nature. Dans l’opposition qui a toujours plus ou moins existé entre la nature et la culture, les maths expriment en fait le langage de la nature. Mais au lieu de respecter cet équilibre nature-culture nous avons fait basculer le système vers la culture. Ce qui est obligatoire en terminale c’est l’histoire-géographie et la philosophie. Mais aujourd’hui la nature nous rappelle à l’ordre, notamment avec le changement climatique, comme elle ne nous a jamais rappelé à l’ordre. Alors si nous souhaitons faire autre chose que de converser pour expliquer notre impuissance, il faut reconnaître que les sciences et les techniques représentent le moteur principal de l’évolution du monde et que les humanités sont indispensables pour le conduire dans les bonnes directions. L’un de va pas sans l’autre.
R : Avec ses trois écoles, l’EMLV en management, l’ESILV d’ingénieur et l’IIM pour le digital, le Pôle Léonard de Vinci incarne l’hybridation des savoirs. Quels fondamentaux des sciences doivent-ils tous posséder ?
T : Nous devons donner un vernis un peu homogène à tous nos étudiants. Il y a trois ans peu de personnes voyaient l’intérêt de délivrer un cours de transition climatique à l’EMLV. Nous avons mis en place en 2ème année un module de culture scientifique, ne serait-ce que dans une perspective historique pour comprendre les grandes innovations et leurs impacts. C’est très important car cela permet d’avoir moins d’appréhension à aller vers l’autre.
Cela fait le lien avec les soft skills, qui représentent également une partie importante de ce livre blanc. Avoir un peu plus de compréhension de la manière dont pense l’autre fait que c’est beaucoup plus facile de travailler, ou ne serait-ce qu’échanger, avec lui.
B : La tech fondée sur les sciences est un « driver » puissant pour l’évolution de nos sociétés. Nos diplômés doivent en être imprégnés, en maîtriser les enjeux, le potentiel, mais en même en temps en comprendre l’impact dans toutes les dimensions y compris écologique. Et pour cela, il faut qu’ils connaissent ce qu’il y a derrière un « clic » par exemple en allant jusqu’aux mines de lithium et de cobalt en passant par les gigantesques datacenters exigés par l’IA, etc.
La responsabilité sociétale ne s’accommode pas bien avec l’ignorance
T : Quand on comprend les propriétés de chaque objet, on comprend vraiment comment tout fonctionne. Nos étudiants doivent avoir ces aspects en tête. Je rêverais que tous nos étudiants suivent un cours de soudure. Il faut lire ce livre appelé « L’étrange et folle aventure du grille-pain, de la machine à coudre et de ceux qui s’en servent » pour mesurer comment tous les objets du quotidien sont le résultat d’évolutions technologiques majeures.
C’est aussi pour cela que nous avons créé le De Vinci Innovation Center. Pour que nos étudiants comprennent qu’un objet est un assemblage de composants quand le tout numérique nous fait croire que seul compte le code.