EMPLOI / SOCIETE

Transition environnementale : l’enseignement supérieur au pied du mur

La vidéo des étudiants d’Agro ParisTech dénonçant leur enseignement, leur appel à se détourner de jobs « destructeurs », auxquels « AgroParisTech forme chaque année des centaines d’ingénieurs » a provoqué une onde de choc dans les écoles d’ingénieurs. Et pas seulement. Depuis chaque remise de diplômes donne des sueurs froides. Comme en témoigne le Manifeste étudiant pour un Réveil Écologique paru en 2018, ce n’est pas la première fois que les diplômés, et singulièrement ceux des école d’ingénieurs, prennent la parole pour demander que les questions environnementales soient mieux mises en avant dans leur formation.

Un sujet qui a provoqué beaucoup de réactions lors du dernier colloque de la Cdefi (Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs). « On doit entendre ces prises de position dans la mesure où elles sont argumentées. Mais il faut agir de l’intérieur dans les entreprises si on veut les faire évoluer », réagit le président de la Cdefi, Jacques Fayolle. « C’est plus simple de déconsidérer ce qu’on possède déjà. On ne change pas les choses comme cela. Il faut des personnes compétentes pour créer un monde désirable », remarque Nicola Ngo, chef des relations entre sciences et société du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche (MESR). Réaction similaire du côté de la Conférence des Grandes écoles (CGE) et de son président Laurent Champaney : « Ces étudiants ont tout à fait le droit de porter ce discours. Je comprends leur démarche personnelle. En revanche affirmer que les technologies et les start up sont des outils capitalistiques, que l’école les pousse à entrer dans des entreprises, est une attitude individualiste. S’ils veulent vraiment faire évoluer le système, ils devraient entrer dans ces entreprises dont ils dénoncent les agissements pour les réformer ».

Quels rapports entretenir avec les entreprises ? Ce que dénoncent d’abord les étudiants d’Agro ParisTech c’est un système dans lequel ils disent se sentir livrés à des grandes entreprises qui n’ont d’autre vision que le profit maximum. Forums de recrutements, conventions de partenariat, soutien à l’enseignement, les entreprises gèrent aujourd’hui leur marque employeur avec d’autant plus d’attention qu’elles ont du mal à recruter. Et, du côté des établissements d’enseignement supérieur, cette opposition soudaine aux rapprochements avec les entreprises est d’autant plus difficile à gérer qu’ils se targuent d’être les meilleures vecteurs vers l’emploi tout en s’appuyant largement sur les financements de ces entreprises.

A cet égard la lutte des étudiants de l’Ecole polytechnique contre l’installation sur leur campus du nouveau centre de recherche de TotalEnergie est emblématique. « Après quatre ans pour finaliser une nouvelle solution que je trouvais satisfaisante, TotalEnergies a préféré se retirer et stopper son implantation sur le parc d’innovation sur lequel il devait installer son centre de R&D. Je le regrette, mais nous sommes heureux de conserver de forts partenariats en cours avec TotalEnergies », explique le président de l’X, Eric Labaye, qui a lancé tout un travail sur le développement de son parc d’innovations : « Le MIT comme l’EPFL ont pris vingt ans pour développer ces parcs. Nous avons aujourd’hui reçu des expressions d’intérêt de beaucoup d’industriels. Et nous sommes évidemment très clairs sur l’indépendance de notre recherche vis-à-vis des entreprises partenaires ».

Un débat qui avait également eu lieu contre le financement exclusif par BNP Paribas de la licence Sciences pour un monde durable de PSL. Finalement Foncia s’y est également associé à hauteur de 300 000€. Une goutte d’eau puisque la contribution de la banque atteint elle près de huit millions d’euros comme a dû l’admettre PSL. Une décision du Tribunal administratif de Paris lui a en effet enjoint de communiquer les montants d’un « sponsoring » qui interroge forcément sur l’indépendance des établissements.

Comment montrer les vertus du progrès scientifique ? C’est une question inattendue pour des écoles qui ont bâti leur excellence sur le progrès scientifique : « Comment réenchanter le métier d’ingénieur alors que le progrès est remis en cause ? », s’interroge Alexis Michel, directeur de l’Enib et président de la commission international et développement de la Cdefi. « Il faut mettre en avant tout ce que le progrès scientifique a permis ces cent dernières années », lui répond Yves Bamberger, vice-président de l’Académie des technologies.

Mais justement ce progrès scientifique est aussi synonyme de destruction pour de plus en plus de jeunes. Il faut donc évoluer et le démontrer dans l’enseignement. Dans le livre blanc « Tech, le monde d’après. Un défi pour l’enseignement supérieur » que publie le Pôle Léonard de Vinci avec HEADway un article s’interroge justement : « Les techs sauveront-elles la planète ? » « La tech fondée sur les sciences est un « driver « puissant pour l’évolution de nos sociétés. Nos diplômés doivent en être imprégnés, en maîtriser les enjeux, le potentiel, mais en même en temps en comprendre l’impact dans toutes les dimensions y compris écologique. Et pour cela, il faut qu’ils connaissent ce qu’il y a derrière un « clic » par exemple en allant jusqu’aux mines de lithium et de cobalt en passant par les gigantesques datacenters exigés par l’IA, etc. », soutient le président du Pôle Léonard de Vinci, Pascal Brouaye quand Damien Amichaud, chef du projet ClimatSup de The Shift Project, think tank de référence sur les questions de transition énergétique qui a piloté toute une étude avec le groupe Insa, insiste : « Nous travaillons à faire évoluer la formation des ingénieurs qui occupent une place charnière entre la tech et la société. Pour en faire des professionnels éclairés, les amener à questionner le monde ou le mode de fonctionnement des entreprises, il faut changer leurs enseignements ».

Pour encore mieux démontrer un engagement largement porté par son professeur star qu’est Jean-Marc Jancovici, Mines Paris-PSL crée The Transition Institute 1.5 (TTI.5). « Pour faire face à l’urgence climatique, ce nouvel institut souhaite apporter des réponses concrètes et significatives pour réaliser l’avènement de transition attendue. Il s’appuie sur une vision partagée, élaborée en co-construction par les différentes entités de l’école, et il est articulé autour d’un projet scientifique ambitieux », explique Nadia Maïzi, la directrice de TTI.5, professeure à Mines Paris – PSL et auteure principale du dernier Rapport du GIEC. Son TT1.5 entend à la fois être en pointe sur la recherche et la vulgariser. « Nous devons designer des solutions qui ne deviennent pas les problèmes des autres. Les technologies sont là mais il y a beaucoup d’autre éléments à mettre en avant pour que les solutions soient acceptées », reprend la directrice.

L’autre vocation du TTI.5 est d’informer, le public lors de journées d’échanges, colloques, notes d’influence, podcasts, etc. mais aussi de potentiellement former les décideurs. TTI5 ambitionne en effet d’être le vecteur d’un nouvel Institut des hautes études comme il en existe déjà dans la défense nationale (IHEDN) ou la science et la technologie (IHEST). « Directement sous la tutelle du Premier ministre, il pourrait propulser notre visions vers les cadres en poste », promet Nadia Maïzi.

Les universités en première ligne. Les experts du climat sont d’abord dans les universités avec au premier plan l’Institut Pierre-Simon Laplace (Sorbonne Université) dont fait partie la co-présidente du groupe de travail sur les bases physiques du changement climatique du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC), l’emblématique Valérie Masson-Delmotte. A son exemple les initiatives se multiplient un peu partout dans les universités pour mettre les questions de transition au premier plan. L’Université Jean Moulin Lyon 3 crée ainsi à la rentrée 2022 une « École de la transition écologique (ETRE) » dont l’objectif est de « sensibiliser et former aux enjeux de la transition écologique et du développement durable dans l’enseignement supérieur » en développant une offre de formation et de recherche innovante et pluridisciplinaire. « Nous voulons être le pôle de référence et d’excellence du site de Lyon-Saint Etienne en matière de transition écologique et d’humanités environnementales. Tous nos étudiants seront formés aux enjeux environnementaux d’ici 5 ans. Il s’agit de faire de la compétence environnementale une compétence transversale, comme nous l’avons fait dans l’enseignement des langues. Il s’agit aussi de former, dès la rentrée, le public en emploi à travers le développement de la formation continue », définit Éric Carpano, le président de l’Université Jean Moulin :

« ETRE » a également pour objectif de répondre à une demande sociale croissante de la part des collectivités publiques et des employeurs privés mais aussi des étudiants, de plus en plus soucieux de s’orienter vers des entreprises « à mission » au sein desquelles ils souhaitent s’engager en matière de développement durable et de responsabilité sociétale. Pour aller plus loin encore, le conseil d’administration de l’Université Jean Moulin sera amené à se prononcer sur la création d’un nouveau diplôme universitaire (DU), « Enjeux et dynamiques de la transition écologique », proposant une formation annuelle pluridisciplinaire de 200 heures, dans le cadre de la formation continue. Enfin un service général « Développement Durable & Responsabilité Sociétale » sera créé à la rentrée et un vice-président en charge de la transition écologique sera nommé à la rentrée de septembre.

Que font les écoles de management ? Preuve que les écoles de managements sont également dans la course, le classement du Positive Impact Rating, dévoilé le 3 juin lors du Forum mondial PRME 2022 des Nations Unies, en place quatre dans le niveau d’excellence 4 sur 5, celui des « écoles en phase de transformation » : Audencia, GEM, Iéseg et Rennes SB. Le rapport met particulièrement en évidence l’action de quatre écoles (Audencia, Iéseg, Antwerp Management School, en Belgique, et HKUST Business School, à Hong Kong ) qui ont « réalisé des progrès constants au cours des trois dernières années, ce qui les positionne dans le groupe avancé des écoles en transformation ». Une reconnaissance logique pour Audencia, seule école à avoir créé une école dédiée à la transition écologique et sociétale, Gaïa. Pour aller plus loin dans l’enseignement, Audencia a ainsi organisé cette année son premier Gaïa Case Bootcamp pour réaliser des cas pratiques dédiés qui seront ensuite partagés dans tout l’enseignement supérieur. Surtout Audencia travaille avec The Shift Project à un rapport très attendu ClimatSup Business – Former les acteurs de l’économie de demain dont une version intermédiaire a déjà été publiée (le rapport final sera publié le 8 novembre 2022).

Parmi les écoles leaders en le matière, ESCP a également profondément fait évoluer ses cursus. « La soutenabilité est un sujet depuis 1992 et la création d’un premier cours avant toutes les autres écoles. Aujourd’hui c’est tout un département en soutenabilité qui a été créé autour de ces questions avec quinze professeurs. Mais il s’agit aussi d’influencer tous les autres départements académiques », insiste Valérie Moatti, la doyenne de ESCP. « Nous sommes passés d’un stade d’innovations locales avec des spécialisations à une volonté de dispenser des cours à tous avec un socle commun », confirme Aurélien Acquier, le doyen associé à la transition durable de ESCP. Son « ESCP Transition Network », qui réunit ainsi professeurs, alumni, en appui des projets de l’école, vient même de lancer en partenariat avec @Carbone4 Commons For Future, une plateforme gratuite pour accéder à tous les contenus fournis aux étudiants de Master 2 dans le cadre du cours Énergie, business, climat et géopolitique.

Une étude du WWF France et de Pour un Réveil Écologique révèle justement un fort décalage entre les attentes des étudiants et la réalité des formations : près de la moitié des étudiants (47%) interrogés qui suivent des cours de finance considèrent que la transition écologique n’est pas assez, voire pas du tout, enseignée, et 75% d’entre eux souhaitent que ces enjeux soient mieux intégrés dans leurs cours. Les entretiens menés avec neuf écoles de commerce dans la deuxième partie de l’étude ont confirmé l’intérêt croissant des étudiants pour les sujets de durabilité. Afin de répondre à cette demande, celles-ci tentent d’évoluer : trois quarts des formations interrogées vont effectuer une refonte de leur offre de cours afin d’intégrer complètement les enjeux de durabilité à leurs formations d’ici 2023-2024.

Comment impliquer tout un établissement ? L’un des problèmes que rencontrent les écoles pour gérer la transition environnementale est le déficit de légitimité que ressentent beaucoup de professeurs à l’enseigner. C’est précisément pour générer un engagement de tout son corps professoral que le groupe Insa a lancé son étude avec The Shift Project signale Damien Amichaud : « Depuis septembre 2020, nous travaillons en co-construction avec l’INSA Lyon pour établir un état des lieux et construire une proposition sur le contenu de la formation (élargir le socle de connaissances, comprendre les bases du changement climatique et faire le lien avec les métiers de l’ingénieur, développer leur pensée critique, etc.) pour que l’établissement puisse se forger une vision stratégique. Nous les accompagnons ensuite dans la mise en œuvre. Mais, pour la réussite du projet et son acceptabilité, il est important que les professeurs et les étudiants soient impliqués en amont ».

Mais jusqu’où faut-il aller s’interroge Laurent Champaney : « Nous sommes sur le fil sur ces questions environnementales avec des étudiants qui demandent plus de cours sur le enjeux climatiques, les nouveaux modèles de production ou encore l’économie circulaire et des entreprises qui restent d’abord focalisées sur des questions très techniques. Ce qui donne parfois l’impression que les écoles de s’intéressent pas au sujet alors qu’elles sont volontaristes en signant les Accords de Grenoble, en suivant la Cop 2 ou encore en adoptant les référentiels DD&RS ». Beaucoup d’établissements d’enseignement supérieur sont aujourd’hui mobilisés par la transition environnementale, mais comment en convaincre des étudiants sceptiques ?

Olivier Rollot (@ORollot)

à Lire aussi La transition écologique au travail : emploi et formation face au défi environnemental (Céreq, juin 2022)

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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