L’ancien directeur général d’HEC, Bernard Ramanantsoa, reste l’un des observateurs les plus attentifs de l’univers des écoles de management. Et de leur modèle économique. Son regard toujours acéré sur un univers en plein mouvement…
Olivier Rollot : Il y a quelques semaines vous vous êtes interrogés sur Xerfi Canal sur la santé financière des écoles de management. Vous pensez toujours qu’elles sont au « bord du gouffre » ?
Bernard Ramanantsoa : Soyons précis : je maintiens que si les écoles veulent pouvoir investir pour être aux standards internationaux, et notamment en recherche, elles vont cruellement manquer de moyens. Je souhaitais tirer la sonnette d’alarme, notamment vis-à-vis des tutelles : avec les moyens qu’ont aujourd’hui nos écoles il va leur être de plus en plus être difficile d’être ce qu’on appelle des research institutions. Bien sûr, elles vont continuer à dire qu’« elles font de la recherche » mais cela ne compte que si cette recherche répond aux standards internationaux. Et vouloir changer les critères pour prétendre rester une research school est un vœu pieux qui ne trompe pas grand monde dans le secteur ; malgré quelques interventions au sein de l’EFMD ou de l’AACSB, on ne change pas comme ça des règles du jeu mondiales !
O.R : Faute de moyens, on va forcément vers une segmentation entre des « research institutions » et des « teaching institutions » ?
B. R : Oui, et ça n’a rien de gênant en soi. Ce n’est pas une honte d’être une teaching school et je ne comprends pas pourquoi il y a un embarras à assumer ce statut. Pourquoi, les écoles de « milieu de tableau » ne revendiquent-elles pas plus d’être des vecteurs du développement de leurs régions, de leurs Métropoles ? Elles pourraient même solliciter plus de subventions de ces collectivités. Et puis, on peut gagner beaucoup d’argent en étant une teaching school, ne serait-ce qu’en n’ayant pas à rémunérer des enseignants-chercheurs aux standards internationaux. Regardez d’ailleurs le nombre croissant des écoles qui intéressent les fonds d’investissement !
Non, ce qui est beaucoup plus embarrassant, c’est le nombre très limité de vraies research schools en France. Faut-il rappeler qu’on n‘est une research institution que si, et seulement si, on peut revendiquer des publications reconnues mondialement et si la culture de l’Institution est une culture « orientée recherche » ?
Tout le monde en convient (http://orientation.blog.lemonde.fr/2017/09/04/les-ecoles-de-management-a-la-recherche-de-nouvelles-ressources/ ) : il n’y a, en France, aujourd’hui, en comptant l’INSEAD, que deux/trois institutions, qui peuvent revendiquer ce statut ! Je trouve cela très ennuyeux. C’est la recherche produite qui fait la notoriété internationale d’une école. Une école gagne beaucoup en réputation quand les professeurs du monde entier en disent du bien : et ils en disent du bien quand ils connaissent les publications de cette école. Si on connaît aussi bien HEC dans le monde aujourd’hui c’est grâce à sa recherche.
Plus globalement, il est navrant que notre pays n’investisse pas plus en recherche : je continue à dire que nous obérons notre compétitivité future ! D’où mon cri d’alarme : il faut plus de research institutions et donc beaucoup plus de moyens.
O.R : Justement comment définiriez-vous la recherche en management ?
B. R : Le management est un domaine particulier des sciences humaines, certes appliqué, qui s’irrigue de sciences plus fondamentales, comme l’économie, la psychologie, la sociologie, etc., et qui se prête tout à fait à l’investigation scientifique et aux efforts de développement théorique. On pourrait, modestement certes, comparer le management à la médecine, qui est un champ de recherche scientifique appliquée qui s’appuie sur la chimie, la biologie et la physiologie.
Comment évaluer cette recherche ? Les publications dans des revues de recherche sont aujourd’hui le seul critère partagé dans le monde entier pour évaluer la recherche en management.
Tout ce que publie un professeur n’est pas automatiquement de la recherche ! Les livres, par exemple, sont le plus souvent des ouvrages de vulgarisation, ou bien des essais, des réflexions et ne présentent pas des travaux véritablement scientifiques. On est d’ailleurs plus légitime à vulgariser ainsi, et ce terme n’a rien de péjoratif, si l’on a auparavant effectué et publié des travaux de recherche de haut niveau garantis justement par les publications scientifiques. « L’État du management » que publie Paris-Dauphine ou Knowledge@HEC sont des exemples que je trouve réussis.
Même chose pour un manuel de cours : il peut être issu de la recherche mais ce n’est pas de la recherche. Certains collègues, travaillant au sein des quelques research schools françaises, sont d’ailleurs les auteurs de certains des ouvrages de référence français en management et leur réputation en matière de recherche est pour beaucoup dans la notoriété de ces livres.
O. R : Il y a des débats incessants sur le sujet entre ceux qui attendent qu’elle soit avant tout au service des entreprises et ceux qui la veulent plus large. Selon vous on devrait plutôt parler de recherche en management ou en sciences de gestion ?
B. R : Pardon, mais j’ai peur que ce soit là une querelle byzantine. La question qui se pose pour le grand public, comme pour bon nombre de dirigeants d’entreprise, est celle de l’utilité de la recherche en management : est-elle in fine utile aux managers, aux entreprises, à la société tout entière ? La réponse est heureusement : « oui ! Aux trois, mon Général ! ». La gestion passive en finance, la finance comportementale, la diversification sont des exemples classiques où la recherche en management a d’ores et déjà permis de mieux cerner les problématiques pertinentes, d’apporter des réponses définitives ou parfois encore partielles, mais en tout état de cause de mieux comprendre les phénomènes à l’œuvre. Et, vous conviendrez, j’en suis sûr, que l’exigence de rigueur intrinsèque à toute démarche de recherche permet de prendre du recul par rapport aux idées toutes faites ou aux affirmations approximatives, mais souvent péremptoires, qui envahissent le monde des entreprises comme toute notre société.
O. R : Les entreprises françaises financent-elles assez les écoles de management ?
B. R : Il y a toute une gamme de liens possibles avec les entreprises : prendre des stagiaires, financer des bourses, permettre aux enseignants d’écrire des cas, entretenir des relations très privilégiées de counseling avec des professeurs, la participation à des comités d’orientation, et puis, bien sûr le financement de la recherche. Sur ce dernier point, le modèle idéal, pour moi, c’est celui qui existe dans les grandes business schools américaines où les entreprises financent de manière désintéressée la recherche sans jamais demander si cela va leur faire gagner des parts de marché. Si on excepte l’Insead, HEC, au travers de sa Fondation, il n’y a pas beaucoup d’autres écoles françaises ni beaucoup d’entreprises qui arrivent à appliquer ce modèle.
O. R : Les chaires de recherche sont le meilleur moyen de faire financer la recherche par les entreprises ?
B. R : Aux États-Unis les entreprises qui fondent des chaires apportent du capital et ne peuvent donc plus se retirer ensuite. C’est incontestablement le meilleur moyen, sur le long terme, de financer de la recherche. En France, cette pratique est beaucoup plus rare. Quelques entreprises offrent ce que les anglo-saxons appellent des fellowships, c’est-à-dire des financements limités dans le temps et nombreuses sont celles qui attendent un retour plus immédiat, en espérant, par exemple, du counselling en échange ; c’est inconcevable pour un professeur dans la culture anglo-saxonne.
O. R : Qu’est-ce qui vous a le plus marqué ces dix dernières années dans les écoles de management françaises ?
B. R : Leur réactivité face au désinvestissement financier de leurs tutelles des chambres de commerce et d’industrie et face à la baisse de plusieurs sources de financement. Le statut d’EESC (établissement d’enseignement supérieur consulaire) va leur donner plus de flexibilité, notamment pour la gestion des RH. Mais ce statut ne facilite pas l’entrée au capital d’autres parties prenantes. Nous sommes aujourd’hui dans une phase (peut-être intermédiaire) où les CCI ont toujours, de par la loi, la majorité absolue, et donc le pouvoir : difficile avec ça d’attirer des investisseurs.
O. R : La crise de financement que vous évoquez n’est-elle pas mondiale ?
B. R : Toutes les business schools vous diront manquer de moyens, mais c’est une question d’échelle. Vous constaterez que, quel que soit le continent, les meilleures, les research schools, continuent à recruter les meilleurs chercheurs, parfois à prix d’or. La recherche reste à leurs yeux « la mère de toutes les batailles » !