Directeur de l’École des Mines de Saint-Etienne depuis 2008, Philippe Jamet préside la Conférence des Grandes écoles (CGE) depuis l’été dernier. Alors qu’une nouvelle loi de programmation de l’enseignement supérieur entre en vigueur, il revient sur les enjeux d’un univers en mutation au sein duquel universités et grandes écoles semblent avoir de plus en plus de mal à s’entendre.
Olivier Rollot : Comment la nouvelle loi portant sur l’enseignement supérieur et la recherche va impacter les grandes écoles et notamment sur leur rapprochement avec les universités ?
Philippe Jamet : D’abord il faut nous faire confiance. Vouloir faire avancer les rapprochements sur un mode dirigiste, quoiqu’on en dise, me semble tout simplement antinomique avec la philosophie même de l’enseignement supérieur. Quant au développement des « communautés d’universités et d’établissements », qui vont remplacer les pôles de recherche et d’enseignement supérieur (PRES), attention à que leur mise en place ne clive pas encore plus le système d’enseignement supérieur. Si dans certaines régions, par exemple dans l’Ouest, le dialogue est bon entre les universités et les grandes écoles, ces dernières peuvent ailleurs se sentir exclues de la mise en place des communautés. C’est notamment le cas des grandes écoles qui ne sont pas sous la tutelle unique du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et, a fortiori, des écoles privées. L’intention de rapprochement de tous les acteurs de l’enseignement supérieur qui est dans la loi est aujourd’hui mal appliquée dans certains sites.
O. R : La volonté de créer des sites régionaux solides est également au cœur de la loi. Là aussi va-t-on aujourd’hui dans le bon sens ?
P. J : La politique de site est un point clé de la loi et les régions ont obtenu beaucoup de nouvelles prérogatives et notamment la maîtrise des schémas régionaux d’enseignement supérieur. Mais, dans cette politique de sites régionaux, que vont devenir les grandes écoles qui travaillent dans des réseaux nationaux ? Comment peuvent s’organiser des écoles présentes dans plusieurs régions ? Et surtout quelle place donne-t-on à des écoles qui recrutent sur des schémas largement nationaux face à des universités qui recrutent pour une large part leurs étudiants dans un bassin régional ? Les grandes écoles et les universités exercent des métiers différents. Pour faire simple, le métier d’une grande école est d’être la meilleure sur des niches innovantes quand une université doit avant tout veiller à être bien classée dans un environnement international. Autant de messages qui ne sont pas entendus car les rapports de force sur le terrain ne sont pas actuellement favorables aux grandes écoles.
O. R : Les futures communautés ne donneront pas une place assez grande aux grandes écoles ?
P. J : A l’instar de l’Union européenne, la gouvernance de nombreux PRES était fondée sur le principe « 1 établissement = 1 vote », ce qui était très judicieux car cela obligeait tout le monde à bien réfléchir et à favoriser le consensus avant de prendre une décision. Le risque des futures communautés d’université et d’établissement est de déséquilibrer ces équilibres au bénéfice exclusif des universités. La loi se refusant à apporter des prescriptions dans ce domaine, les communautés se construisent donc dans la plus grande hétérogénéité. Pour travailler tous ensemble à la réussite des étudiants, la diversité doit être préservée et des mégastructures ne doivent pas se substituer au libre consentement des acteurs de terrain.
O. R : Vous ne vous sentez pas écoutés ?
P. J : Les écoles sont vues à tort comme de mauvaises élèves du système. Nous voulons savoir ce qu’on nous reproche et ce que la France attend aujourd’hui de grandes écoles qui n’ont plus rien à voir avec l’image caricaturale qu’on en a encore souvent. Moins de la moitié de nos élèves sont par exemple issus de classes prépas aujourd’hui et nous recevons de plus en plus d’élèves de tous les profils. Ce que nous voulons c’est construire de l’excellence selon les grands standards internationaux.
O. R : Ces grands ensembles qu’on veut créer vous semblent inefficaces ?
P. J : Aujourd’hui il n’y a guère d’université de plus de 35 000 étudiants parmi les 100 les plus reconnues par les classements internationaux. De grands ensembles de plus de 100 000 étudiants vont être très difficilement gérables. En fait c’est le logiciel même de l’enseignement supérieur qui est défectueux aujourd’hui en France. La loi n’en est qu’une mise à jour alors qu’il faudrait tout simplement le désinstaller et en créer un autre.
O. R : On a tout faux en France alors dans l’enseignement supérieur ?
P. J : Prenons l’objectif d’amener 50% d’une classe d’âge à obtenir un diplôme d’enseignement supérieur. C’est désastreux de laisser penser qu’on ne peut pas réussir aujourd’hui sans être passé par l’enseignement supérieur. D’un côté, on se désespère de ne pas avoir de jeunes motivés pour travailler dans les métiers de l’artisanat, de la production et des services, de l’autre on dépense beaucoup d’énergie en envoyant dans les universités des jeunes qui n’ont rien à y faire et qui vont être de futurs décrocheurs. Nous serions tout à fait favorables à ce que les universités puissent sélectionner leurs étudiants, la sélection n’étant d’ailleurs pas jugée à l’aune du seul critère de réussite académique, mais également à l’adéquation entre, d’un côté une personne qui porte un projet, de l’autre côté, une offre éducative.
En fait, c’est tout notre projet de société qu’il faut revoir pour offrir à tous les jeunes une option de réussite. L’ascenseur social devrait avoir pour fonction de donner à tous la chance d’aller jusqu’au dernier étage, avec des sorties intermédiaires valorisantes. Or, aujourd’hui, cet ascenseur semble désigner le dernier étage comme destination privilégiée et contraint une partie de ses passagers à des dégringolades incontrôlées vers les étages inférieurs. Résultat beaucoup d’échecs et de la frustration chez ceux qui ont fait de longues études pour peu de résultats, que ce soit en termes d’employabilité, de salaire où même d’accomplissement personnel. Il faut changer la définition même de ce qu’est la réussite dans ce pays !
O. R : C’est un peu technique mais les dispositifs de formation professionnelle vont bientôt être réformés par une nouvelle loi qui pourrait amputer universités et grandes écoles d’une partie significative de leurs ressources. Pouvez-vous nous expliquer un peu de quoi il retourne.
P. J : Nous ne sommes pas opposés à ce que l’on revisite l’économie générale la taxe d’apprentissage. Ce qui nous inquiète c’est la baisse progressive de la part dont bénéficient directement les établissements d’enseignement professionnel (dont ceux du supérieur), ce qu’on appelle le « barème », au profit du financement exclusif de l’apprentissage via le « quota ». Aujourd’hui, selon une étude réalisée par la CGE, le barème représente 6% du budget consolidé des grandes écoles et jusqu’à un quart du budget des écoles dans certaine écoles d’ingénieurs internes aux universités. Faire diminuer cette contribution c’est mettre encore plus à mal les équilibres budgétaires précaires de l’enseignement supérieur.
O. R : D’autant que les régions semblent de moins en moins s’intéresser à l’apprentissage dans l’enseignement supérieur et diminuent peu à peu leur concours financier.
P. J : Avec une très grande hétérogénéité que pourrait encore plus favoriser la nouvelle loi : les régions Ile-de-France ou Rhône-Alpes favorisent par exemple l’enseignement supérieur depuis longtemps dans leur politique d’apprentissage alors que d’autres régions ne sont pas vraiment intéressées .Ce serait vraiment dommage de casser la montée en gamme de l’apprentissage à laquelle nous assistons depuis maintenant trente ans et qui a changé son image. Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche doit absolument avoir une vision pour l’avenir de l’apprentissage dans le supérieur.
O. R : Recevoir des étudiants en apprentissage ce n’est pas rentable pour les écoles ?
P. J : C’est forcément un coût pour des écoles auxquelles on ne verse souvent moins de 6 500 € par an et par apprenti alors que leurs prix de revient sont sensiblement plus élevés. Pour autant l’apprentissage apporte également beaucoup aux écoles, qu’il s’agisse de renforcer les liens avec le monde économique ou d’accentuer la diversité de nos recrutements. Plus encore cela nous permet d’intégrer d’autres formes d’intelligence qui, j’en suis persuadé, pourront un jour aller dans le monde de la recherche. L’apprentissage a sa place dans les stratégies d’établissement mais certainement pas pour les raisons financières que certains imaginent.
O. R : Parlons moyens. Les grandes écoles ont-elles aujourd’hui les moyens financiers de leurs ambitions ?
P. J : Nous sommes dans un effet de biseau : d’un côté nos coûts de fonctionnement sont en hausse, de l’autre les dotations restent au mieux étales. À l’École des Mines de Saint-Étienne que je dirige nous subissons cette année une baisse de 10% de notre dotation après 15% en 2012. On peut dire que nous participons massivement à l’effort de redressement des comptes publics ! La situation de beaucoup d’écoles d’ingénieurs universitaires créées ces trente dernières années est particulièrement tendue : elles doivent à la fois gérer l’augmentation naturelle des rémunérations de leurs personnels avec l’âge et rénover des infrastructures vieillissantes. Quant aux écoles de commerce, beaucoup subissent des baisses de subvention des chambres de commerce et d’industrie dont elles dépendent. Mais restons positifs : tout cela nous pousse également à revisiter notre organisation et à innover dans notre offre pédagogique.
O. R : Mais comment pouvez-vous vous procurer de nouvelles ressources si l’État se désengage peu à peu ?
P. J : Notre seule vraie latitude c’est l’augmentation des frais de scolarité, qui sont aujourd’hui fixés à quelques centaines d’euro par an dans les écoles publiques. Développer la recherche, les partenariats avec les entreprises c’est important bien sûr mais ce n’est pas là que nous trouverons de nouvelles marges pérennes pour investir. Il y a là un débat sensible, mais auquel nous ne pourrons pas longtemps échapper alors que, dans les deux questions majeures qui sont la santé et l’éducation, il n’y a pas aujourd’hui de consentement individuel à la dépense. La gratuité du système a par ailleurs, selon moi, des effets pervers, notamment en termes de reconnaissance envers les établissements de la part de leur diplômés : les anciens élèves français se montrent peu généreux à l’égard des écoles et universités qui pourtant leur ont donné, quasi gratuitement, les moyens de leur réussite.
O. R : Vous demandez depuis longtemps à pouvoir au moins fixer des droits de scolarité plus importants aux étudiants étrangers qui viennent en France.
P. J : Certes la loi nous permet de moduler leurs droits mais en fonction de paramètres très précis et de services additionnels. Au regard du subventionnement massif de l’enseignement supérieur par les produits de l’impôt est-il déraisonnable de fixer des droits de scolarité plus importants à des étudiants qui repartiront dans leur pays après leur cursus en France, et même nous y concurrencer ? Sans compter qu’en maintenant une quasi gratuité nous envoyons un signal faible sur le marché mondial de l’enseignement supérieur : être bon marché aujourd’hui ce n’est pas être attractif contrairement à ce que beaucoup pensent.
O. R : Que demandez-vous à l’État aujourd’hui ?
P. J : D’abord de ne pas nous enlever encore des ressources comme nous le craignons avec la réforme de la formation professionnelle. Ensuite de nous donner plus de libertés pour s’adapter à son désengagement relatif. Aujourd’hui l’État nous donne au mieux des moyens constants dans un système en développement tout en encadrant fortement nos initiatives. Certains établissements vont finir par se demander quel avantage il y a à rester dans un système public. Je le répète, le logiciel de l’enseignement supérieur, pour ne pas dire de l’éducation dans son ensemble, est aujourd’hui obsolète. Sa remise à plat ne relève pas de mesures techniques, mais d’un projet de société.