Il vient de quitter la direction de l’IMT (Institut Mines Télécom) après un mandat de cinq années qui l’a vu batailler pour créer un institut national tout en vivant les tourments de Paris-Saclay puis la création de l’Institut polytechnique de Paris. Philippe Jamet revient avec nous sur des années qui furent passionnantes mais souvent aussi éprouvantes.
Olivier Rollot : Pendant cinq ans vous avez transformé l’IMT de fond en comble, en faisant un établissement reconnu et plus seulement un ensemble d’écoles. Quel bilan tirez-vous de votre action ?
Philippe Jamet : Aujourd’hui l’Institut Mines Télécom a énormément de valeur dans un système enseignement supérieur qui doit conserver sa diversité. Le modèle de l’université de recherche qui remplit ses missions de formation et d’innovation « par ruissellement » est très représenté dans le monde, mais n’est pas le seul légitime. Sans renoncer à une recherche de haut niveau, une stratégie d’excellence peut aussi s’appuyer directement sur le diptyque « formation professionnelle » et « innovation » en valorisant en outre un ancrage fort sur les territoires.
L’IMT commence à bien trouver sa place après s’être fortement restructuré, notamment au travers de fusions d’écoles. IMT Atlantique est déjà un succès et IMT Lille-Douai monte en puissance. C’est un succès collectif y compris dans le Grand Est où, bien que n’ayant pas d’école en propre, nous avons pu, en accord avec les universités, rendre visible la marque IMT au travers d’un consortium d’écoles affiliées « IMT Grand Est ».
O. R Peut-on vraiment faire cohabiter une politique de site nationale et les politiques de sites locales que valorise plus particulièrement l’État ?
P. J : C’est tout à fait possible d’articuler les deux et nous avons une collaboration exemplaire avec les sites, dans le Nord comme avec l’Institut polytechnique de Paris. Autant de schémas qui contribuent à la visibilité de notre enseignement supérieur sans avoir de traduction intégratrice. L’IMT ne cherche pas à entrer dans les classements internationaux en tant que tel. Il promeut une stratégie de recherche partenariale qui permet, tout en produisant des résultats utilisables par les entreprises, de contribuer à haut niveau aux progrès de la connaissance scientifique. Il a aussi développé une stratégie nationale autour de l’apprentissage qui va dans le sens de la réforme qui entre en vigueur.
O. R : De quelle autonomie jouissent les écoles de l’IMT dans ce contexte ?
P. J : Les écoles de l’IMT bénéficient d’un degré de liberté considérable. Elles équilibrent leurs besoins en fonction des politiques de site. Si on veut expérimenter utilement il faut laisser de la liberté au sein d’une coordination de groupe.
Pour prendre une image, l’IMT, c’est un peu l’établissement d’enseignement supérieur qui manque à la « France des gilets jaunes ». Nous apportons de l’équilibre et du lien entre métropoles et territoires, entre élitisme et diversité. Nous recevons aujourd’hui 13 000 étudiants, dont une importante proportion de boursiers : 37% en moyenne dans l’institut en 2018 et de 23% à 58% selon les écoles. Nous contribuons donc à la cohésion sociale et à l’ascenseur social. Nous ambitionnons 20 000 étudiants au terme du plan stratégique en cours (2018-2022).
O. R : Comment jugez-vous le développement des nouvelles « universités expérimentales »
P. J : Par principe, la démarche d’expérimentation est plutôt une bonne approche pour un sujet aussi complexe que les rapprochements d’établissements dans l’enseignement supérieur. Je vois toutefois pour les écoles deux sujets majeurs dans les expérimentations qui se mettent en place. Le premier est de ne pas réduire les écoles à des unités de formations qui, en pratique, ne s’occuperaient pas de recherche. Elles produisent une typologie de recherche un peu différente, très complémentaire du modèle de recherche standard, qui part de l’application pour aller vers le fondamental. Le deuxième est de ne pas réduire, dans une classification facultaire étroite, l’ingénierie au sens technologique strict qu’elle a parfois à l’international. En France nous dispensons une ingénierie des systèmes complexes, qui embrasse des compétences bien au-delà des sciences de l’ingénieur : le médical, le management, les sciences sociales.
Ensuite il faut savoir ce qu’on expérimente au-delà des simples statuts. Le but des rapprochements, c’est de renouveler « la proposition de valeur » et que chaque établissement monte en gamme, individuellement comme collectivement. Quelle valeur ajoutée apportent ces assemblages ? Est-ce que l’organisation facultaire est une bonne idée ? Comment mettre au point une organisation agile qui conjugue le temps long de la recherche et les temps plus courts de l’entreprise, de l’innovation et de la formation aux compétences de demain ? Les écoles sont d’excellentes médiatrices pour cela. Mais créer des universités expérimentales juste pour tester des statuts qui préservent des égos et mettre en place une organisation financière qui préserve les ressources acquises par chacun, c’est beaucoup de peine pour pas grand-chose !
O. R : Deux des écoles de l’IMT – Télécom Paris et Télécom SudParis – ont intégré l’Institut polytechnique de Paris (IPP) mené par l’École polytechnique. Pourquoi ce choix et que peut en attendre l’IMT ?
P. J : La question ne s’est pas posée en termes de choix : l’IMT s’est pleinement et loyalement inscrit dans l’arbitrage exprimé par le président de la République en octobre 2017. L’intégration à l’IPP était sans doute le scénario le plus naturel eu égard à l’histoire de nos écoles. Pour l’établissement IMT, le positionnement stratégique qui en résulte est un peu différent. Avec Paris Saclay, nous étions davantage dans une complémentarité de nature que dans une adjonction de forces. Le schéma est plutôt symétrique avec l’IPP dont plusieurs orientations stratégiques (entreprises, innovation, entrepreneuriat) font écho à celles de l’IMT
A moyen terme nous avons déjà identifié des mises en commun possibles entre l’IMT et l’IPP, capables d’accélérer simultanément les deux projets. Il faut seulement que les écoles concernées agissent en « et-et » et non pas en « ou-ou ». Il faudra, pour les deux écoles, éviter le plus possible de se placer dans des postures « d’aubaine » pour privilégier des postures « de résonnance ».
O. R : Comment peuvent évoluer les deux structures dans leur coopération ?
P. J : Il y a trois trajectoires possibles. Dans la première l’IMT et l’IPP sont capables de collaborer et de s’accélérer l’un l’autre, en s’appuyant principalement sur les deux écoles de l’IMT. C’est aujourd’hui, clairement, le scénario de « référence ». Je n’ignore pas qu’une seconde trajectoire, celle du mode dégradé, préoccupe de nombreuses parties prenantes de l’IMT. Dans ce scénario qu’à mon sens il convient de conjurer, car il ne serait au bénéfice d’aucune partie et détruirait plus de valeur qu’il n’en créerait, l’IMT se recentrerait sur les écoles en régions.
Enfin, une troisième évolution serait vers un mode « upgradé », qui n’est sans doute pas d’actualité immédiate, mais constitue selon moi un scénario qu’il faut garder en réserve, celui d’un grand établissement national unique économie-défense. Il s’agirait d’aller au bout de l’articulation entre un site d’élite à Palaiseau et un réseau territorial d’enseignement supérieur. Je reste convaincu, comme je l’ai exprimé dans une tribune parue dans Le Monde en avril 2019, qu’une telle alliance comporterait beaucoup d’atouts pour répondre aux enjeux universitaires et socio-économique du 21e siècle. Il est vrai que cette vision se heurte encore à des préjugés à la vie dure, mais la proposition de valeur d’un établissement d’enseignement supérieur, c’est l’excellence exprimée dans une très large gamme.
O. R : On a beaucoup parlé de l’évolution nécessaire des pédagogies dans l’enseignement supérieur ces dernières années. L’IMT est en pointe dans ce domaine mais a-t-on vraiment évolué dans nos pratiques ?
P. J : En dépit de nombreuses innovations utiles et prometteuses dans les écoles et les universités (et particulièrement à l’IMT en effet), on n’est pas encore allé assez loin dans la prise de conscience du « nomadisme généralisé » des générations apprenantes et dans la rupture avec le modèle dominant de l’unité de lieu et de temps dans les formations, notamment les formations professionnelles. Je crains que le « rendement pédagogique » de nos établissements reste largement en dessous de ce qu’il pourrait être, voire dans certains cas, diminue, si l’on continue à entretenir, pour l’essentiel, des méthodes traditionnelles de formation, face à des publics étudiants « déconcentrés » dans tous les sens du terme et souvent rétifs au schéma : les fondamentaux d’abord, les applications ensuite
Par ailleurs, certaines entreprises commencent à se dire que les établissements (écoles, universités) vont devoir évoluer vers un schéma qui place l’entreprise au centre du processus de formation, afin de prendre en compte l’évolution rapide des compétences. On ne peut totalement exclure, y compris pour les formations initiales, que les formations en situation de travail (FEST) montent en puissance pour certains types d’activités ou de métiers.
Il est clair qu’un tel dispositif met au défi des maquettes pédagogiques qui mettent parfois 24, 36 mois à évoluer. Notre système de formation et de certification est beaucoup trop rigide et inertiel. Si nous n’évoluons pas les entreprises finiront par se passer de nos diplômes !
O. R : Quel regard jetez-vous sur la réforme du lycée et du bac en cours ?
P. J : Sans me prononcer sur la valeur intrinsèque de la réforme en cours, j’aimerais être certain qu’elle ne perd pas de vue la question essentielle, en souffrance depuis trop longtemps, à savoir celle de la finalité et de la valeur du bac. Je continue à m’interroger sur la nature des connaissances mesurées et des compétences évaluées par ce diplôme. Le bac ne m’apparaît pas aujourd’hui comme un test qui certifie des acquis. Je persiste à penser que continuer à considérer le baccalauréat comme un visa automatique vers des études supérieures, trop souvent longues, n’est tout simplement pas raisonnable. Faire le bon choix d’orientation, ce n’est pas aller tous vers des études longues, trop souvent synonymes d’échecs annoncés.
O. R : La création d’un « grade de licence » comme le passage des DUT à trois ans peuvent-ils pousser plus d’étudiants à aller vers le marché de l’emploi dès le niveau bac+3 ?
P. J : Nous ne produisons pas assez de diplômés « prêts à l’emploi » à un niveau intermédiaire de licence ou bachelor. Aujourd’hui, selon la filière, ce sont entre la moitié et 80% des diplômés à ce niveau qui poursuivent leurs études alors que, par exemple, beaucoup d’ETI et de PME souffrent d’un déficit avéré de cadres intermédiaires polyvalents.
L’IMT a créé voici deux ans, en partenariat avec l’Institut Régional Universitaire Polytechniques (IRUP) de Saint-Étienne, un bachelor de technologie en trois ans, en alternance. Notre objectif est de viser très majoritairement à un débouché des diplômés sur le marché de l’emploi.
O. R : Nous avons beaucoup parlé de la France. Parlons international. Nos établissements d’enseignement supérieur sont-ils bien armés face à la concurrence internationale ?
P. J : Je parlerai essentiellement des grandes écoles. Elles ont une grande valeur, mais doivent se rationnaliser et s’habituer à décliner des objectifs stratégiques à d’autres échelles. C’est-à-dire 2000 à 2500 élèves pour une école avec des modèles de subsidiarité au sein de groupes nationaux et de sites, voire les deux. L’IMT Lille-Douai travaille ainsi pour le compte de tout l’IMT sur le prototypage de données massives dans le cadre d’un projet du groupe soutenu par le PIA (la plateforme TeraLab) tout en conduisant des projets avec l’Université de Lille. Beaucoup d’écoles sont désireuses de se rapprocher de l’IMT pour sa capacité à travailler sur plusieurs échelles.
Ce passage à une échelle plus grande doit aller de pair avec le recrutement de dirigeants « à forte profondeur de champ ». Nos écoles doivent être dirigées par des patrons de PME capables d’évoluer efficacement dans un cadre stratégique « multi-échelles ».
O. R : On entend souvent qu’il faudrait former 15 000 ingénieurs de plus par an en France. Partagez-vous ce point de vue ?
P. J : On manque clairement d’ingénieurs dans certaines branches. Et nous sommes globalement dans un rapport offre-demande qui ne fléchit pas. Les écoles de l’IMT forment ainsi, naturellement, entre 3 et 5% d’ingénieurs en plus chaque année. Mais nous avons souhaité mettre en place une croissance encore plus volontariste. Entre 2017 et 2022 nous ambitionnons de former 50% d’ingénieurs en plus. Les moyens étant contraints, une telle croissance au-delà du marginal nécessite une révision en parallèle et en profondeur de la pédagogie des ingénieurs.
O. R : Ce n’est pas qu’une question de moyens ? L’enseignement supérieur français souffre-t-il d’un manque de moyens ?
P. J : Oui et non. Oui, car les comparaisons internationales ne nous sont pas toujours favorables en termes de financement du système global d’enseignement supérieur. Non, car notre système peut encore gagner en performance, en termes de réussite étudiante notamment. Cela nécessite des réformes structurelles et aussi des évolutions profondes et difficiles dans les paradigmes qui prévalent en termes de poursuite d’études. Cela ne sert à rien de mettre plus de carburant dans un moteur qui a des ratés : il faut d’abord procéder aux réglages !
O. R : Vous n’aurez effectué qu’un seul mandat à la tête de l’Institut Mines Télécom. Comment expliquez-vous que votre tutelle n’ait pas souhaité vous reconduire dans vos fonctions ?
P. J : La stratégie à 5 ans de l’IMT a été validée par notre conseil d’administration en novembre 2017 et, à titre personnel, j’aurais souhaité accompagner mon établissement au terme de ce cycle. La tutelle de l’IMT a toutefois estimé qu’une relève était souhaitable dans le contexte actuel. Il se trouve que je participais récemment à un sommet organisé par le Times Higher Education sur le leadership et le management universitaire. J’ai été frappé de l’évocation, par de nombreux dirigeants, d’une tendance qui semble émerger, d’obsolescence rapide dans ces fonctions exécutives et stratégiques. Cela n’a pas manqué de m’interpeller. Je ne dis pas que cette décision me laisse insensible, mais on ne peut pas, d’un côté appeler de ses vœux un fonctionnement « en flux » et plus dynamique des établissements universitaires et, de l’autre, s’étonner entièrement d’être personnellement impliqué dans des cycles courts…
Il reste que la question du mode de sélection des dirigeants universitaires devra sans doute être reposée à terme dans notre pays. Je retiens en effet du sommet THE que si, dans le monde, le mode de l’élection et celui de la nomination coexistent, en revanche la nomination des responsables exécutifs par les gouvernements reste un fait rarissime, que la communauté académique internationale réprouve très majoritairement. L’alignement de nos institutions universitaires sur les standards internationaux passera inéluctablement par un « lâcher-prise », ce qui ne dépossèdera évidemment pas l’État, en tant que financeur majeur du système, de son rôle légitime de contrôle.
O. R : Et après l’IMT qu’allez-vous faire ?
P. J : Mon contrat avec l’IMT va se poursuivre pendant quelques mois. Je n’exclus aucun scénario d’évolution professionnelle pour ma dernière décennie d’activité. Mais ma préférence va à mettre mon énergie au service d’établissements d’enseignement supérieur nationaux ou internationaux, publics ou privés, qui ont à la fois une vision ambitieuse et des projets de transformation, si possibles « disruptifs ».