POLITIQUE DE L'ENSEIGNEMENT SUPERIEUR

L’université aux prises avec les tensions géopolitiques

Le 26 avril une nouvelle occupation propalestinienne des locaux de Sciences Po Paris s’est finalement conclue par un accord entre la cinquantaine de manifestants occupant les locaux et la direction. Pour éviter un blocage plus long, l’administrateur provisoire de l’institut, Jean Bassères, a en effet annoncé la suspension de procédures disciplinaires à l’égard des étudiants ayant occupé les amphithéâtres. Les étudiants se sont engagés en retour à ne plus perturber les cours, les examens et activités de l’institution. De plus un débat interne sera organisé le 2 mai sous la forme d’un « town hall », un débat à l’américaine où les mandants répondent aux questions de leurs administrés.

Une décision qui a amené beaucoup de critiques. Le premier ministre, Gabriel Attal, a par exemple affirmé le 27 avril qu’il « n’y aurait jamais de droit au blocage » dans les universités quand Valérie Pécresse, présidente de la région Ile-de-France, annonce suspendre son soutien financier à l’institut. « On a un contrat d’objectifs et de moyens de performance en cours de discussion, on a un levier pour discuter avec Sciences Po », a de son côté dit Sylvie Retailleau sur France 2, évaluant le financement de l’État pour Sciences Po Paris à 75 millions d’euros tout en promettant que l’État « ne coupera pas sa subvention ».

Jean Bassères s’explique sur toutes ces questions dans un entretien au Monde dans lequel il affirme notamment que « la suspension des saisines de la section disciplinaire de Sciences Po est limitée aux faits qui se sont déroulés du 17 au 19 avril, lorsque des étudiants manifestaient bruyamment dans l’escalier de la présidence et de la direction de l’école ». Les évènements liés à l’occupation de l’amphithéâtre Boutmy, le 12 mars, ne sont donc pas concernés.

Par ailleurs Jean Bassères n’envisage pas de renoncer aux partenariats académiques avec les universités israéliennes comme le demandent les manifestants. Sur la comparaison avec la suspension des relations avec les universités russes suite à l’occupation de l’Ukraine il établit que « l’arrêt des partenariats avec les universités russes n’est pas spécifique à Sciences Po puisque France Universités avait annoncé suspendre son accord signé en 2013 avec l’Union des recteurs de Russie après une déclaration commune de leur part prenant partie pour l’invasion de l’Ukraine ».

Manifestations propalestiniennes : quelles conséquences dans les universités ?

Le 29 avril des étudiants ont investi et bloqué le site de La Sorbonne à Paris avant que, sur décision du rectorat, l’université soit fermée puis que la police les en expulse explique Le Monde dans l’article Mobilisation étudiante propalestinienne : la Sorbonne évacuée, d’autres actions annoncées. Le 30 avril les campus de Sciences Po à Reims et Menton ont ainsi été de nouveau bloqués ainsi que Sciences Po Rennes et même Sciences Po Strasbourg pourtant fermé en ce jour férié en Alsace. Selon le site Rue 89 Strasbourg ils dénoncent une institution « complice du génocide » à Gaza et contestent la criminalisation des mouvements pour la paix. Le président de l’université de Strasbourg, Michel Deneken, estime que les Étudiants propalestiniens:  » sont instrumentalisés » sur RMC.

La question se pose maintenant de la suite d’un mouvement pour l’instant essentiellement circonscrit aux Sciences Po et qui va buter sur les ponts de mai. Gaza : après Sciences Po, l’exécutif cherche à éviter un embrasement universitaire analysent Les Echos quand Libération titre Soutien aux Palestiniens : après le blocage de Sciences-Po, des étudiants veulent maintenir la mobilisation dans les facs françaises. « On est très vigilants, il y a des appels qui malheureusement sont relayés, instrumentalisés. C’est une minorité que l’on a chaque fois : sur Sciences Po c’est 15 000 étudiants en tout, si on avait 80 étudiants au départ, le soir il y en avait 14 », relativise Sylvie Retailleau sur France 2.

Mais pendant de temps la tension monte dans les universités américaines avec des étudiants de Columbia qui se barricadaient sur leur campus le 30 avril comme le montre The New York Times : Columbia Protesters Erect Barricades After Taking Over Campus Building (lire plus bas dans la partie « Revue de presse internationale »)…

Les établissements d’enseignement supérieur doivent-ils prendre position ?

Quelles positions peuvent ou doivent prendre officiellement les établissements d’enseignement supérieur ? Notamment des Sciences Po ! La réponse de Jean Bassères : « Dans quelle mesure une université est-elle amenée à prendre position sur des questions de nature politique et, en particulier, sur des conflits internationaux ? En 1967, aux Etats-Unis, il y a eu cette discussion à l’université de Chicago au sujet de la guerre du Vietnam. En a résulté la doctrine Kalven, qui estimait qu’il n’était pas souhaitable que les universités prennent position. C’est un sujet qui mérite d’être approfondi chez nous aussi. Il faut, de mon point de vue, distinguer trois choses : les prises de position institutionnelles, les actions académiques souhaitables pour mettre en perspective les conflits et, enfin, la capacité individuelle des enseignants-chercheurs à exprimer leurs points de vue. Je souhaite que Sciences Po engage cette réflexion pour se doter d’une doctrine claire ».

 Sur la question de l’immixtion du gouvernement dans les affaires de son IEP Jean Bassères est en tout cas formel : « Depuis ma nomination, je n’ai senti aucune ingérence des pouvoirs publics à mon égard ou à l’égard de l’institution. J’ai des relations régulières et confiantes avec la ministre de l’enseignement supérieur ».

 Président de l’université comparé à Eichmann : le MESR porte plainte contre Mélenchon

La ministre de l’Enseignement supérieur, Sylvie Retailleau, a annoncé porter plainte pour « injure publique devant un agent public » contre le leader de La France insoumise suite à ses propos contre le président de l’université de Lille. Jean-Luc Mélenchon avait dressé un parallèle entre ce dernier et le nazi responsable logistique de la Shoah, Adolf Eichmann, après l’interdiction d’une conférence sur la Palestine dans son université. « Madame la ministre, je n’ai pas traité de nazi le président de l’Université de Lille. Je ne pense pas qu’il le soit », répond sur son compte X le 29 avril 2024, Jean-Luc Mélenchon.

Interdiction de la conférence de Jean-Luc Mélenchon à l’université de Lille, occupation d’un amphithéâtre à Sciences Po, incidents dans de multiples universités et mises en cause par certaines personnalités politiques d’un supposé laxisme vis-à-vis de l’antisémitisme, la tension monte peu à peu au sein des universités sur fond de conflit Israël / Hamas. Mais nous n’en sommes pas moins loin d’être confrontés aux conflits exacerbés qui traversent les universités américaines et ont donné lieu cette semaine à l’occupation de campus emblématiques et aux arrestations d’étudiants par centaines.

Mélenchon rebondit de Lille à Paris

Au fait des outrances dont il s’est fait la spécialité, Jean-Luc Mélenchon n’a pas hésité à comparer le président de l’université de Lille à Adolf Eichmann au prétexte que « chacun de ceux qui ont accompli une tâche se dit «je ne suis pas un criminel», c’est ce que disait Eichmann » (lire l’article du Figaro). Dans un tweet, Sylvie Retailleau a depuis apporté « tout son soutien » au président de l’université, Régis Bordet, et s’en est prise à Jean-Luc Mélenchon dans ces termes : « Nous ne cesserons jamais de combattre votre haine et vos ambiguïtés coupables, dans le respect du droit et de la liberté d’expression. Car c’est la lumière mise sur vos propos qui révélera à quel point ils sont nauséabonds ».

Rappelons les faits : cette conférence sur la Palestine devait avoir lieu ce jeudi 18 avril à l’université de Lille, en présence de Jean-Luc Mélenchon et de la militante franco-palestinienne Rima Hassan. Pour l’annuler l’université avait argué dans un communiqué que « l’escalade militaire, intervenue les 13 et 14 avril au Moyen-Orient, a provoqué une montée préoccupante des tensions internationales au cours des derniers jours. (…) Cette évolution inquiétante amène la Présidence de l’Université de Lille, garante de la cohésion de sa communauté et de ses publics, ainsi que de la sécurité des personnes et des biens, à considérer que les conditions ne sont plus réunies pour garantir la sérénité des débats et a décidé de ne plus autoriser la tenue, en ses murs, de la conférence de Monsieur Mélenchon et de Madame Hassan ».

Ces sorties n’ont pas empêché le leader de la France Insoumise de rebondir en beauté en étant l’invité de Sciences Po Paris le 22 avril. Comme l’explique Le Monde il y est revenu, sans les retirer, sur ses propos ayant comparé le président de la faculté de Lille au nazi Adolf Eichmann en les recontextualisant dans l’œuvre de Hannah Arendt, qui avait suivi et analysé le procès du criminel de guerre, « comme si l’évocation de la philosophe allemande et de son travail sur la banalité du mal effaçait la comparaison injurieuse » s’interroge Le Monde.

67 incidents depuis le 7 octobre 2023

Depuis le 7 octobre 2023 et l’attaque du Hamas sur Israël, ce sont 67 actes antisémites qui ont été relevés dans des établissements d’enseignement supérieur, soit deux fois plus que pendant l’année universitaire 2022-2023, selon France Universités.

L’université de Strasbourg a ainsi connu un épisode particulièrement violent : trois jeunes de confession juive ont été agressés sur son campus alors qu’ils collaient des affiches pour la libération des otages israéliens détenus à Gaza. Un incident grave alors que les inscriptions antisémites sont le lot quotidien de l’université. « Depuis le 7 octobre, on en trouve tous les matins. On n’est pas sûr que ce soit le fait d’étudiants puisque le campus est ouvert sur la ville, mais peu importe : chaque jour, on les enlève après les avoir photographiés, témoigne ainsi le président de l’université, Michel Deneken, dans Le Monde. Même s’ils ne sont pas ouvertement antisémites, on est convaincus que les laisser contribuerait à un climat délétère. On sait que l’antisionisme est parfois le déguisement de l’antisémitisme. » Pour y remédier comme à toute forme de racisme, l’université de Strasbourg a mis en place un système de signalement spécifique avec une cellule dédiée.

La liberté académique attaquée par les politiques

Dans son communiqué expliquant l’annulation du meeting, l’université de Lille dit « regretter la pression exercée sur l’autonomie pédagogique et scientifique des établissements d’enseignement supérieur ». Des élus, dont Xavier Bertrand le président de la région Hauts-de-France, demandaient en effet l’annulation de l’événement organisé par l’association étudiante Libre Palestine, notamment au motif que son logo « nie l’existence d’Israël ». Ce que nie l’association.

Un conflit qui rappelle l’arrivée éclair de Gabriel Attal dans les couloirs de Sciences Po après l’envahissement d’un amphithéâtre par des étudiants pro Palestiniens et des échanges qui ont pu paraitre de nature antisémite. Gabriel Attal a depuis insisté pour que futur l’administrateur provisoire de Sciences Po ait « dans sa feuille de route la mission de réunir les conditions pour inverser cette dérive, cette pente, et pour garantir que les principes républicains soient représentés en tout lieu et tout le temps ». Le premier ministre qui a fait ensuite du « respect des principes républicains » un critère de recrutement de la future direction de l’école avant de dire que « le financement de l’État à Sciences Po sera lié spécifiquement à cette question-là ».

Auditionné le 10 avril par la Commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat, le président de France Universités, Guillaume Gellé, a quant à lui été accusé par le chef de file des sénateurs LR, Bruno Retailleau, d’être « dans un déni total » vis-à-vis du développement de l’antisémitisme dans les facultés. « Dire que les universités ne combattent pas l’antisémitisme relève de la propagande » a depuis rétorqué la conférence dans un communiqué avant que, dans un entretien, appelle à « mettre en place des dispositifs spécifiques dans les universités pour libérer la parole des étudiants sur les questions d’antisémitisme et de racisme ».

Dans un communiqué, les universités de recherche membres d’Udice affirment quant à elles leur « détermination à combattre sans relâche toutes les formes de haine, de racisme et d’antisémitisme dans les établissements » tout en rappelant « avec force que le débat est consubstantiel à l’université en le fondant sur l’essence même de la démarche scientifique pour retrouver les conditions dignes de l’élaboration des savoirs ».

Les débats enflamment l’université américaine

Aux Etats-Unis les débats sont bien plus enflammés qu’en France sur fond de wokisme. Dans l’excellent article Harvard : la chute d’un empire américain Les Echos rappellent comment, auditionnée au Congrès en décembre par un comité parlementaire sur l’antisémitisme dans l’enseignement supérieur, la présidente de Harvard, Claudine Gay, est tombée dans le piège tendu par des sénateurs républicains : comme ses consœurs présidentes de Penn University et du MIT, elle n’a pas su dire clairement qu’appeler au génocide contrevenait aux règles de l’université. Peu après, harcelée également sur des plagiats dans sa thèse, sous la pression des donateurs elle démissionnait. Depuis les tensions sont exacerbées au point que le président par intérim de Harvard, Alan M. Garber, semble proche d’annoncer la création d’un groupe de travail chargé d’envisager une politique de « neutralité institutionnelle » (lire l’article du journal de l’université, le Harvard Crimson). Le président d’Harvard serait ainsi appelé à une sorte de « devoir de réserve » à la française alors même que son université est privée.

Pendant ce temps à l’université Columbia de New-York, des étudiants pro-Palestine manifestent depuis le 16 avril pour que l’établissement coupe ses liens financiers avec Israël raconte Le Monde. Ils ont même installé des tentes sur le campus pour créer un « camp de solidarité avec Gaza ». Refusant de partir ils ont finalement été délogés par la police le 19 avril à la demande de la présidente de l’université, une première depuis 1966, mais sont revenus depuis. Là comme dans d’autres grandes universités des étudiants ont été arrêtés et suspendus dans l’attente d’un conseil de discipline alors que les cours ne sont plus donnés qu’en présentiel à Columbia. Le mouvement pro Palestinien se développe en effet sur beaucoup de campus et pas les moindres comme l’établit The New York Times dans son article Scenes of Protests Spread at Elite Campuses. Après que des contre manifestants pro-Israël aient été menacés physiquement à Columbia le président Biden a quant à lui condamné les appels à la violence et « l’intimidation physique visant les étudiants juifs et la communauté juive ». « Faire vivre le débat suppose qu’il soit protégé », soulignent 70 dirigeants des établissements d’enseignement supérieur et de recherche, qui défendent, dans une tribune au « Monde », l’autonomie des « bastions démocratiques » que sont les universités.

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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