Par Frédéric Munier
Professeur de géopolitique en classes préparatoires, professeur affilié à Skema Business School, membre du CA de l’APHEC
Dans son ouvrage Relier les connaissances, Edgar Morin déclarait que « contrairement à une opinion répandue, le développement des aptitudes générales de l’esprit permet d’autant mieux le développement des compétences particulières ou spécialisées. Plus puissante est l’intelligence générale, plus grande est sa faculté de traiter des problèmes spéciaux. C’est elle qui opère et organise la mobilisation de connaissances pouvant éclairer chaque cas particulier ». En nous appuyant sur ce constat, nous aimerions montrer deux choses dans les lignes qui suivent. D’une part que les formations de l’enseignement supérieur les plus efficientes sont celles qui, précisément, enseignent cette intelligence générale, précieux viatique pour penser et agir. D’autre part que les classes préparatoires françaises ne représentent pas une exception, contrairement à ce qui est souvent affirmé, mais un modèle d’éducation humaniste enrichi des acquis et expériences du monde d’hier et préparant à celui de demain.
Et si le système français des classes préparatoires aux grandes écoles n’était pas une exception ?
Aux Etats-Unis, les étudiants les plus brillants font face à un choix lorsqu’ils entament leurs études supérieures : aller à l’université ou intégrer un collège d’arts libéraux. Ces derniers sont moins connus à l’étranger que les grandes institutions de l’Ivy League ou de la côte Ouest, mais elles n’en sont pas moins prestigieuses, à l’image du Williams College, considéré comme l’une des meilleures institutions du pays.
Les collèges d’arts libéraux sont des universités américaines d’un type particulier. Centrés sur le premier cycle dit « undergraduate », ils délivrent le grade de bachelor, accueillent peu d’étudiants – la plupart du temps moins de 2 000 – triés sur le volet. Leur originalité ne s’arrête pas là ; les enseignements y sont à fort contenu interdisciplinaire : philosophie, littérature, mathématiques, sciences expérimentales, histoire, sociologie y ont la part belle. Le but est de donner aux étudiants de larges connaissances, une capacité à développer une pensée critique et autonome, en d’autres termes un socle large de savoirs, préprofessionnels, qui échappent par leur nature-même à l’obsolescence.
Ajoutons que les professeurs, à la différence de leurs collègues des universités traditionnelles, sont des enseignants-chercheurs avant tout enseignants. Moins soumis à la pression de la recherche et à la soumission d’articles à des comités de lecture – le fameux « publish or perish » – ils sont par là même davantage disponibles pour leurs étudiants. En premier cycle universitaire, disposer du conseil de ses professeurs est un atout considérable pour des jeunes en pleine construction. C’est un socle sur lequel ils pourront s’appuyer durant toute leur existence, tant dans le domaine professionnel – qu’ils rejoignent l’entreprise, le service de l’Etat ou le monde de la recherche – que privé – il n’est jamais inutile de disposer d’un peu de culture pour donner sens aux évènements de la vie. A l’issue de cette formation, exigeante, ouverte et humaniste, ces étudiants en arts libéraux peuvent intégrer les plus grandes universités pour y poursuivre leurs études. Leur taux de réussite y est plus élevé que celui de leurs homologues ayant effectué un premier cycle dans une université traditionnelle. Cela ne vous rappelle rien ?
Ce modèle ressemble comme deux gouttes d’eau à celui des classes préparatoires aux grandes écoles françaises dont on nous serine à longueur d’articles qu’il n’existe pas d’équivalent dans le monde et qu’elles sont destinées à disparaître. Qu’on nous permette un instant de rappeler quelques vérités à leur propos : rapportées au nombre d’heures enseignées, les prépas sont moins coûteuses que l’université, leur efficience est sans équivalent et, en ce qui concerne les prépas aux écoles d’ingénieur et aux écoles de management, le taux d’échec y est marginal, l’employabilité garantie. Quelle est leur force ? La même que celles des universités d’arts libéraux : sélectivité, intensité de travail, interdisciplinarité, accent mis sur les connaissances fondamentales et les soft skills – ces compétences nécessaires à l’acquisition et à l’exercice de tout savoir ou savoir-faire, des savoir-être en somme. Et comme leurs homologues anglo-saxons, les étudiants passés par les classes prépa ont des profils de carrière plus rapides et plus avantageux que ceux qui ont intégré les grandes écoles par des voies parallèles. Au fond, le continuum français entre les prépas et les grandes écoles est tout à fait semblable à celui qui existe entre les Universités d’arts libéraux et les cycles postgraduate nord-américains, un modèle dont les résultats sont éprouvés mais dont le coût est infiniment supérieur à celui pratiqué dans l’Hexagone.
Les apports de l’humanisme médiéval
A vrai dire, si l’on veut comprendre à la fois le lien étroit qui lie ces deux formations par-delà l’Atlantique et surtout la visée qui préside à leur construction, il faut se tourner vers le Moyen-Âge central, plus précisément vers les XII-XIIIe siècles qui a vu se développer les écoles dont la réunion a donné naissance aux premières universités. Celles-ci délivraient un enseignement en deux temps. Les étudiants d’alors, qui étaient tous des clercs, devaient d’abord suivre une formation de plusieurs années au terme de laquelle ils devenaient « bacheliers ès arts », diplômés en « arts libéraux ». Derrière cette expression, il faut entendre sept disciplines dont nous dirions aujourd’hui que quatre ressortent des sciences et trois des humanités. Le premier groupe était constitué de la géométrie, de l’arithmétique, de l’astronomie et de la musique, le second de la grammaire, de la rhétorique et de la dialectique. Au fond, tous les bacheliers en arts maîtrisaient des éléments de mathématiques et de langue. Ils pouvaient d’ailleurs arrêter là leurs études car ils disposaient alors d’un bagage suffisant pour exercer toutes sortes d’activités intellectuelles. Certains pouvaient devenir professeurs ; il leur fallait pour cela obtenir la « licencia docendi », littéralement « autorisation d’enseigner », d’où provient le terme actuel de « licence ». Mais s’ils le souhaitaient, ils pouvaient entrer dans un cycle supérieur et étudier selon leur vœu le droit, la médecine et, pour les meilleurs, la formation la plus prisée de l’époque : la théologie.
Par un curieux pied de nez de l’histoire, ces formations dispensées notamment sur la montagne Sainte-Geneviève à Paris – où enseignaient les plus grands professeurs du temps, comme Thomas d’Aquin par exemple – ont, via l’Angleterre conquise par les Normands, transité vers le Nouveau monde où elles s’y sont implantées. Que l’on considère aujourd’hui les universités américaines d’arts libéraux : elles correspondent en tous points à leurs aïeules médiévales. La visée est la même : forger des têtes bien faites, donner une ouverture sur une large gamme de savoirs. On ne le sait guère, mais les médiévistes nomment « renaissance » ce XIIe siècle qui a vu naître les universités, prospérer le commentaire théologique, la découverte d’Aristote et, plus tard, l’élaboration d’un genre nouveau, l’encyclopédie – on pense à celle de Vincent de Beauvais notamment. Les arts libéraux étaient alors la propédeutique obligée aux études les plus exigeantes.
D’hier à aujourd’hui, d’aujourd’hui à demain
Du Moyen-Âge à aujourd’hui, le pont est finalement assez aisé à emprunter, d’autant plus que, mutatis mutandis, les problématiques auxquelles nous sommes confrontés sont comparables : faire face à une extension considérable du savoir disponible – la reproduction d’incunables au XIIe siècle, l’imprimerie au XVIe, l’internet actuellement – et comprendre un monde en plein changement. Les réponses en revanche sont propres à chaque époque. Mais, chaque fois, il n’est possible d’enjamber le fossé entre hier et aujourd’hui qu’en disposant de la palette de savoirs la plus large possible, en ayant intégré le passé pour mieux agir sur l’avenir.
Pour revenir un instant au XIIe siècle, cette articulation entre passé/présent/avenir est tout entière contenue dans le propos de Bernard de Chartres, l’un des grands intellectuels de son temps : « Nous sommes comme des nains assis sur des épaules de géants. Si nous voyons plus de choses et plus lointaines qu’eux, ce n’est pas à cause de la perspicacité de notre vue, ni de notre grandeur, c’est parce que nous sommes élevés par eux. » La formule est passée à la postérité des siècles plus tard lorsque Newton l’a reprise : « Si j’ai vu plus loin, c’est en montant sur les épaules de géants. » Or, c’est précisément ce dont nous avons besoin aujourd’hui : de grimper sur les épaules de géants. L’époque est trouble, c’est un lieu commun ; l’entrée en hypermondialisation (Subramanian & Kessler), dans un monde post-guerre froide, apolaire et instable, rend l’avenir incertain ou « VUCA », un acronyme emprunté à l’Army War College, pour « volatility, uncertainty, complexity, ambiguity ». Ces géants, ce sont les savoirs du passé et du présent, que nous devons faire nôtres pour éclairer l’avenir. On objectera que les champs disciplinaires actuels requièrent des degrés de spécialisation importants. C’est vrai, mais ils requièrent également une compréhension du contexte dans lequel on les exerce, des implications et interactions qu’ils engendrent, bref une dimension axiologique. C’est le sens de la formule tant rebattue de Rabelais selon laquelle « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Cela suppose, comme dans les siècles passés que l’étude de ces disciplines de pointe soit précédée d’un bagage de savoirs généraux et transversaux jouant à la fois le rôle de contenants, d’humus, de boussole également.
Dans un monde complexe, il nous faut plus que jamais disposer d’une formation articulant le général et le pointu. Par chance, nous en disposons : il s’agit du continuum entre classes préparatoires et grandes écoles ici, entre arts libéraux et l’université outre-Atlantique et dont il n’est pas étonnant qu’il produise aujourd’hui parmi les esprits les plus affûtés. Pour finir, et parce que chaque époque doit disposer de sa sémantique et de termes précis tant « mal nommer, c’est ajouter au malheur du monde » (Camus), risquons-nous à (ré)introduire un terme, une bannière capable de donner un sens à l’enseignement supérieur du XXIe siècle : la « consilience » ou « convergence des savoirs » (Edward O. Wilson). C’est dans le fait de « relier les connaissances » que réside, comme le notait Edgar Morin « le défi du XXIe siècle ». Et nous sommes armés pour le relever.