La perspective de voir des dizaines de milliers de jeunes contraints d’arrêter leurs études faute de financement a amené l’Etat à proposer un nouveau dispositif d’aide à l’embauche d’un apprenti. Un milliard d’euros sont sur la table pour que les entreprises reçoivent de 5 000 à 8 000 € de prime par an et par jeune embauché en contrat d’apprentissage. C’est à dire que cette année ne leur coûtera quasiment rien. Mais seulement s’ils ne dépassent par une formation de niveau bac+3. Les licences professionnelles oui, les masters non ! « Le gouvernement se préoccupe de soutenir l’apprentissage mais ce plan présente une grave faiblesse pour nos écoles et discrimine certains étudiants par rapport à d’autres », s’insurge le président de la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieur (Cdefi) et directeur de Télécom Saint-Etienne, Jacques Fayolle, qui demande que la « prime soit étendue à tous les niveaux ». Dans un communiqué commun la Cdefi, la Conférence des présidents d’université, la Conférence des grandes écoles, le Syntec ou encore l’Association Nationale des Apprentis de France (Anaf) stigmatisent la « rupture d’égalité entre les étudiants introduite par cette mesure fait craindre un effet d’éviction des apprentis de niveau master ou diplômes équivalents (ingénieurs…), alors que les effets de la crise économique liée au Covid-19 frapperont tous les jeunes ».
- Les mesures prises ne concernant pas les contrats de professionnalisation, une concertation sur le sujet va avoir lieu en juin.
Combien ça coûte ? Jusqu’ici, l’aide unique à l’embauche était réservée aux entreprises de moins de 250 salariés dans lesquelles les élèves préparaient des diplômes de niveau inférieur ou égal au bac (CAP, BEP, bac pro). La ministre du Travail, Muriel Pénicaud, élargit aujourd’hui ce dispositif d’aide à toutes les entreprises (pour celles de plus de 250 salariés il faut juste qu’elles répondent à leur obligation légale de salarier au moins 5% d’apprentis). Les entreprises pourront ainsi toucher 5 000 euros par an en embauchant un mineur de moins de 18 ans et 8 000 euros un étudiants majeur à partir du 1er juillet 2020 et jusqu’au 28 février 2021.
Le coût estimé de la mesure est d’environ un milliard d’euros. Faisons un rapide calcul. Les apprentis de niveau master et plus dans l’enseignement supérieur sont un peu plus de 54 000 sur un total de 166 000. Dont 24 000 dans les seules les écoles d’ingénieurs. L’alternance y durant trois ans ce sont environ8000 jeunes qu’il faudrait aider l’année prochaine. Soit un coût pour l’Etat qu’on peut estimer à 64 millions d’euros. Et comme on ne voit pas trop comment les futurs diplômés de l’université et des écoles de management du même niveau ne seraient pas aidés il faudrait sans doute ajouter encore 80 millions d’euros (le calcul se complique parce que l’apprentissage ne dure pas trois ans dans les autres établissements, il y a donc plus de premières années à financer) pour que la mesure s’applique à tous les niveaux de l’enseignement supérieur.
Les autres mesures. En plus d’une aide financière le gouvernement a également décidé de pérenniser le passage à six mois du délai accordé pour trouver une entreprise pour un apprenti institué pendant la période de confinement. Cela signifie qu’un jeune pourra voir sa formation financée jusqu’au 28 février 2021 même s’il n’a toujours pas trouvé une entreprise pour l’employer d’ici là.
Autre mesure forte en ces temps de distanciation : l’aide de 500 euros au premier équipement mise en place par la réforme de 2018 pour aider les CFA à s’équiper pourra désormais être consacrée à l’achat d’un ordinateur portable.
Pour les entreprises : l’enjeu de l’innovation. Les signatures de contrat d’apprentissage prennent déjà du retard dans de nombreuses entreprises qui n’ont pas assez de visibilité sur leur avenir financier. Une question qui se pose d’autant plus que le contrat est long comme c’est le cas pour les école d’ingénieurs. Et d’autant plus pour les PME. Si l’absence d’aide ne va pas forcément impacter véritablement les entreprises de taille moyenne et supérieurs, elle risque d’avoir un impact dévastateur pour les PME. « Dans les PME les apprentis sont porteurs d’innovation. Si elles ne peuvent pas embaucher aujourd’hui cela signifie pour elles une grave perte de compétitivité dans les deux trois ans », analyse Christian Lerminiaux qui demande : « Après des années de progression veut-on que la France redevienne un pays qui ne sait fabriquer que des produits de faible technicité ? »
La situation semble plus contrôlée dans les grandes entreprises et ETI. Parce qu’elle veut « contribuer à la transition énergétique des territoires » Enedis continue ainsi à recruter des alternants : 1 200 contrats de bac à bac+5 cette année alors qu’en 2019, 32% d’entre eux ont été recrutés à l’issue de leur formation. Delphine Manceau, la directrice générale de Neoma BS, qui compte pas moins de 700 apprentis, se veut donc optimiste : « Les recrutements en apprentissage ont repris dans la grande distribution, les télécoms, le luxe etc. et nous espérons que cela va nous permettre de rattraper le retard pris au printemps », tout en regrattant « beaucoup que le plan gouvernemental ne concerne pas tout l’enseignement supérieur ».
Mais que vont faire les grands groupes fortement impactés par la crise comme Air France, Airbus ou Accor ? « On les voit mal recruter suffisamment pour respecter leurs obligations de 5% d’apprentis sans dépasser le bac+3 s’ils ne sont pas soutenus », s’inquiète Yves Hinnekint, directeur général du groupe d’enseignement supérieur Talis spécialisé dans l’alternance et ancien directeur de l’OPCO Octalia.
Pour les établissements : l’enjeu du recrutement. Face à tous ces défis l’enseignement supérieur ne baisse pas les bras, même s’il ne sent pas assez soutenu. « Il faut le dire : ces mesures sont très positives. L’aide financière bien sûr, mais aussi le soutien à l’achat d’un ordinateur et la durée portée à six mois pour que le CFA et l’apprenti trouvent un contrat sont autant de mesures efficaces. Au lieu de tout faire en septembre-octobre on va glisser la recherche d’un contrat jusqu’à la fin de l’année », reprend Yves Hinnekint
Un contexte contrasté Kedge et BSB augmentent même largement leur nombre de places accessibles en apprentissage. L’EM Normandie va encore plus loin en se dotant de son propre centre de formation d’apprentis (CFA) pour poursuivre l’essor de la filière. Suppression des quotas de places, accompagnement en direct des alternants, autonomie, simplification des démarches administratives et diminution des coûts pour les entreprises, l’école y voit de nombreux avantages. « Sur les 850 contrats d’alternance que compte l’école cette année, nous n’avons reçu que deux demandes de rupture, dont seulement une parce que l’entreprise avait des difficultés économiques. Aujourd’hui la crise ne semble pas affecter les grands donneurs d’ordre », signifie le directeur général de l’école, Elian Pilvin.
Un énième combat. Mais comment se fait-il que l’enseignement supérieur soit encore et toujours le grande oublié des réformes et mesures de l’apprentissage ? Coût contrat sous-estimé, part du barème de la taxe d’apprentissage constamment rognée et maintenant aides oubliées, on a souvent le sentiment que le ministère du Travail a du mal à considérer qu’un apprenti puisse être diplômé de haut niveau. « Cette distinction entre les niveaux de formation entretient en outre l’idée que l’apprentissage ne serait pas un dispositif adapté aux plus hauts niveaux de qualification, alors que la réforme précédemment portée par le gouvernement visait à le promouvoir pour tous », remarquent également les signataires du communiqué. « Il faudrait plus de dialogue entre le ministère de l’Enseignement supérieur et celui du Travail » euphémise Christian Lerminiaux pendant que Jacques Fayolle rassure : « Il n’y a aucun esprit de revanche dans cette mesure. Uniquement une volonté de ne pas dépenser trop ».