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« Nous sommes devenus des corpus de données et plus seulement des êtres de chair et de sang »

Didier Paquelin

 Professeur titulaire de la Chaire de Leadership en pédagogie de l’enseignement supérieur de l’Université Laval du Québec, Didier Paquelin conduit depuis plus d’une trentaine d’années des études et des recherches sur la transformation des pratiques d’enseignement et d’apprentissage en contexte numérique. Il fait partie du réseau interuniversitaire Obvia qui regroupa plus de 240 chercheuses et chercheurs membres ainsi que de nombreux partenaires au Québec et à l’international.

 Olivier Rollot : Qu’est-ce qui change aujourd’hui dans l’enseignement supérieur avec la montée en puissance des IA ?

Didier Paquelin : Il y a plus de 70 ans qu’on s’intéresse aux IA dans l’enseignement supérieur mais, dans les années 1985-90, nous sommes passés par ce qu’on appelle « l’hiver de l’IA » faute de financements suffisants des États. Les IA sont de retour aujourd’hui et nous travaillons beaucoup sur l’éducation aux IA et ce qu’elles peuvent apporter aux apprentissages dans une logique de compréhension plutôt que d’interdits. Il faut replacer l’IA comme une contributrice aux processus d’enseignement et d’apprentissage en restant prudent sur ses effets. Il faut lutter contre de fausses croyances quand on n’a finalement rien appris en rendant un document produit par une IA !

La question que nous nous posons au sein d’Obvia est comment les IA peuvent aider l’humain, depuis le primaire jusqu’aux seniors. Il faut laisser aller toutes les dérives d’usage pour les comprendre et adopter d’autres postures.

O. R : Comment jugez-vous le degré de compétences de vos étudiants dans l’utilisation des IA ?

D. P : Plus généralement dans leur usage numérique les étudiants savent utiliser TikTok etc. mais n’ont pas une vraie conscience de ce qu’ils font. Que sont les IA ? Qu’est-ce qu’un algorithme ? Quels sont les principes des LLM ? Il faut comprendre comment cela fonctionne alors que nous sommes bien loin de produits scolaires et d’équations simples mais face à des boites noires auxquelles personne n’a accès tant elles reposent sur des puissances de calcul absolument folles. Il faut comprendre de quelles données on parle et comment la qualité de la donnée de base influe sur la nature des traitements et le produit de sortie. Jusqu’à quel point d’incertitude sommes-nous prêts à aller ?

O. R : Mais pourquoi cette sensation d’empathie qu’on peut avoir avec les IA ?

D. P : Nous sommes pris dans une sorte d’anthropomorphisme de la technique à laquelle on prête des capacités humaines. Nous recevons des IA des discours très lissés qui nous font toujours plaisir. Un peu comme une cartomancienne qui nous dit toujours ce que nous voulons entendre.

O. R : Interrogés les professeurs sont surtout inquiets de la pertinence de poursuivre des évaluations de travail en dehors de l’institution. Faut-il abandonner les devoirs à domicile ?

D. P : Le point central à travailler c’est l’évaluation. A l’université de Laval nous tenons à maintenir des devoirs à domicile. Mais faut-il seulement rabâcher ce que dit le professeur ? Les changements dans les pratiques ne sont durables que si les évaluations sont modifiées. Des évaluations qui sont garantes du fonctionnement du système. Parce que le moment où on apprend c’est l’évaluation. C’est le moment auquel je fais appel à ce que j’ai appris pour aller chercher ce que j’ai compris. Pour résoudre. C’est bien différent de la simple mémorisation.

Il faut pouvoir donner une place aux IA. Les utiliser pour se donner du temps long. Mettons de l’énergie à repenser les évaluations. Il y un vrai déficit de formation pédagogique en France – je le sais, j’y ai enseigné quinze ans – et de scénarisation.

O. R : En quoi les IA ne permettent-ils de mieux raisonner ?

D. P : Avec les IA il faut travailler à un apprentissage en profondeur car les IA amènent à un autre niveau de réflexion. C’est un vieux principe qui nous vient des Jésuites : discussion / dispute / dialogue pour parvenir à défendre des éléments contraires pour construire sa propre pensée en passant par la peau d’un autre. C’est là où les IA sont intéressantes quand elles entrent dans une forme de dialogue en nous proposant beaucoup de ressources auxquelles nous nous confrontons.

Le tout est de maintenir une distance critique pour nous développer. L’humain doit développer cette capacité d’ouverture pour entrer dans un dialogue constructif. Ils doivent comprendre la nature du raisonnement en mobilisant des philosophes pour comprendre ce qu’est un raisonnement. En quelque sorte les IA nous renvoient à nous-même. Nous sommes devenus des corpus de données et plus seulement des êtres de chair et de sang.

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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