Parce qu’elles se veulent toujours à la pointe de l’insertion professionnelle, les grandes écoles de management se doivent plus que jamais de former les diplômés que les entreprises leur demandent. Directeur adjoint de Grenoble EM, Jean-François Fiorina nous explique les processus auxquels elles s’astreignent tout en revenant plus largement sur l’actualité.
Olivier Rollot (@O_Rollot) : La grande promesse des grandes écoles de management, c’est de permettre à leurs diplômés de trouver un emploi. Comment y parvenez-vous ?
Jean-François Fiorina : Notre mission est d’être au service des entreprises pour permettre à nos étudiants de décrocher l’emploi de leurs rêves, dans l’entreprise de leurs rêves à un bon salaire. Notre promesse c’est de former nos étudiants pour qu’ils puissent changer d’entreprise, et même de secteur, du jour au lendemain. Cette promesse demande de la transparence et des justifications. Quand on nous demande à quels entreprises et secteurs nous formons nous devons pouvoir le prouver avec la liste de nos diplômés. Les classements que va bientôt proposer Linkedin sur l’insertion des diplômés donneront bientôt cette transparence. Les étudiants raisonnent de plus en plus en termes de « retour sur éducation », selon la formule du directeur de l’EMLyon, Bernard Belletante, et nous leur donnons ce retour grâce aux fondamentaux que nous leur apportons.
O. R : Mais comment faites-vous pour répondre aux attentes des entreprises ?
J-F. F : Il nous faut $ absolument produire des contenus qui correspondent à leurs besoins, tant actuels que futurs. C’est dans ce but que chaque programme possède un comité scientifique où des entreprises et des anciens viennent discuter avec des professeurs de leurs problématiques.
O. R : Comment sont constitués ces comités ?
J-F. F : Ils regroupent généralement de 20 à 30 personnes dont un tiers sont des représentants d’entreprises et des anciens, un autre tiers des enseignants de Grenoble EM et le tiers restant des académiques. Pour chaque mastère spécialisé ou MSc, il faut compter deux à quatre heures de réunion par an. Pour les écoles une journée entière entre réunion plénière et ateliers. Le plus important c’est ce qui se déroule après, quand les professeurs analysent et interprètent le contenu de ces réunions pour les transformer en options, cours, parcours ou programme de formation grâce à leur recherche.
Par ailleurs les stages de nos étudiants, comme toutes les expériences professionnelles, donnent lieu à des évaluations. Nous demandons d’ailleurs à nos étudiants d’évaluer leurs cours avant et après ces stages. Un commentaire type « ce cours est nul » peut alors se transformer en « ce cours est fabuleux » à un retour de stage où un étudiant a pu mesurer tout ce que lui apportais son cours dans l’entreprise.
O. R : Les entreprises sont-elles de de plus en plus exigeantes ?
J-F. F : Les entreprises nous demandent de former des jeunes directement employables. Ce qui nous pose des questions philosophiques. Il y a vingt ans nous formions des jeunes avec une tête bien faite que l’entreprise complétait. Aujourd’hui un diplômé doit être bon et opérationnel tout de suite. Pour y parvenir il faut que, pendant tout son cursus, il réfléchisse à son projet et valide bien dans quel domaine il veut travailler.
O. R : Et qu’attendent le plus les entreprises des diplômés ?
J-F. F : D’abord qu’ils les « bougent ». Qu’ils aient des idées novatrices, tant en termes d’innovation que de management, pour les aider à entre dans un monde de plus en plus technologique dans lequel il faut également maîtriser les données géopolitiques.
O. R : La géopolitique a pris une importance déterminante à Grenoble EM. Vous organisez même un Festival chaque année à ce sujet (cette année du 17 au 19 mars sur le thème « Dynamiques africaines »).
J-F. F : Le monde s’accélère et les entreprises attendent des analyses qui répondent spécifiquement à leurs attentes. Avant c’était le rôle des institutions publiques de les conseiller, aujourd’hui Renault ou Total doivent comprendre pourquoi elles doivent ou pas investir en Iran ou au Venezuela, Aéroports de Paris en Turquie, etc. Quand les étudiants de Sciences Po produisent des notes sur les pays, les nôtres doivent aller dans le détail. Avec la multiplication des attentats dans le monde, la gestion des risques devient un enjeu crucial : une entreprise doit réfléchir en amont à la gestion de ses personnels dans des pays « à risque » si un événement grave s’y produit.
O. R : Vous travaillez également sur le champ multiculturel.
J-F. F : Nos étudiants doivent comprendre ce qu’ils peuvent dire ou pas dans un espace multiculturel différent. Bien sur on ne peut pas apprendre comment se comporter dans chaque pays mais il faut comprendre comment des enchaînements de phrase, d’attitude peuvent provoquer malentendus ou choquer. C’est la culture générale du monde moderne ! Elle peut par exemple s’illustrer dans le cinéma où un film, s’il veut avoir du succès en Chine, doit s’adapter à certaines contraintes au point que les scénarios sont de plus en plus discutés en amont avec les instances chinoises avant de les lancer. La vision française d’une très grande liberté à chaque instant n’est pas la même en Chine. Un professionnel doit bien mesurer quelles sont les conséquences pour son entreprise de tel ou tel comportement.
O. R : La culture générale revient en force ?
J-F. F : L’école du futur c’est le grand retour de la culture générale mais pas de la culture générale à la française, celle où on récite des citations de Platon quelles que soient les situations. La culture générale dont nous parlons aujourd’hui c’est celle qui permet d’utiliser des écrits de référence adaptés à chaque situation. Seulement cela doit se préparer très en amont dans le système éducatif, dès le primaire, l’enseignement supérieur ne peut pas tout absorber.
O. R : Pour entrer à Grenoble EM il faut absolument être féru de géopolitique ?
J-F. F : Pas forcément. L’important quand on passe les oraux des concours c’est de prouver ce qu’on dit. Il ne suffit pas de dire « je suis passionné de géopolitique » alors qu’on ne connaît pas la différence entre les sunnites et les chiites. Il faut montrer sa sincérité, alors que nous recevons énormément de candidats qui semblent répondre quasi automatiquement à la question qu’on leur pose tant ils sont bien préparés.
O. R : Grenoble EM et l’ESC Clermont se rapprochent. Comment allez-vous travailler ensemble ?
J-F. F : Comme nous le faisons avec l’ensemble de nos partenaires. Nous installons à Clermont deux formations, un bachelor et notre mastère spécialisé « Achat »s. Il y a pour nous un vrai besoin des entreprises pour ces formations sur ce territoire. Plutôt que nous installer en solo, nous avons privilégié les synergies. C’est d’ailleurs ce modèle que nous développons depuis de nombreuses années et qui explique en partie la réussite de notre développement. Par ailleurs, ce partenariat prend tout son sens dans le cadre de la nouvelle région Auvergne-Rhône Alpes
O. R : Les écoles de management sous tutelle des chambres de commerce et d’industrie, dont la vôtre, vont bientôt pouvoir adopter un nouveau statut dit d’EESC (établissement d’enseignement supérieur consulaire). Quel intérêt pour une entreprise d’entrer dans le « tour de table » d’une école quand elle ne pourra ni y être majoritaire ni toucher de dividendes ?
J-F. F : Tout étudiant en finance lèverait les yeux au ciel devant une telle proposition ! Et pourtant j’ai identifié cinq groupes d’entreprises qui pourraient être intéressées. D’abord des groupes privés de formation qui voudraient consolider leur image en investissant dans une sorte de « navire amiral » qui leur apporterait en termes d’image et qui, bien géré, pourrait un jour être concrétisé en espèces sonnantes et trébuchantes. Ensuite des fonds d’investissement privés, plutôt déjà intéressés par l’éducation, à la fois pour les mêmes raisons et pour mutualiser leurs enseignes. Nous sommes à la pointe dans de nombreux domaines et nombre de nos savoir-faire pourraient être monétisés en créant des filiales de commercialisation propres à dégager des revenus. D’autres groupes de formation, mais dans des domaines différents, pourraient vouloir être présents sur d’autres segments avec nous. Là encore en envisageant des mutualisations.
Ce pourraient également être des entreprises qui, si elles ne sont pas directement dans la formation, possèdent des universités d’entreprise. Alors qu’elles ne peuvent pas délivrer de diplômes, elles pourraient s’appuyer sur une école de management dans une logique de consolidation de leur offre. Pour nous ce serait aussi l’occasion d’apprendre des techniques et de toucher un nouveau public. Pour les deux d’accroître notre leadership. Ensemble nous pourrions produire des serious games comme des MOOC pour aller enseigner directement dans l’entreprise.
O. R : Mais que va apporter aux écoles de management ce nouveau statut au final ?
J-F. F : Il va nous permettre de franchir un nouveau cap sans être toujours dans le court terme. Les frais de scolarité ont atteint leurs limites et nous devons trouver les moyens d’investir durablement dans le digital. Il va simplifier et pérenniser nos financements afin de nous donner les moyens de continuer à jouer dans la cour des grandes business schools internationales.
O. R : L’Etat vous soutient assez dans cette direction ?
J-F. F : Nous nous développons sans aide de l’Etat dans un secteur stratégique. Recevoir des étudiants étrangers (ils représentent 40% de nos effectifs de tous nos programmes et 25% dans la grande école) c’est à la fois économiquement intéressant et ce qu’on appelle de la « diplomatie douce ». Il faut penser l’éducation comme une « activité d’influence ».
O. R : Vous n’avez pas peur de la montée en puissance de l’enseignement privé à but lucratif dans ce contexte ?
J-F. F : Il n’y a pas de bon ou de mauvais modèle. Chaque établissement doit trouver son économie et la liberté de tenir sa promesse. Pour autant, l’Etat doit tailler dans le vif des « marchands de soupe » qui continuent à exister, ceux que j’ai qualifié d’exploiteur de la « misère éducative » dans mon dernier post sur mon blog.