A l’heure de la montée en puissance de l’intelligence artificielle (IA), alors que les entreprises veulent recruter des diplômés prêts à s’investir dans des projets et ouverts sur le monde, comment doivent-elles se comporter avec des jeunes recrues qui demandent d’abord qu’on donne du sens à leur vie ? Et comment les établissements d’enseignement supérieur peuvent contribuer à cette quête de sens ? Autant de questions posées lors du dernier congrès de la Conférence des grandes écoles consacré aux « Grandes écoles et transformations sociétales », qui se tenait à Lille début octobre. « Il y a un besoin de changement de management dans les grandes entreprises et les jeunes diplômés nous y poussent. Il faut réimpliquer chacun après des années de déshumanisation », répond par exemple Frédéric Van Heems, directeur général de Veolia Eau France (et diplômé d’HEC), qui regrette qu’on « ait glissé vers un monde de défiance alors qu’il existe aujourd’hui un immense besoin de revenir dans un esprit de confiance ». De son côté le philosophe et entrepreneur chez MyJob Company remarque : « Nés avec Internet les jeunes découvrent des entreprises de plus en plus en décalage avec ce qu’ils connaissent. Ils cherchent du « être » pas de l’ »avoir » dans un monde qui ne fonctionne pas ».
Comment donner du sens à sa vie ? Du côté des formateurs les réponses aux défis croisés des jeunes et des entreprises sont multiples. Notamment pour répondre au besoin de sens, de RSE (responsabilité sociale des entreprises) qu’expriment de plus en plus les futurs diplômés. « Depuis la création des Insa on mêle sciences fondamentales et sciences sociales pour former des ingénieurs humanistes. La RSE était déjà dans la vision initiale des Insa et nous travaillons même à la constitution d’un éco-campus. », rappelle Carole Plossu, directrice générale de l’Institut Gaston Berger de l’Insa Lyon, qui insiste : « Nos étudiants nous ont poussé à mettre en avant ces problématiques en faisant même signer une charte d’engagement à notre directeur avant son deuxième mandat ». Une quête de sens forcément centrale à Paris Nanterre. « Nous sommes impliqués dans l’enseignement aux jeunes en prison comme des jeunes réfugiés syriens par exemple. Nous aidons nos diplômés à monter notamment des entreprises à visée sociale, dans le cadre de notre incubateur PEPITE. Beaucoup de nos UMR (unités mixtes de recherche) mènent des recherches de haute qualité sur le tissu social et nous échangeons avec des universités étrangères pour développer cette notion d’engagement social des universités. C’est ainsi que nous faisons évoluer et préservons à la fois « l’esprit de Nanterre » ! », rappelle son président, Jean-François Balaudé.
A Nanterre tout cela semble naturel. Mais même à HEC l’impact social est devenu une priorité. « L’impact social et sociétal est l’un des trois axes d’expertise sur lequel nous investissons fortement à HEC, avec le digital et l’entrepreneuriat. On ne nous attend pas forcément sur ce sujet alors que c’est bien pour nous un axe stratégique majeur, relevant de la mission et de la responsabilité d’une école comme la nôtre », assure le directeur de la communication d’HEC, Philippe Oster. Et la publicitaire Mercedes Erra, à qui on doit la te nouvelle campagne de communication de l’école, d’insister : « HEC n’est pas parfait partout. Elle doit encore se concentrer sur la formation des femmes par exemple. Notre campagne doit aussi l’aider à ne pas cesser de réfléchir à ce que doit être l’entreprise de demain ».
Des expériences humaines. Dans ce contexte, les écoles mettent de plus en plus en avant la possibilité pour les étudiants, pendant leur cursus, de remplir des missions humanitaires. Le programme Humacité du groupe Sup de Co La Rochelle BS attire ainsi nombre d’étudiants qui veulent réaliser une mission citoyenne obligatoire au service d’associations ou d’ONG. Une dimension « responsable » qui est depuis longtemps l’apanage de l’école. « La RSE (responsabilité sociale des entreprises) fait partie des grandes spécificités de La Rochelle. Nous avons été la première école à développer un master de gestion de l’environnement en 1999 », commente son directeur, Bruno Neil. A contrario Emeric Fortin, responsable des formations de masters et du développement durable des Ponts ParisTech, remarque que ses propres étudiants lui paraissent parfois loin de ses préoccupations : « Ils ont choisi la meilleure école possible pour ne pas avoir à choisir ».
Déléguée générale de l’association Animafac, Claire Thoury rappelle que « les expériences associatives apportent également de la confiance en soi ». Sans les rendre pour « autant obligatoires c’est une espace dans lequel on apprend à se connaître et c’est déterminant dans sa construction d’adultes ». Et il ne s’agit pas uniquement de donner du sens ses années étudiantes. Pas moins de 700 000 emplois vont être à pourvoir dans le secteur de l’économie sociale et solidaire (ESS) d’ici 2025. « Les jeunes investis dans leur structure associative pendant leur formation, et notamment dans les Grande écoles, ont de plus en plus envie de les transformer en activité ensuite », se félicite Claire Thoury. Un exemple. L’association la Cravate solidaire a été créée par trois jeune diplômés de l’EDC pour collecter des tenues professionnelles et les distribuer aux personnes défavorisées en recherche d’emploi.
Des « softskills » donneuses de sens. « Le futur étant par nature incertain il faut d’abord travailler la résilience chez nos étudiants », assène Emeric Fortin. Le marché du travail va ainsi profondément changer avec l’irruption de l’intelligence artificielle (IA) et la part donnée aux algorithmes. « Il faut savoir donner du sens à l’IA au-delà des bases de données et de leur exploitation, comprendre comment l’information doit être lue et comprise. Il faut définir quelles compétences sont intangibles et comment elles vont pouvoir vous permettre d’évoluer sur 30 ans », constate le directeur général de l’EM Strasbourg, Herbert Castéran quand Delphine Manceau, la directrice générale de Neoma BS, analyse : « Notre mission a changé, nous devons former nos étudiants à trier l’information, à la transformer en levier de décisions et à se repérer dans le contexte actuel. Nous devons les préparer à être agiles, créatifs et en capacité de s’adapter à un monde qui évolue rapidement : 85% des métiers de 2030 n’existent pas encore ».
Un contexte dans lequel les fameuses « soft skills », ces « compétences douces » qu’on traduirait plutôt en « savoirs comportementaux », prennent une place de plus en plus importante. Laure Bertrand occupe ainsi un poste unique dans l’enseignement supérieur français : elle est directrice des soft skills (et des services pédagogiques transversaux) au sein du Pôle Léonard-de-Vinci : « A ce titre je suis en charge de tout qui accompagne les étudiants en plus des cours : l’emploi, le sport, les activités associatives ». « Notre volonté de mettre en avant les soft skills répond également à un appétit de transversalité entre nos différentes formations », explique le directeur général du Pôle, Pascal Brouaye. Les étudiants des trois écoles du Pôle – l’Esilv (école d’ingénieurs), l’EMLV (école de management) et l’IIM (digital) – travaillent régulièrement ensemble dans le cadre de projets transversaux sur des thématiques soft skills. Deux fois par an un grand événement regroupe 900 étudiants sur des thématiques comme « L’entreprise responsable », « Le climat » ou encore « La gamification au service de la société ». « Sur cette dernière thématique nous pouvons aussi bien leur demander de réfléchir à comment amener plus de jeunes à voter aux élections qu’à mieux traiter les grands malades », signifie Laure Bertrand. Le travail des groupes – cinq à six étudiants inter écoles – est ensuite évalué. « Les étudiants doivent analyser leur travail, les conflits qui ont émergé, comment les résoudre. Ils prennent l’habitude de se débriefer et de prendre de la hauteur dans leur fonctionnement collectif. »
Penser aux besoins des entreprises. « Les diplômés devraient mieux connaître la vie des entreprises à partir d’exemples. Ils manquent vraiment d’une vision sociale et ressources humaines », regrette Jean-Marie Lambert, directeur général adjoint en charge des ressources humaines de Veolia. Dans un esprit d’ouverture sur l’entreprise Centrale Lille a réformé son cursus centralien en créant le « Track entreprise Junior Graduate Program » pour ses élèves qui souhaitent être « confrontés à la réalité des métiers auxquels ils se destinent ». Pour cela ils intègrent une entreprise durant un an pour exercer deux ou trois métiers différents. Après une première période en alternance (six semaines en entreprise et deux autres à l’école), l’élève partira dans un pays étranger pour exercer une ou deux autre(s) fonction(s) pendant un semestre. Une plongée dans le réel que les Grandes écoles de management favorisent dès le début de la scolarité. Cette année les 700 nouveaux étudiants intégrant la première année du programme Grande école de l’Edhec ont ainsi été immergés pendant 25h dans un hackathon « Tech for Society ». Objectif : trouver des solutions aux grands enjeux de société (migration, environnement, économie circulaire etc.) et apprendre par la pratique les rudiments de l’entrepreneuriat (en termes de posture, ressources, et méthodologie).
Et en amont les classes préparatoires économiques et commerciales commencent à instituer des périodes d’immersion en entreprises. « Nos élèves ont besoin de donner un sens à la prépa. De comprendre pourquoi ils font tous ces efforts. On leur montre que le monde est complexe », assure le président de l’APHEC, Alain Joyeux. Pour lequel « cette période d’immersion est aussi un élément d’attractivité pour notre formation. Cela les fait grandir et les motive pour la suite. Donner un sens concret n’est pas contradictoire avec l’excellence académique et la réussite aux concours, bien au contraire ».