« Les illettrés du XXIème siècle ne seront pas ceux qui ne savent pas lire ou écrire mais ceux qui ne savent pas apprendre, désapprendre et réapprendre », prédisait le futurologue Alvin Toffler dès les années 70. Mais que faut-il apprendre dans un monde déjà dominé par les nouvelles technologies et demain par l’intelligence artificielle ? Et comment ? Que deviendront les diplômés d’aujourd’hui dans ce monde de la « fin du travail » que prophétisait Jeremy Rifkin en 1995 dans son livre éponyme ? Autant de questions qu’on s’est posé la semaine dernière au Qatar où se déroulait le World Innovation Summit for Education (Wise), un événement qui réunit depuis 2009 les grands acteurs de l’éducation venus du monde entier et sur lequel nous étions présents.
La montée en puissance de l’IA
Après l’ère numérique, les formateurs doivent maintenant faire face à la montée en puissance d’une intelligence artificielle (IA) qui s’apprête à tout bouleverser. «Aujourd’hui et demain, les besoins en professionnels du numérique maîtrisant notamment les concepts globaux de l’IA et les cas d’usage vont devenir pressants pour accompagner les projets métiers ou les innovations technologiques», estime l’association Pasc@line dans une toute nouvelle étude. Elle préconise donc d’intégrer le sujet « Intelligence artificielle » dans l’ensemble des cursus des étudiants ingénieurs du numérique, de multiplier les spécialisations en fin de cycle mais aussi d’enseigner les concepts et les cas d’usages principaux de l’IA dans les formations d’ingénieurs ne relevant pas spécifiquement du numérique mais également dans les écoles de management.
« Il y a 20 ans nous formions des diplômés qui allaient travailler dans le marketing et la finance. Nous avions remarquablement appris à des étudiants à aller puiser dans des stocks de connaissance », confirme Bernard Belletante, le directeur d’emlyon BS qui remarque que « 2020-2030 va être la décennie de l’intelligence artificielle. Ce qui signifie que notre responsabilité c’est de développer les compétences d’individus qui vont devoir travailler dans des systèmes complexes et apprenants ». Exactement ce que professe Laurent Alexandre dans son livre La Guerre des intelligences (JC Lattès)en remarquant : « Chaque année 800 000 jeunes se présentent sur le marché de l’emploi. Seront-ils mis en concurrence avec des robots dopés à l’IA faible ? ».
Certaines études, comme celle de Frey et Osborne (Frey & Osborne, 2013), évaluent à 47% le nombre d’emplois aux Etats-Unis à « risque de substitution » par des robots matériels ou logiciels. Une analyse plus récente de l’OCDE (Arntz, Gregory, & Zierahn, 2016) évalue un risque plus faible en partant du principe que « les tâches automatisables à l’intérieur d’un emploi donné seront remplacées par d’autres tâches moins automatisables ». 9% des emplois de l’OCDE seraient à un risque supérieur à 70% d’être automatisables. Et n’y aura pas que les chauffeurs routiers qui seront remplacés par des IA à l’ère de la conduite autonome. Même les professionnels les plus reconnus aujourd’hui, au premier chef les médecins, sont potentiellement menacés d’une transformation majeure de leur activité. Face au monceau de données qui va être traité par les entreprises médicales ils risquent en effet de n’être bientôt que de simples intermédiaires entre celles-ci et leur malade. Comme les infirmières le sont aujourd’hui avec eux ? « Quand les machines permettent des diagnostics plus précis que les humains les médecins doivent se concentrer sur l’écoute de leurs patients. Et être formés pour ça », positive le politologue américain et auteur de l’ouvrage In Defense of a Liberal Education Fareed Zakaria pendant le colloque d’ouverture du Wise.
Quelle IA dans l’éducation ?
« Artificial Intelligence and Virtual Reality: The next giant leap in education? », une conférence du Wise était consacrée au rôle que pourrait jouer l’IA et la réalité virtuelle dans l’éducation. Et s’il avait fallu établir l’intérêt des participants pour le sujet il suffisait de voir la salle comble – deux fois trop petite pour accueillir tous les participants – d’un public désespérément à la recherche d’informations pour ne pas rater la prochaine révolution pédagogique. « L’IA professeur peut venir en aide au professeur humain qui ne peut être expert en tout. Les élèves sont de plus en plus habitués à apprendre avec une IA depuis leur enfance par leurs jeux », assure Jingfang Hao, fondatrice de l’entreprise chinoise WePlan et écrivaine. « En utilisant les technologies un professeur peut enseigner individuellement plutôt qu’à la classe », estime James Crabtree, professeur à l’université de Singapour. Ce que défend également Jörg Dräger pour la Fondation Bertelsmann en estimant que « c’est toute la différence entre une éducation fondée sur un tableau noir central, que nous avons fini par adopter, et celle qu’on donnait auparavant à des enfants de tous âges mêlés dans la même classe qui se formaient individuellement avec leur propre cahier de connaissance ».
Autant de questions qui viennent rappeler que le premier challenge est de répondre à la demande massive d’éducation dans le monde. « Avec l’hétérogénéité des classes, la nécessité de psychologues, de matériel, etc. chaque élève coûte 2,5 fois plus cher à éduquer aux Etats-Unis qu’il y a trente ans », établit Jörg Dräger, qui ne voit pas comment on pourrait être « efficace pour répondre à ces demandes sans un recours massif aux nouvelles technologies ». Mais faut-il créer ses propres technologies ou utiliser celles des grands acteurs comme Google, qui s’améliorent à mesure que de plus en plus d’utilisateurs les adoptent ? Une question que pose James Crabtree devant le « coût exorbitant des nouvelles technologies », sans se poser les questions qu’on se pose souvent en Europe sur l’appropriation des data par les grands acteurs du web.
Développer d’autres compétences
Face au phénomène le système éducatif paraît bien désemparé. « Nous ne sommes plus dans un système où on sait où on va à long terme. On doit faire bouger régulièrement la trajectoire et être flexibles avec les entreprises qui sont dans le même bateau que les écoles et les organismes de recherche. Il faut savoir travailler par approximations successives bien loin de programmes nationaux décidés par des instances nationales », analyse Laurent Carraro, qui vient de remettre au ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation son rapport sur l’avenir des formations en ingénierie.
Que faire apprendre à ses étudiants quand chacun est convaincu de l’obsolescence rapide de la plupart des notions inculquées pendant leur formation ? « Il faut développer d’autres compétences et plus seulement se remémorer, lire, écrire quand les machines le font mieux que nous. Il faut travailler sur le sens, l’empathie, des compétences que le système éducatif ne développe pas alors que l’esprit critique est plus que jamais utile », analyse François Taddei directeur d’un Centre de Recherches Interdisciplinaires largement reconnu comme le pilier des nouvelles pédagogies en France. « Un des impacts du numérique c’est de développer encore plus la nécessité de maîtriser des soft skills pour ne pas être cannibalisés par l’outil. Nous n’avons plus besoin de professionnels formatés comme en avait besoin l’économie avant mais de profils capables de bousculer les organisations », renchérit l’ancien directeur des Arts et Métiers, Laurent Carraro.
Mais la première de ces compétences ne devrait-elle pas être l’autonomie ? « On doit se tourner vers les classes inversées et la responsabilisation de nos étudiants qui sont de moins en moins autonomes même s’ils croient leur contraire parce qu’ils savent utiliser Wikipedia… », regrette à Fabienne Blaise, la présidente de l’université Lille 3, qui constate : « Quand ils entrent à l’université il faut d’abord qu’ils commencent par apprendre à se servir de leur savoir ». Une inadaptation de l’enseignement secondaire aux besoins de l’enseignement supérieur que déplore également le président de l’APHEC (Association des professeurs des classes préparatoires économiques et commerciales), Alain Joyeux : « Les classes préparatoires se situent à la fin d’un système éducatif qui est très largement pyramidal. Au sein d’un contrat social, à mon sens dépassé, où le professeur est le seul détenteur d’un savoir, qui a un programme à boucler et est évalué sur sa capacité à boucler son programme au prix parfois d’un sérieux bourrage de crâne. Il y aurait une révolution à faire mais de tout notre système scolaire, bien en amont des CPGE ».
Apprendre… autrement
Avec la nécessité de se former tout au long de la vie, avec la montée en puissance de l’apprentissage sur Internet, les établissements d’enseignement supérieur doivent autant apporter des connaissance qu’« apprendre à apprendre ». « Ce n’est pas facile de donner du sens à un cours de management quand on n’a jamais travaillé. Il faut bien scénariser et mettre nos étudiants en face de formats différents », assure Valérie Claude-Gaudillat, la directrice d’Audencia Innovation qui remarque que « les étudiants ne sont pas naturellement demandeurs, ayant en tête le modèle classique de la grande école ». Une certaine défiance dont Hélène Michel, qui pilote les « serious games » au sein de Grenoble EM, fait également le constat : « Si on veut motiver les étudiants il ne faut pas leur dire qu’ils vont apprendre plus simplement en jouant, ce qui signifierait qu’on nie leurs compétences, mais qu’on apprend mieux ».
Dès leur formation l’IMT Atlantique s’attache ainsi à rendre ses étudiants innovants par l’élaboration de pédagogies actives. En 2ème année les étudiants du campus de Brest peuvent ainsi suivre un projet innovation » dans le cadre duquel ils vont animer un cours devant 200 étudiants. Ils ont par exemple eu à réfléchir à comment « créer des drones sous-marins qui suivent automatiquement les plongeurs ». Sans GPS évidemment et avec la nécessité de penser à une mise en production à des prix abordables. « Nous voulons former tous nos étudiants à l’innovation avec différentes phases projet tout au long de leur cursus pour leur apprendre à travailler en « essais-erreurs successifs ». Certains élèves disent ne pas être créatifs et nous sommes là pour leur dire que ça s’apprend », assure Gwendal Simon, enseignant-chercheur dans les laboratoires rennais d’IMT Atlantique.
Une approche par la recherche itérative, faite d’avancées et de reculs qui séduit de plus en plus des entreprises en recherche constante de modèle économique novateur. La Paris School of Economics va ainsi se lancer dans l’Executive Education pour former des cadres à ses méthodes de recherche. « Nous constatons déjà qu’une grande partie de nos étudiants de master ne fait pas de recherche académique ensuite mais utilise largement les techniques de recherche acquises. Dans un monde où il faut savoir apprendre à apprendre des méthodes de recherche rigoureuses permettent de comprendre les phénomènes et de leur donner du sens », commente son directeur, Pierre-Yves Geoffard.
Ce qui reste : la culture générale !
C’est l’ancien directeur général de Grenoble EM, Thierry Grange, qui l’affirme : « Le système français produit les meilleurs diplômés. La preuve : dans les conseils d’administration des grandes entreprises européennes ils sont la nationalité la plus représentée après, bien sûr, les cadres locaux. Pourquoi ? Mais parce qu’ils sont brillants à l’oral, qu’ils peuvent disserter sur tout en ajoutant des citations à propos et produire d’excellents raisonnements bien étayés ». Ce que confirme Alain Joyeux : « La valeur ajoutée d’un diplômé français c’est sa culture générale, c’est à dire sa capacité à croiser les approches de différentes disciplines pour analyser les problèmes. »
Une analyse que reprend largement à son compte Sylvie Bonnet, l’ancienne présidente de l’association des professeurs de classes préparatoire scientifiques, l’UPS : « Entrer dans une classe préparatoire scientifique c’est acquérir un socle solide de connaissances pour ensuite poursuivre son cursus en connaissance de cause. Certains y découvrent qu’ils aiment les sciences pour la science, d’autres comme un outil de transition ». Parce que dans un société « apprenante » finalement peu importe ce qu’on a appris, ce qui compte c’est cette capacité à apprendre de nouveau qu’on a acquise pendant son apprentissage.