30 ans après sa création en 1984, Grenoble Ecole de Management est devenue l’une des toutes meilleures écoles de management françaises. Alors que la concurrence entre les business schools du monde entier se fait de plus en plus vive, les écoles de management connaissent d’importants problèmes de financement mais aussi de légitimité. Tout un modèle à renouveler explique son directeur, Loïck Roche, qui a présenté cette semaine son nouveau plan stratégique pour les cinq ans à venir.
Olivier Rollot : Ce qui est marquant quand on parle de Grenoble EM c’est sa capacité à créer des alliances. Comment faites-vous pour vous entendre avec autant d’autres institutions d’enseignement supérieur ?
Loïck Roche: Depuis 1984 nous avons toujours eu le sentiment qu’il fallait s’allier à d’autres si on peut faire mieux et plus vite ensemble. Avec Grenoble INP et le CEA, nous faisons partie des membres fondateurs du tout nouveau campus Giant qui voit le jour à Grenoble. Aux côtés de l’Institut Mines Télécom et l’université d’Évry Val d’Essonne, nous avons ainsi créé un laboratoire, le LITEM (Laboratoire en innovation, technologies, économie et management) qui nous permet de délivrer le doctorat. Ce que ne fait aucune autre école de management en France à l’exception d’HEC.
Nous proposons également toute une batterie de doubles diplômes avec les trois universités grenobloises qui permettent à nos étudiants d’obtenir des licences en droit, mathématiques, lettres etc. Avec Télécom Bretagne nous avons été les premiers à proposer un double diplôme d’ingénieur-manager, nous avons un master commun avec l’Ensimag et travaillons en ce moment à un projet ambitieux avec Sciences Po Grenoble…
O. R : Mais pourquoi faire travailler ensemble autant de profils différents ?
L. R : Nous ne concluons pas des accords pour des accords : il s’agit pour nous de faciliter l’hybridation des savoirs. À cet effet nous proposons également à des enseignants de philosophie d’intervenir dans nos cours pour faire naître une pensée critique. Aujourd’hui il ne faut pas être passif, il faut donner aux étudiants la faculté d’élaborer des hypothèses sans être recouverts par une vague de connaissances qui emporte tout. Pour cela il faut enfin mêler des profils très différents car l’entreprise a aujourd’hui besoin de professionnels qui pensent différemment. Historiquement, les écoles de management devaient préparer leurs diplômés à répondre à des problèmes qui allaient nécessairement se poser dans leur vie professionnelle. La plus grande révolution c’est que nous arrivons aujourd’hui dans un monde où on ne sait rien et où toutes les solutions toutes faites sont rapidement obsolètes. Comme le disait Boris Vian, « Il faut savoir jeter ses jouets ».
O. R : Justement, comment construisez-vous aujourd’hui votre nouvelle stratégie dans un monde de plus en plus compliqué pour les business schools ?
L. R : Nous redéfinissons une stratégie tous les cinq ans – nous sommes maintenant sur la problématique « 2014-2018 » – en prenant d’abord le temps d’analyser ce qui affecte les business schools du monde entier. Ces dernières années on leur a reproché aussi bien de ne pas avoir su prévoir la crise que de pratiquer une recherche déconnectée de l’entreprise, d’avoir accru de façon indécente leurs frais de scolarité ou encore de na pas de trouver de réponses aux questions éthiques. Elles sont également – mais là tout le monde l’est – très en deçà d’utiliser toutes les potentialités que nous offrent aujourd’hui les nouvelles technologies. Enfin, les organismes d’accréditation internationaux et les classements ont pris une importance que nous n’aurions jamais imaginée.
O. R : Vous subissez également des contraintes spécifiquement franco-françaises ?
L. R : La réforme de la taxe d’apprentissage comme la baisse des ressources des chambres de commerce et d’industrie (CCI) sont de très mauvais coups portés aux écoles de management. Depuis 1819 elles vivaient très largement grâce aux CCI et maintenant elles doivent apprendre peu à peu à s’en passer. Pour notre part nous anticipons que ces deux ressources – taxe d’apprentissage et dotations des CCI – serons réduites à zéro ou presque dans cinq ans et que nous devons apprendre à vivre sans.
O. R : Mais quelles vont alors être vos ambitions dans les cinq ans à venir?
L. R : De 1984 à 1995 nous avons travaillé pour simplement exister, de 1996 à 2013 pour devenir une bonne école européenne, maintenant nous voulons être l’une des plus influentes dans le monde, inspirer le monde de l’éducation, les entreprises et, au-delà, la société. Nous pensons que les écoles de management ont un rôle à jouer au niveau sociétal et politique. Grenoble EM doit être plus qu’un acteur de la formation et de la recherche et avoir un impact global sur la société. Nous devons être une marque d’excellence en management technologique comme en innovation en entrepreneuriat et passer d’une business school à une «school for business».
Pour cela nous travaillons sur trois axes forts : la poursuite de la recherche de l’excellence, la capacité de répondre aux problématiques de nos parties prenantes, le maintien de nos capacités entrepreneuriales. Nous voulons être l’un des lieux en Europe où s’anticipent les nouveaux modes d’enseignement des sciences de gestion.
O. R : Il y a votre stratégie et il y a celle des autres qui peut parfois vous englober. Début mars la chambre de commerce et d’industrie de Lyon a appelé à une fusion entre l’EM Lyon, dont elle assure la tutelle, et Grenoble EM (lire sur e-orientations). Vous avez vite « douché » leur enthousiasme (lire sur Educpros). Où en est-on aujourd’hui ?
L. R : D’abord seuls sont aujourd’hui habilités à évoquer le sujet les présidents des deux CCI. Je ne peux que vous répéter ce que j’ai déjà dit et que, à titre personnel, je pense qu’on pourrait réunir nos forces avec non seulement l’EM Lyon mais aussi les instituts d’administration des entreprises de Rhône-Alpes sur des sujets précis. Par exemple pour développer un Executive MBA commun. Quant aux fusions, il faut qu’on se décille les yeux: dans ce qu’elles donnent à voir, elles sont souvent plus facteurs de destruction de valeurs que de création.
O. R : Mais que proposez-vous pour aider les écoles de management françaises à lutter contre une concurrence de plus en plus forte avec les business schools du monde entier ?
L. R : La concurrence est effectivement mondiale avec de plus en plus de bons étudiants qui partent dès le bac à HEC Montréal ou ailleurs. Nous aurons bientôt face à nous des business schools de valeurs égales aux nôtres en Asie. Mais on ne regarde pas là où il faudrait, on ne fait pas corps entre écoles de management en France. Si nous ne partageons pas plus nos expériences, nous avons perdu d’avance. Pour notre part nous avons décidé de filmer chaque mois nos comités de direction et de les diffuser pour faire partager nos expériences aux autres écoles.
O. R : Beaucoup d’écoles de management se sentent en danger mais pendant ce temps un fonds d’investissement, Apax partners, investit plus de 200 millions d’euros pour racheter le groupe Inseec. Ce ne sont pas des mécènes, ils espèrent bien gagner de l’argent. Comment vont-ils faire ?
L. R : Nous aspirons à des objectifs distincts. Nos écoles sont des objets éducatifs complexes et si nous voulions gagner beaucoup d’argent nous pourrions le faire en arrêtant de recruter de nouveaux enseignants ou en ne proposant plus autant de stages et de services aux étudiants mais, dans les cinq ans, nous serions morts. Tout le challenge de l’Inseec va être maintenant de maintenir sa qualité.
O. R : Allez-vous adhérer à la ComUE (communauté d’universités et d’établissements) de Grenoble ?
L. R : Notre philosophie est d’être une partie intégrante de l’enseignement supérieur grenoblois : ce qui est bon pour Grenoble est bon pour nous. Même si nous n’avons pas été conviés à participer au pôle de recherche et d’enseignement supérieur (PRES) qui précédait, nous souhaiterions aujourd’hui faire partie de la ComUE de Grenoble au plus près de son noyau, c’est-à-dire en tant que membre fondateur. Mais les débats restent ouverts. Là encore il faut montrer un visage uni et se faire confiance.
O. R : Derrière tous ces débats sur les fusions il y a la question des moyens et notamment de ceux nécessaires pour rémunérer des enseignants de niveau mondial. Aujourd’hui avez-vous les moyens de recruter tes les enseignants-chercheurs que vous souhaiteriez avoir?
L. R : Clairement on n’en a jamais eu les moyens, notamment en finance. Nous ne sommes d’ailleurs pas l’école de management qui paye le mieux en France. Loin s’en faut. Nous pensons qu’un professeur doit être bien payé mais certaines rémunérations dépassent aujourd’hui le bon sens. Je pense aussi à la cohésion sociale : comment expliquer à un professeur expérimenté qu’un jeune de 30 ans tout juste sorti de son doctorat va gagner jusqu’à 2 fois, ou 2,5 fois de plus que lui sous prétexte qu’il peut publier dans de grandes revues internationales quand, dans la salle de classe, il est souvent tout juste moyen pour ne pas dire « pas bon » ? A GEM, être bon, ou mieux très bon dans la salle de classe, est non négociable.
O. R : Vous le disiez, dans les reproches qu’on a pu faire aux business schools ces dernières années, la distance entre la recherche académique et les besoins des entreprises a souvent été stipendiée. Est-on allé trop loin dans le modèle académique à l’américaine ?
L. R : Je milite pour avoir les deux formes de recherche et Le point nous a d’ailleurs classés récemment deuxième, derrière HEC, pour la qualité de notre recherche. Le tout est de ne pas perdre les liens avec nos problématiques. Si les entreprises ont des besoins précis, elles peuvent d’ailleurs créer des chaires.
O. R : Les établissements d’enseignement supérieur de Grenoble sont particulièrement innovants dans leurs pédagogies. Pourquoi ?
L. R : Grenoble a une tradition d’innovation et nous travaillons depuis longtemps avec les équipes de Grenoble INP et, plus récemment, de l’ENS Lyon sur les innovations pédagogiques. A Grenoble EM nous sommes par exemple très en avance dans la création de serious games et nous proposons même à un groupe d’étudiants – c’est le projet Ulysse – de tester ces innovations.
O. R : Les étudiants demandent un autre enseignement, plus d’autonomie, plus de responsabilités ?
L. R : Ils sont très contradictoires : d’un côté ils voudraient plus de libertés, de l’autre ils restent très attachés à la salle de classe. Le développement de nouvelles pratiques pédagogiques ne va pas donc de soi. C’est beaucoup plus simple en fait en formation continue avec pourtant des publics plus âgés.
O. R : Les étudiants de prépas ne sont-ils pas ceux qui ont le plus de mal à passer à l’autonomie ? Vous recrutez en majorité des élèves en prépas mais aussi largement en admission sur titre. Comment faites-vous cohabiter ces deux publics ?
L. R : C’est vrai que les élèves de prépas ont été habitués à un mode binaire mais ils ont aussi appris à beaucoup travailler et à muscler leur cerveau. Entre eux et des étudiants venus d’autres profils il est important de garder un équilibre car je suis autant favorable aux prépas qu’aux admissions sur titre mais en gardant un noyau fort de prépas. Recruter d’autres types d’étudiants nous permet de donner leur chance à des élèves qui n’étaient peut-être pas au top en terminale mais qui ont su progresser depuis. Nous leur donnons la possibilité de se raccrocher et c’est notre devoir moral vis à vis de la société.
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