C’est l’une des très grandes universités françaises. Créée en 2014 après la fusion de trois des quatre universités bordelaises, l’Université de Bordeaux compte plus de 50 000 étudiants. Son président, Manuel Tunon de Lara, trace le portrait d’un monde universitaire en pleine mutation dans un entretien en deux parties dont nous vous livrons cette semaine la première moitié.
Olivier Rollot : Alors que de grands regroupements d’universités, comme ceux de Toulouse ou Paris-Saclay, ont été retoqués ou sont en période de « probation », comment l’université de Bordeaux est-elle parvenue à convaincre le jury des Idex de la pertinence de son projet ?
Manuel Tunon de Lara : De très grandes universités proposant de très beaux projets vont également obtenir l’Idex. Nous avons besoin de grandes universités en province, nous avons besoin de Paris-Saclay ou de la fusion entre UPMC et Paris 4, etc. Pour revenir à Bordeaux, nous avons utilisé les PIA et l’appel d’offre Idex pour financer notre projet qui était de créer un nouveau modèle d’université basé sur l’exigence en recherche, l’interdisciplinarité et l’internationalisation. Mais nous n’avons pas conçu ce projet pour obéir à je ne sais quel principe de l’Idex. Je crois que c’est la force du projet et son potentiel de transformation qui ont emporté la décision.
Le deuxième élément qui nous a favorisés, comme les autres universités fusionnées à Strasbourg ou Aix-Marseille, c’est de présenter une gouvernance forte que le jury a très bien notée. Un seul établissement avec des partenaires associés est plus facile à piloter qu’un ensemble d’établissements avec leurs propres gouvernances.
O. R : Quel est le modèle de gouvernance idéal ?
M. T de L : Vus de l’extérieur, et en particulier de l’étranger, nos systèmes de communautés d’universités et d’établissements (Comue) sont trop compliqués. Etre un établissement réactif dans ses décisions, notamment avec le milieu des entreprises ou des partenaires étrangers, suppose qu’il n’y ait pas de multiples instances de décision. C’est bien plus simple pour un établissement fusionné possédant une seule personnalité juridique comme le sont les établissements de rang international qui sont plutôt le modèle pour le jury des Idex.
Par ailleurs, la gouvernance n’a de sens que si elle sert un cap, une trajectoire et l’atteinte d’objectifs stratégiques. Nous avons tracé la nôtre avec un plan stratégique « U25 » qui dépasse le temps institutionnel et politique et nous permet de définir quelle université nous voulons être à l’horizon 2025.
O. R : L’objectif de l’université de Bordeaux c’est donc d’être une université d’excellence de niveau mondial ?
M. T de L : Nous voulons rester modestes et réalistes mais nous prouvons maintenant que nous pouvons devenir une université de rang mondial. Pour cela nous avons beaucoup écouté les conseils des experts internationaux qui jettent un regard assez critique sur l’organisation française de l’enseignement supérieur. En 2008 nous savions que nous allions dans le mur en gardant à Bordeaux quatre universités. Nous avons aussi analysé que nous pouvions prétendre à un leadership mondial dans certains champs disciplinaires mais pas être excellents partout. Nous avons donc fait des choix. Certes notre fusion est incomplète {l’université Bordeaux-Montaigne n’en fait pas partie} mais c’est aussi une force de montrer que nous savons avancer. Il faut bien admettre que nous sommes en retard en France et que nous ne pouvons pas piétiner, en nous posant des questions organisationnelles, quand les autres universités internationales avancent très vite.
O. R : Dans ce cadre quel avenir ont les Comue ?
M. T de L : Je ne vois aucun avenir à notre Comue ni à la plupart des Comues en général. A moins qu’elles aient un projet de création de nouvel établissement avec un effet transformant. On ne peut pas bâtir des Comue tout en conservant des établissements autonomes en leur sein. Je pense qu’on devrait se pencher sur chaque site en tenant compte de ses spécificités. Cela ne veut rien dire de fusionner tous les établissements de Paris-Saclay. Mais il est sera difficile de construire l’université de Paris-Saclay et de la faire cohabiiter avec l’université Paris-Sud en son sein. Il faut faire des choix.
En Nouvelle Aquitaine nous avons une université, l’université de Bordeaux, que nous souhaitons amener au meilleur rang dans le monde mais nous avons aussi d’autres universités qui ont un potentiel de recherche de bon niveau ancré dans le territoire. Nous espérons par exemple que l’université de Pau sera reconnue comme Isite grâce à ses laboratoires et ses partenaires de premier rang comme Total dans le domaine des géosciences. La Rochelle doit pouvoir jouer un rôle de premier plan en océanographie. Limoges et Poitiers ont des domaines scientifiques de très bon niveau qui doivent pouvoir faire leur spécificité dans cette grande région.
O. R : Mais quel rôle doit alors jouer votre Comue ?
M. T de L : Les grandes organisations, les PRES hier, les Comue aujourd’hui, se voient dictées des politiques de site qui n’en sont pas. Quelle logique y aurait-il à gérer des équipements sportifs entre Bordeaux, Pau, La Rochelle ou Poitiers ? Quels bénéfices en tire la vie étudiante dont la Comue aurait la charge ? Les Comue sont rapidement une complication quand elles prennent une dimension réglementaire uniforme et prétendent gérer nos relations avec l’Etat. Comment une Comue comme la notre, qui n’a pas de compétence en recherche et dont les grands organismes sont absents, peut-elle répondre aux sollicitations de l’Etat sur les besoins en infrastructures dans ce domaine ? Pourquoi faudrait-il passer par une structure intermédiaire comme la Comue alors que tous les experts s’accordent sur le besoin accru d’autonomie des établissements qui concrètement organisent la formation, la recherche, la vie étudiante, ont la charge de leurs campus, doivent maîtriser leur schéma immobilier, numérique, etc.
Au-delà de l’efficacité, cela renvoie à la question des moyens : par exemple, notre Comue a bénéficié de la création de 50 postes pour la politique de site dont un seul a été attribué à l’université de Bordeaux alors que celle-ci assure la plupart des missions transversales sur le site bordelais (sport, santé, documentation, numérique, etc.). Encore une fois soit les Comue sont un premier pas vers une fusion ou un établissement fédéral – et il faut les aider à porter alors le projet stratégique qui débouche sur ce qu’on appelle partout ailleurs dans le monde, une université -, soit elles n’ont pas beaucoup d’avenir d’après moi.
O. R : C’est particulièrement difficile de faire cohabiter les Comue avec les grandes universités unifiées comme la vôtre ?
M. T de L : Notre université représente 85% de l’ensemble des forces du site. Nous nous entendons très bien avec l’université Bordeaux-Montaigne. Nous avons adhéré à la Comue quelque peu contraints et forcés, en se disant que cela pouvait faciliter notre travail à l’échelle de la nouvelle région, mais aujourd’hui ce n’est pas le cas. Il suffit de lire le rapport de l’IGAENR sur le sujet des regroupements.
O. R : L’élection présidentielle approche. Que souhaiteriez-vous demander à des candidats qui semblent souvent se désintéresser de l’enseignement supérieur ?
M. T de L : L’enseignement supérieur ne peut pas être négligé alors que tous les candidats actuels et passés parlent de la priorité donnée à la jeunesse. Dans aucun autre pays on verrait de voir développer des projets sans évoquer l’université. Mais en France l’image de l’université n’existe pas suffisamment chez le citoyen pour intéresser le politique, même si nous devons, nous universitaires, contribuer à améliorer cette image.
Ce que j’attends des présidentiables c’est qu’ils considèrent l’Université (avec un grand U) à son juste niveau dans le pays en s’interrogeant vraiment sur sa mission. Une université publique à qui on demande de canaliser toute une classe d’âge devrait faire l’objet d’une attention particulière à commencer par son modèle économique. À cet égard, la question du financement pérenne de la recherche est une autre question essentielle qui n’est pas résolue et qui devrait être traitée dans les programmes. Le PIA ne peut être la seule réponse à question du rôle que souhaite jouer la France sur la scène internationale dans le domaine scientifique, technique et plus généralement de l’éducation. Notre secrétaire d’Etat, Thierry Mandon, défend aujourd’hui très bien l’université mais fait partie d’un gouvernement dont ce n’est pas vraiment une priorité stratégique.
O. R : Financièrement, qu’attendez-vous de l’Etat ?
M. T de L : Je ne crois pas que l’Etat doive être le recours systématique pour le financement des universités, il ne le peut pas. En revanche il doit, d’une part, identifier ses priorités en termes d’accès à l’enseignement supérieur, de développement scientifique, de recherche et d’innovation et en tirer les conséquences au plan budgétaire, et d’autre part, faciliter la tâche des établissements entre autres en favorisant la diversification des ressources. Pour cela il est indispensable de donner plus d’autonomie aux universités et rattraper leur retard par rapport à leurs homologues en Europe. Je pense aussi que l’Etat doit continuer à soutenir le développement de quelques grands pôles scientifiques de rang mondial, dans le pays, tout le monde en a besoin et en tirera bénéfice.
Financièrement, la question se pose aussi de savoir si l’augmentation des droits d’inscription sont une solution. A titre personnel, je n’y suis pas favorable. Cela peut inciter l’Etat à se désengager et fait peser sur les étudiants et leurs familles une charge impossible. L’exemple des Etats-Unis montre que les emprunts faits par les étudiants qui ne trouvent plus d’emploi sont une bulle qui risque d’exploser. Regardons du côté des pays d’Europe du Nord, où l’accès à l’université est souvent gratuit. Quel est leur modèle ? Regardons aussi dans notre pays du côté des 30 milliards d’euros consacrés à la formation professionnelle dont les universités sont en général exclues. Regardons du côté des dispositifs de mécénat qui seraient privilégiés pour nos fondations. Vérifions que le crédit impôt recherche aille bien à la recherche. L’élection présidentielle est une opportunité pour évoquer tous ces sujets.