ECOLE D’INGÉNIEURS

« L’enseignement supérieur français est entré dans une phase de concurrence accrue » : Marc Mézard (ENS)

Concurrence - Marc Mézard, directeur de l'ENS de Paris

C’est l’une des plus prestigieuses Grandes écoles françaises : l’Ecole normale supérieure de Paris n’en entend pas moins communiquer auprès du grand public pour faire comprendre son modèle. Rencontre avec son directeur, Marc Mézard.

Marc Mézard

Olivier Rollot : En compagnie des quatre écoles d’ingénieurs de la Montagne Sainte Geneviève à Paris (ENS-ESPCI-Mines ParisTech-Chimie ParisTech toutes membres de Paris Sciences et Lettres) l’Ecole normale supérieure (ENS) Paris vient d’organiser une journée porte ouvertes. On imagine mal que vous ayez du mal à recruter les meilleurs étudiants. Alors pourquoi organiser une JPO ?

Marc Mézard : Ce n’est pas la première fois que nous le faisons à l’ENS même si c’est une première avec ces trois autres écoles d’ingénieurs. Nous n’avons aucun mal à recruter d’excellents étudiants, mais nous voulons démontrer ainsi qu’une école parfois perçue comme inaccessible est fondamentalement ouverte. Nous organisons également des « Nuits », sortes de grandes conférences ouvertes à tous ; la prochaine, en juin 2019, sera consacrée aux « Origines ».

O. R : La concurrence internationale des meilleures universités joue-t-elle un rôle dans cette volonté d’ouverture ?

M. M : L’enseignement supérieur français est entré dans une phase de concurrence accrue pour recruter les meilleurs étudiants au niveau mondial. C’est aussi cela qui nous a poussé à entrer dans PSL (Paris Sciences et Lettres). Ainsi, au sein de PSL, nous avons pu ouvrir un premier cycle d’un type nouveau, le CPES.

O. R : Le cycle pluridisciplinaire d’études supérieures (CPES) c’est la classe préparatoire de l’avenir ?

M. M : C’est une grande innovation que nous avons portée et développée avec les établissements de PSL. Aujourd’hui nous recevons chaque année 150 étudiants dans un premier cycle qui est plus proche de la recherche que ne le sont les classes préparatoires. Le tout avec une grande densité d’apprentissage pendant trois ans mais aussi des modules d’ouverture et, au final, une spécialisation disciplinaire qui s’affine peu à peu.

Prenons un exemple : pour les étudiants passionnés de sciences expérimentales, l’ENS peut montrer aux étudiants l’un des plus beaux laboratoires de RMN (résonance magnétique nucléaire) au monde. Ce que ne peuvent évidemment pas proposer des lycées et des classes préparatoires. Ce dilemme entre des classes préparatoires peu orientées vers la recherche et des premiers cycles universitaires avec leurs lourdes contraintes est l’une des raisons qui peut pousser certains étudiants à partir à l’étranger. Le CPES est une des réponses possibles, son succès le démontre.

O. R : Comment entre-t-on à l’ENS ?

M. M : Sept concours sont ouverts aux élèves de classes préparatoires. Chaque année 200 candidats sont reçus, deviennent « normaliens élèves » et sont rémunérés. Nous recrutons 130 autres candidats par un autre concours organisé au niveau de chacun de nos quinze départements, au terme d’épreuves très différentes de celles des élèves de prépas. Ils doivent présenter un dossier puis passer un entretien qui nous permet de déceler leurs projets ou leurs sujets de recherche. Ceux-ci deviennent « normaliens étudiants » et nous permettent de recruter des profils différent des « très bons en tout » qui n’ont pas forcément beaucoup réfléchi à leurs projets.

O. R : On doit forcément passer par un petit nombre de lycées, essentiellement parisiens, pour intégrer l’ENS après une classe préparatoire ?

M. M : Quelques lycées trustent beaucoup de places mais eux-mêmes recrutent dans toute la France. Une phase de concentration s’établit dans un certain nombre de classes préparatoires mais il y a beaucoup plus que dix lycées dont sont issus nos élèves. Avec parfois des surprises.

O. R : Longtemps on n’a pas obtenu de diplôme particulier autre qu’universitaire en sortant de l’ENS. Ce n’est plus le cas ?

M. M : Depuis trois ans on sort de l’ENS avec un diplôme spécifique basé sur un master recherche qu’on peut aussi bien obtenir dans une université que dans l’école ou dans une structure accréditée. Notre diplôme s’appuie sur des crédits complémentaires qui correspondent aussi bien à une mineure de formation dans une autre discipline qu’à un séjour à l’international ou à des modules d’ouverture hors les murs (stage, cours de tutorat donnés dans quinze lycées partenaires, etc.). Cette formation polymorphe est devenue obligatoire pour tous les normaliens, étudiants et élèves.

O. R : Mais que deviennent vos diplômés ? Tous professeurs d’université ?

M. M : 70% de nos diplômés deviennent effectivement professeurs d’université ou chercheurs. Quelques-uns vont dans la haute administration ou en lycées. Les « normaliens élèves », qui ont touché un salaire, ont une obligation décennale (dont les quatre années passées à l’école) de travailler dans la fonction publique. Sinon ils doivent rembourser les sommes perçues. 10 ans après leur sortie de l’ENS de 10 à 20% de nos diplômés travaillent dans le privé.

O. R : Quand on est un très bon élève comment choisit-on plutôt l’ENS que l’Ecole polytechnique ?

M. M : Nous recevons autant de scientifiques que de littéraires. Entrer à l’ENS c’est être chercheur dans l’âme. C’est vouloir suivre une formation par la rechercheet pour une bonne fraction d’entre eux, poursuivre en recherche. Ici les études sont à la carte et chacun construit son propre parcours, ce qui est très formateur mais parfois déstabilisant à la sortie d’une classe préparatoire. On ne sait vraiment qu’on est fait pour être chercheur qu’en réalisant sa thèse. Il faut avoir compris la ténacité et la persévérance nécessaires pour réaliser un travail de thèse original. 80% de nos diplômés font une thèse et je les y encourage tous.

O. R : Que vous apporte votre présence au sein de PSL ?

M. M : C’est la directrice précédente de l’ENS, Monique Canto-Sperber, qui a eu l’idée de créer PSL et j’ai poussé dans cette même direction. Il me paraît capital pour nous de nous inscrire dans l’un des grands pôles universitaires français. PSL est une très belle université, d’une échelle relativement modeste par rapport à certains mastodontes universitaires, au sein de laquelle l’ENS peut tenir un rôle important; cela nous permet par exemple d’être plus ambitieux à l’international

. Une autre motivation pour nous était de contribuer à une meilleure diversification intellectuelle et sociale des étudiants. Les classes préparatoires sont un outil merveilleux et gratuit mais génèrent aussi beaucoup d’autocensure.

O. R : PSL va-t-il évoluer avec les nouvelles règles que vous autorise à créer l’ordonnance parue fin 2018 ?

M. M : Nous allons utiliser l’ordonnance pour changer de statut et créer un grand établissement expérimental qui comprendra neuf établissements-composantes, plus des associés. Tous les membres mettront leur stratégie en commun pour créer une université mondiale de 17 000 étudiants comparable à nos grands concurrents. En termes de fonctionnement nous serons un établissement public dont les membres conserveront la personnalité morale. Les grandes décisions de stratégie en recherche, formation et valorisation seront prises au niveau de PSL.

PSL nous permet aussi de développer de grands projets comme par exemple l’institut de recherche sur l’intelligence artificielle (IA) Prairie que nous avons créé avec Inria et l’Université de Paris, qui sera je l’espère, sélectionné dans le concours d’IA du dernier Programme d’investissement d’avenir (PIA). Au sein de PSL nous y travaillons en collaboration étroite avec Paris-Dauphine. Nous avons également réorganisé les masters de PSL pour en diviser le nombre par deux.

O. R : Vous allez être classés au sein de PSL dans tous les classements internationaux ?

M. M : Nous sommes classés en tant que PSL dans les classements de QS et du Times Higher Education mais pas encore par Shanghai (ARWU) qui a pour l’instant refusé de classer PSL, et où c’est l’ENS qui figure, avec une 64ème place en 2018 qui est remarquable quand on pense que notre école est dix fois plus petite que pratiquement tous ses établissements concurrents du « top 100 ». Nous avons même été classés premier établissement au monde dans un classement qu’avait réalisé la revue Nature en divisant le nombre de Prix Nobel obtenus par le nombre d’étudiants formés dans chaque université. Rapporté au nombre d’étudiants, nous avons formé deux fois plus de Prix Nobel que Caltech et quatre fois plus que Harvard.

O. R : Comment la recherche est-elle valorisée au sein de PSL ?

M. M : Aujourd’hui cinquante entreprises sont créées chaque année au sein de PSL. A mon arrivée à la direction de l’ENS, l’école créait une entreprise tous les deux ans, ce qui était trop peu pour créer une structure. La mutualisation au niveau de PSL nous a donné le bras de levier pour être beaucoup plus dynamiques sur cette question. Nous nous sommes aussi beaucoup appuyés sur l’expérience de l’Espci dans ce secteur. Aujourd’hui la barrière psychologique face à la création a beaucoup diminué, y compris à l’ENS.

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Olivier Rollot est directeur du pôle Information & Data de HEADway Advisory depuis 2012. Il est rédacteur en chef de "l’Essentiel du Sup" (newsletter hebdomadaire), de "l’Essentiel Prépas" (webzine mensuel) et de "Espace Prépas". Ancien directeur de la rédaction de l’Etudiant, ancien rédacteur en chef du Monde Etudiant, Olivier Rollot est également l'un des experts français de la Génération Y à laquelle il a consacré un livre : "La Génération Y" (PUF, 2012).

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