L’enseignement supérieur avait beau s’y attendre : le coup est rude pour un certain nombre de formations qui voient leurs crédits amputés parfois de 30% par France Compétences en cette rentrée 2022. Plombé par un déficit de plus en plus abyssal, l’organisme se devait en effet de réagir et le fait au cas par cas. Si la baisse moyenne des financements sera de 10% – la moitié ce 1er septembre, l’autre le 1er avril 2023 – certaines formations et secteurs sont particulièrement touchés. Ce que regrette le président d’Eduservices (Pigier, Iscom, Tunon, etc.), Philippe Grassaud, particulièrement ibvesti dans le développement de l’apprentissage : « Le gouvernement semble avoir changé de paradigme. En quelque sorte l’administration a pris le pas sur le politique pour imposer une version macro-économique fondée sur des principes généraux sans entrer dans le détail. En décidant très tôt de maintenir, sans recul les aides aux entreprises, le ministère du Travail fait le choix de booster la demande en espérant créer ainsi des économies d’échelle du côté des CFA (centres de formation d’apprentis) et récupérer ainsi une partie de son engagement. Mais le raisonnement repose sur un exercice de comptabilité analytique et indifférenciée des CFA qui exclut les investissements, et les impôts ».
Les aides aux entreprises échappent elles au coup de rabot. Du moins jusqu’à la fin 2022. En tout c’est ce sont 750 à 800 millions d’euros que France Compétences entend ainsi économiser. Loin d’un déficit qui pourrait atteindre les six milliards d’euros en 2022 après 3,2 milliards en 2021 sans être totalement imputable au développement de l’apprentissage…
Les chiffres. Entre 2016 et 2021, le nombre d’entrées de jeunes en alternance est passé de 438 000 à près de 800 000, soit une hausse de 82 %, largement imputable aux années 2019 à 2021. Alors que les entrées en contrat de professionnalisation se sont effondrées (- 57 % entre 2019 et 2021), les entrées en apprentissage ont parallèlement augmenté de 98 % sur la même période, soutenues notamment par les aides exceptionnelles versées aux employeurs d’alternants pour faire face à la crise.
Dans leur rapport publié en juin 2022 sur La formation en alternance : Une voie en plein essor, un financement à définir, les experts de la Cour des comptes constataient que « le premier exercice de détermination, par les branches professionnelles et France compétences, des niveaux de prise en charge des contrats d’apprentissage a été réalisé sur des bases fragiles ». Il aurait ainsi abouti à une croissance du coût des formations par apprenti d’au moins 17 % et à des « écarts injustifiés entre formations de même niveau et de même domaine ». Il importait donc pour la Cour des Compte que « France compétences redéfinisse la méthode de détermination des niveaux de prise en charge, sur la base du coût de revient de chaque diplôme et que la capacité de modulation des branches soit strictement encadrée ».
L’enseignement supérieur en première ligne. La hausse des effectifs s’est accompagnée d’une évolution du profil des apprentis : en 2016, la part des apprentis préparant un diplôme d’un niveau inférieur ou équivalent au baccalauréat professionnel représentait 63 % du total; en 2020 ils n’en représentent plus que 49 %. Comme le soulignent les experts de la Cour de Comptes, « l’apprentissage est désormais perçu comme une voie d’accès à des niveaux élevés de qualification ».
Face à la volonté de France Compétence de baisser le niveau de prise en charge des contrats les établissements d’enseignement supérieur sont tout de suite montés au créneau. « Il ne faut pas baisser le coût contrat. Aux Arts et Métiers il est de 8 500 à 9 500€ par an selon les formations mais chaque étudiant nous revient bien plus cher », assurait ainsi le président de la Conférence des Grandes écoles (CGE) et directeur général des Arts et Métiers, Laurent Champaney, dans un entretien que nous avons publié en juin dernier. Même volonté de préserver les financements du côté d’Alice Guilhon, la présidente de la Conférence des directeurs des écoles françaises de management (Cdefm) et directrice générale de Skema BS, pour laquelle le financement de l’apprentissage au coût complet « doit absolument être préservé ». Mais elle ne rejette pas pour autant toute adaptation – « Certaines familles pourraient participer si les entreprises ne prennent pas le relais » – tout en militant pour que les pouvoirs publics « concentrent leurs financements sur les établissements reconnus par le MESRI » : « Nos diplômes sont visés par l’État, sont auscultés de partout, sont parfois EESPIG, en termes de qualité sont au plus haut. Plus de 300 écoles utilisent le titre d’écoles de commerce, il y en a seulement 35 à la Cdefm. Travaillons avec l’État main dans la main ».
Alors que, selon la dernière enquête emploi de la CGE, près de 36% des managers et un peu plus de 14% des ingénieurs que forment ses écoles membres suivent leur cursus en apprentissage, d’autres établissements y ont largement plus recours. Avec des niveaux de financements souvent bien moins élevés comme le détaille Philippe Grassaud : « Prendre la question par les coûts c’est comme si on affirmait que plus vos coûts sont élevés plus vous êtes rémunéré. Aujourd’hui les écoles ou associations qui fonctionnent avec les coûts les plus élevés sont mieux prises en charge que les plus vertueuses qui ont su limiter leurs dépenses. Raisonner comme cela c’est pousser les acteurs à ne rien faire pour réduire leurs coûts de formation »
Une explosion de l’apprentissage absolument pas anticipée. Les facteurs qui expliquent la forte croissance du nombre de contrats d’apprentissage sont doubles. D’un côté la mise en œuvre de la réforme de l’apprentissage intervenue fin 2018 a facilité la création de places. De l’autre les aides exceptionnelles accordées aux employeurs à la rentrée 2020, dans le contexte de crise sanitaire, ont démultiplié le recours des entreprises à l’apprentissage. En 2020 et 2021, la création des places a répondu en outre à une demande des entreprises stimulée par les aides exceptionnelles. Avec la prolongation de ces aides annoncée par le Gouvernement à la fin mai 2022, les entrées en apprentissage resteront vraisemblablement à un niveau élevé.
L’étude d’impact de la loi pour la Liberté de choisir son avenir professionnel ne présentait pas d’analyse de la soutenabilité financière de la réforme de l’apprentissage. Si la baisse des recettes de France Compétences due la crise sanitaire (- 1,5 Md€ pour la période 2020-2022) n’était pas prévisible, le développement des effectifs d’apprentis, objectif affiché de la réforme, n’a « pas été anticipé, pas plus que la croissance du coût unitaire par apprenti », déplorent les experts de la Cour des Comptes. Conjuguée à la baisse des recettes, la hausse des dépenses d’apprentissage a fortement contribué au déficit enregistré par France compétences en 2020 (4,6 Md€) et 2021 (3,2 Md€), ainsi qu’aux fortes tensions de trésorerie en 2021, qui ont conduit l’établissement à recourir à l’emprunt à hauteur de 1,7 Md€ et l’État à lui verser des subventions exceptionnelles pour un montant de 2,75 Md€. Malgré ce soutien massif, de nouvelles difficultés de trésorerie sont apparues dès l’été 2022.
Le total des produits comptables des CFA (centres de formation d’apprentis) s’élèverait à 4,4 Md€ en 2020, en hausse très nette par rapport à 2018 (3,6 Md€), dont 3,4 Md€ en provenance des opérateurs de compétences. D’après leurs remontées financières à France compétences, les opérateurs de compétences ont versé cette année-là 2,591 Md€ aux CFA et aux établissements gérant des sections d’apprentissage.
Le ténébreux mode de calcul des « coûts contrat ». L’analyse des ressources des CFA au cours des années 2016 à 2018 établie par la Cour des Comptes révèle qu’avant la réforme la ressource moyenne de fonctionnement par apprenti se situait autour de 7 000 €. Après la réforme le niveau de prise en charge (NPEC) moyen se situerait à 8 269 € pour les contrats signés en 2020. Pas illogique dans la mesure où la part de l’enseignement supérieur grimpe. De plus les coûts furent particulièrement faibles en 2020 en raison du Covid et de l’absence de déplacements qui en suivit.
Rappelons-le : la détermination des niveaux de prise en charge des contrats d’apprentissage par les branches professionnelles a été pilotée par France Compétences. Elle a impliqué les branches professionnelles représentées par leur commission paritaire nationale de l’emploi et de la formation professionnelle (CPNE) ainsi que les Opco (Opérateurs de compétences), chargés d’assister les CPNE, mais très marginalement les établissements et encore plus marginalement l’enseignement supérieur.
Le premier référentiel national des niveaux de prise en charge a été publié en septembre 2019. Il comprend les valeurs définies par les CPNE et les valeurs de carence déterminées par France compétences, qui s’appliquent lorsque la CPNE n’a pas proposé de valeur ou qu’elle n’a pas respecté les recommandations de France compétences
Les branches professionnelles ont adopté différentes stratégies. Schématiquement, celles qui étaient déjà fortement investies dans la gouvernance des CFA (par exemple, métallurgie, mécanique automobile, bâtiment) ont utilisé les résultats de la comptabilité analytique de leurs CFA et ont déterminé leurs propositions sur la base du prix de revient estimé des différents diplômes. Cette démarche analytique n’a concerné qu’environ un tiers des branches. Les autres ont travaillé sur la base des coûts de formation en apprentissage publiés sur les listes préfectorales, soit en calculant des moyennes, soit en ne retenant que les coûts associés aux CFA où elles comptaient le plus d’apprentis. In fine, 81 % des branches, couvrant environ 98 % des contrats d’apprentissage, ont proposé en 2019 des niveaux de prise en charge.
Comme l’établissent les auditeurs de la Cour des Comptes, « plus de 70 % des valeurs proposées par les branches professionnelles ont été acceptées et les résultats montrent que l’effort de convergence a été nettement insuffisant : l’analyse des niveaux de prise en charge révèle des écarts importants entre diplômes de même niveau et de même spécialité qui ne semblent pas justifiés ».
L’analyse réalisée par France compétences n’a en effet pas « permis de fiabiliser les propositions des branches pour deux raisons principales : un manque de connaissance du coût réel des formations, en l’absence d’une analyse préalable approfondie du coût de revient des formations, et un manque de temps qui a conduit à retenir une analyse statistique très simple pour déterminer les valeurs de carence et les fourchettes ». La Cour des Comptes regrette particulièrement que France compétences n’ait pas utilisé de comparaisons de coût de revient moyen par type de diplôme et par secteur, ce qui aurait permis « d’identifier les valeurs atypiques et de réduire les écarts de niveau de prise en charge, en particulier lorsque peu de branches s’étaient positionnées sur un diplôme ».
Aujourd’hui les grands opérateurs du système, comme Philippe Grassaud demandent que soit établie « une vraie politique à cinq ans qui permette de définir le rôle des CFA, des Opco et des branches professionnelles plutôt que de désigner des CFA comme boucs-émissaires parce que qu’ils feraient trop de marges. Le système ne peut fonctionner que si les CFA fonctionnent bien. Sinon tout le développement que nous connaissons va retomber comme un soufflé. Les CFA ont un rôle essentiel dans l’économie générale de ce grand enjeu pour les jeunes, il ne faut pas en jouer, l’équilibre est fragile ».