L’université Pierre-et-Marie Curie (UPMC) est souvent considérée comme la toute meilleure université scientifique française. Son président depuis 2012, Jean-Chambaz, revient avec nous sur une université modèle qui, même si elle n’a pas toujours les moyens de ses ambitions, n’en entend pas moins toujours innover.
Olivier Rollot : L’UPMC est l’une des trois grandes universités scientifiques françaises classées dans les 100 premières mondiales du classement de Shangaï (42ème). Bien sûr on pourrait espérer mieux, bien sûr on peut rejeter ce classement, largement dominé par les universités américaines, mais c’est quand même une reconnaissance à laquelle vous devez être sensible ?
Jean Chambaz : Les classements n’ont pas une grande valeur car aucun n’est rigoureux. Nous avons du mal à comprendre l’obsession des ministres de l’Enseignement supérieur français successifs pour des classements qui ne revêtent une telle importance nulle part ailleurs. C’est bien propre à la France de vouloir tout classer. Il suffit de voir comment les parents s’inquiètent quand on leur annonce que les élèves dans le primaire ne seront plus notés.
Pour que nous soyons au niveau des grandes universités américaines dans ces classements il faudrait que nous bénéficions de budgets beaucoup plus importants. Sans parler des handicaps structurels liés à la double dualité française : universités et grande écoles d’un côté, universités et organismes de recherche de l’autre. Ce qui est intéressant ce ne sont pas les classements mais le « mapping » des universités pour bien savoir qui fait quoi.
O. R : Quand on est leader dans un pays comme vous ce n’est pas facile de se maintenir. Avez-vous aujourd’hui les moyens de vos ambitions ?
J. C : Miser sur l’enseignement supérieur est un levier d’innovation et nous sommes aujourd’hui moins touchés que d’autres budgets de l’Etat. Pour autant l’enveloppe est bien sûr insuffisante. La question aujourd’hui est de savoir s’il faut traiter toutes les universités de la même façon ou s’il faut tenir compte des différences entre des universités qui ont toutes la même mission d’enseignement mais pas de la même manière. Une université de taille moyenne peut posséder d’excellentes « niches » de recherche alors qu’une université de recherche intensive est excellente dans un champ de recherche beaucoup plus large.
Autant la mise en concurrence constante que nous subissions ces dernières années était détestable, autant le regain d’égalitarisme dont nous souffrons aujourd’hui n’est pas la solution. Il faudra que le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche choisisse s’il veut des universités toutes équivalentes ou si certaines ont une responsabilité particulière dans l’attractivité de la France.
O. R : On met souvent en perspective les moyens des grandes écoles et les vôtres. La différentiel ne se réduit pas ?
J. C : Le mérite des écoles dites grandes, ou du moins des quinze qui méritent vraiment ce titre, c’est aux classes prépas uniquement qu’elles le doivent. Le tout dans un modèle de « gavage » qui ne fonctionne pas pour tous ! Tous les établissements qui reçoivent des étudiants après le bac devraient avoir les mêmes moyens pour faire réussir leurs étudiants. Pourquoi aujourd’hui encore les classes prépas ou les écoles d’ingénieurs bénéficient-elles de beaucoup plus de moyens ? Sans doute parce que les élites qui nous gouvernent en sont issues et ne voient pas pourquoi elles devraient faire évoluer le système. Etonnez-vous après qu’elles gardent une vision très française du monde quand notre système d’enseignement supérieur ne ressemble à aucun autre…
O. R : On a le sentiment qu’on vous demande à la fois d’accueillir tous les étudiants – sans sélection – et de les faire tous réussir. Pouvez-vous vraiment y parvenir ?
J. C : Quelle est la capacité d’accueil de l’université? Faut-il faire du chiffre ou avons-nous la responsabilité de n’accueillir que ceux que nous pouvons former correctement ? Si ce n’est pas le cas c’est un leurre sur le marché de l’emploi. Nos chiffres de réussite en licence sont aujourd’hui parmi les plus mauvais parce que l’indicateur qu’utilise le ministère se contente de comparer le nombre d’étudiants en inscrits première année et ceux qui obtiennent leur licence dans la même université. Mais nos effectifs sont renouvelés de 40% dans le même temps parce que nous avons beaucoup de réorientations et d’étudiants qui viennent chez nous après leur prépa.
O. R : Demain comment comptez-vous accueillir les élèves de prépas qui s’inscriront également à l’université si la loi est votée en l’état ?
J. C : Je ne veux pas faire de la prépa à l’université. S’ils viennent chez nous ce sera pour leur donner une formation universitaire. Mais c’est avant la prépa qu’il faut parler avec ces élèves et je veux dialoguer davantage avec les lycées pour que, dès la seconde ou la première, les élèves entendent parler de l’université.
O. R : L’UPMC fait partie des pionniers de ce qu’on appelle les doubles licences. Pourquoi connaissent-elles autant de succès ?
J. C : Il faut aujourd’hui associer une formation disciplinaire solide tout en étant ouvert aux autres. Nous avons donc depuis longtemps développé des doubles cursus (droit et sciences avec Panthéon-Assas, sciences et sciences sociales avec Sciences Po Paris, etc.). Ces cursus attirent chez nous de plus en plus de bacheliers possédant des mentions bien et très bien au bac. De plus ils ont amorcé notre vision de proposer des cursus diversifiés à des publics qui le sont : il faut donner plus aux étudiants qui en ont le potentiel et aider ceux qui ont des lacunes.
O. R : Aujourd’hui vous pensez aller plus loin ?
J. C : Nous avons une ambition beaucoup plus élevée avec la transformation de la maquette de formation de nos licences à la rentrée. Le principe est de basculer vers un système de ce qu’on appelle « majeure-mineure ». Par exemple une majeure en sciences et une mineure en sciences humaines et sociales. Aux étudiants qui ont beaucoup de capacités nous proposerons des majeures (ou des mineures) renforcées. Un étudiant qui ne veut faire que des maths pourra avoir un parcours renforcé en maths. Mais nous n’oublions pas les étudiants qui ont des lacunes qui seront également soutenus dans ces parcours. A la diversité de nos publics nous proposerons des réponses diversifiées.
O. R : Avec ces nouvelles licences, allez-vous également faire évoluer votre pédagogie ?
J. C : Elle va être transformée pour rendre nos étudiants plus actifs. Dès la première année de licence des « ateliers de recherche encadrés » en petits groupes vont permettre aux 1500 nouveaux étudiants que nous recevons chaque année de produire un projet de questionnement de recherche. Nous voulons leur donner les bénéfices d’une formation associée à la recherche afin d’aiguiser leur esprit critique et leur faire comprendre que ce qu’on apprend n’est pas une vérité absolue. Nous allons également créer une unité d’enseignement d’orientation et d’insertion pour que les étudiants pensent à leur projet professionnel dès leur entrée en licence et pas seulement une fois leur diplôme en poche.
O. R : Tous vos enseignants adhèrent à ce projet ?
J. C : Il y a des réticences et des adhésions. Il faut expliquer qu’il ne s’agit pas d’une remise en cause du socle disciplinaire. Mais nous ne pouvons pas nous satisfaire de ce que nous faisons aujourd’hui avec encore un taux de non réussite trop important en licence. Il faut aujourd’hui enseigner différemment avec une ouverture sur les autres disciplines. Nous devons aussi aider nos étudiants à préparer leur projet professionnel. Nous rencontrons beaucoup d’enthousiasme chez nos chercheurs qui vont avoir une nouvelle place dans l’organisation de la licence. Le plus intéressant pour un enseignant c’est de faire passer des concepts de base dès la licence pour faire émerger un esprit critique.
O. R : On dit souvent que les jeunes Français se détournent des sciences. Comment l’expliquez-vous et comment les y ramener ?
J. C : C’est un problème mondial lié à la crise de notre modèle de civilisation fondé sur le progrès et la science. Dans les années 80 un modèle fondé sur l’argent a vu le jour et les orientations vers les carrières non scientifiques restent depuis valorisées. Pour remédier à cet état de fait il va falloir parier sur la maturation des élèves. Il faut aussi progresser sur la parité pour convaincre les filles que les sciences sont faites pour elles. Au-delà il faut aussi investir pour que les jeunes issus des milieux défavorisés aient accès à des études scientifiques pour lesquelles ils n’ont souvent aujourd’hui ni les moyens ni la préparation.
O. R : Vous êtes vous-même praticien hospitalier et dirigez l’une des plus fameuses facultés de médecine françaises. La réforme des études de santé, la fameuse PACES, ne semble pas avoir fait évoluer les taux d’échec constatés en première année. La nouvelle loi sur l’enseignement supérieur et la recherche devrait vous permettre d’expérimenter des méthodes pour contenir cet échec. Avez-vous des projets ?
J. C : C’est pathétique d’avoir un afflux si considérable d’étudiants – très souvent titulaires de mentions bien et très bien au bac ! – qui débouche sur un concours couperet. Pour autant, si seulement 15% des étudiants passent en deuxième année, à l’UPMC 45% trouvent aujourd’hui une autre solution d’orientation avec, par exemple, la création d’un concours spécial d’entrée dans notre école d’ingénieurs. C’est déjà un vrai progrès.
Nous allons maintenant pouvoir expérimenter d’autres méthodes. Nous pensons depuis quelque temps déjà à la création de licences pluridisciplinaires de santé (lettres, sciences, droit) à l’issue desquelles il serait possible de présenter le concours ou de continuer en deuxième année de licence. Il serait ainsi possible de faire revenir en médecine des profils plus littéraires qui en sont aujourd’hui totalement exclus. Ce socle de licence permettrait aux personnes intéressées par les questions de santé de comprendre qu’il y a plusieurs façons d’être utile à son prochain. Travailler dans la robotique pour permettre aux personnes âgées de rester domiciliées chez elles est tout autant intéressant que de devenir médecin.
O. R : Faut-il desserrer le numerus clausus?
J. C : Cela serait raisonnable mais ne résoudrait pas le problème de l’échec en première année. De plus puisqu’il s’agit d’un concours très exigeant passé à 18-19 ans, les filles réussissent bien mieux que les garçons et cela a des conséquences sur la démographie médicale. Le numerus clausus ne prend pas en considération les femmes médecin qui, avec des vies familiales où les charges restent encore mal réparties dans le couple, ne consacreront pas le même temps de travail à leur métier que les générations passées.
O. R : Autre sujet : le master. Est-ce bien logique de ne pas sélectionner vos étudiants dès la première année de master ?
J. C : On marche à l’envers : au lieu d’être entré dans le LMD on continue à faire comme avant avec la maîtrise et le DEA. Comme si tout titulaire de licence avait forcément le niveau pour entrer en master on ne sélectionne pas en première année avant de faire une sélection hypocrite en deuxième. Or pour nous le master est un tout et on ne devrait pas sélectionner au milieu.
O. R : Parlons un peu politique de l’enseignement supérieur. Que pensez-vous de la loi à venir sur l’enseignement supérieur et la recherche, et notamment des notions de « communauté d’université » et de « conseil académique ».
J. C : Si on laissait les universités développer leurs projets comme elles le souhaitent ce serait sûrement mieux mais nous ne sommes pas dans une période de renforcement de l’autonomie. J’apprécie que la loi n’entre pas dans les détails et laisse aux universités la possibilité d’imaginer des statuts adaptés à leur projet. De mon point de vue, un conseil académique peut très bien fonctionner. Quant aux communautés tout dépend de savoir s’il s’agira d’une vision imposée par l’État, et les collectivités locales, ou si ce sera sur la base d’une stratégie partagée entre tous les acteurs. Si la loi permet d’adopter un modèle de regroupement fédéral nous serons satisfaits. Je demande à ce que les regroupements se fassent à l’initiative des établissements sur la base d’un projet partagé. Enfin, je suis favorable au droit de vote des personnalités extérieures dans les conseils d’administration. Le financeur doit avoir son mot à dire.
O. R : Justement l’UPMC est membre fondateur du PRES Sorbonne Universités avec les universités Panthéon-Assas et Paris-Sorbonne, l’Université de technologie de Compiègne et l’Insead, la meilleure école de management française au niveau du MBA. Comment travaillez-vous ensemble ?
J. C : On dit parfois que nous sommes « discrets » pour sous-entendre que nous n’en faisons pas assez mais je peux vous dire que le PRES agit. nous donne l’approche multidisciplinaire nécessaire pour maîtriser la complexité des problèmes actuels. Dans ce cadre nous avons développé une Idex (initiative d’excellence) très différente des autres. Plutôt que de nous inscrire dans le cahier des charges de l’appel à projets valorisant l’attractivité » des meilleurs étudiants internationaux, nous avons focalisé notre projet sur transformation de la licence pour mieux préparer les étudiants résidant en France. La moitié du budget est consacrée à la formation (30%) et à la vie étudiante (20%) qu’il faut développer à Paris pour permettre aux étudiants d’être mieux en disposition d’apprendre.
Des appels à manifestation d’intérêt ont été lancés et sur la base des travaux des groupes de travail des appels à projet d’innovation pédagogique dans tous les domaines vont être publiés dans les prochains jours. De même en recherche, un premier appel à manifestation d’intérêt permet de sélectionner les thématiques des premiers appels à projet convergence visant à développer de nouvelles recherches pluridisciplinaires entre chercheurs de nos différents établissements. Dans le même temps la politique de bourses et d’emplois étudiants à été discutée au Sénat de Sorbonne Université avant d’être adoptée par son conseil. Nous mettons donc progressivement en œuvre les actions phares de notre projet d’Idex.
O. R : La loi prévoit également le remplacement de l’Aeres, qui évalue aujourd’hui les universités et les organismes de recherche, par une “haute autorité” aux prérogatives encore un peu floues. Que pensez-vous des critiques qu’a subies l’Aeres ?
J. C : Lors des Assises de l’enseignement supérieur, l’Aeres a été la victime désignée de ceux qui ne sont pas favorables à l’évaluation et de quelques académiciens qui ont fait de sa disparition leur nouvelle croisade. A la CPU comme à la Curif (Coordination des universités de recherche intensive françaises) nous sommes favorables à l’existence d’une agence d’évaluation indépendante garante de la qualité et de l’équité de cette évaluation. L’Aeres n’aurait pas dû se focaliser sur l’évaluation quantitative au point de devenir une Cour des Comptes de seconde zone. Mais nous ne pouvons pas nous satisfaire d’une évaluation asymétrique faite exclusivement par les commissions scientifiques des organismes de recherche et des EPSCT.
O. R : Alors que beaucoup d’universités subissent régulièrement des changements de stratégie au gré des changements d’équipe de présidence, l’UPMC semble bénéficier d’une vraie stabilité. Comment l’expliquez-vous ?
J. C : Nous avons la chance de tirer parti d’une prise de conscience, qui date de 20 ans maintenant, des enjeux d’une université qui veut avoir un rôle de leader international. On gagnerait beaucoup à ce que l’enseignement supérieur ne soit pas un sujet de débats partisans. Les pays qui s’en sortent le mieux aujourd’hui sont ceux dans lesquels il y a un vrai consensus.
O. R : C’est l’acronyme dont tout le monde parle aujourd’hui : les massively open online courses (MOOC), ces cours en ligne diffusés gratuitement par de grandes universités américaines. Avez-vous des projets en la matière ?
J. C : Nous sommes très en retard en France sur ce sujet aujourd’hui. Mais avant d’avancer plein de questions de posent et, notamment, quel est le modèle économique des MOOC ? Les universités américaines qui lancent des MOOC sur Coursera ou autres s’appuient sur un modèle marchand aux coûts très élevés et les MOOC leur permettent de se mettre en avant autrement. Mais Coursera n’est pas une ONG et ils comptent bien un retour sur leur investissement !
Faut-il maintenant pour les universités françaises courir derrière les grandes universités anglo-saxonnes ou travailler avec les autres universités francophones pour créer une plate-forme en langue française? Ainsi nous contribuerons à la diversité culturelle mondiale car la langue est une construction de la pensée et il faut défendre la place du français. Si nous avançons il faudra à la fois mutualiser nos efforts, tout le monde ne peut pas partir dans son coin, mais aussi éviter la construction d’une usine à gaz à la française.
O. R : Plus largement on sait que l’UPMC est motivée sur la question de l’apprentissage en ligne, notamment pour répondre aux besoins des étudiants en médecine. Quelle est votre politique dans l’enseignement en ligne ?
J. C : Nous n’arriverons pas à généraliser le système de majeure/mineure en licence que j’évoquais sans faire appel à des formes numériques d’enseignement. L’expérience de la première année de médecine n’est pas à 100% positive car les étudiants manquent de contacts avec les enseignants. Les plates-formes en ligne ne peuvent pas se substituer à l’éducation. Je ne crois pas à l’étudiant qui travaillerait seul dans sa chambrette devant son écran.