L’École nationale de la magistrature (ENM) a longtemps semblé être un Graal inaccessible pour les juristes avec des promotions qui dépassaient à peine les 100 « auditeurs de justice » chaque année. Aujourd’hui c’est près de trois fois plus d’élèves (270 pour être précis en 2015) que l’ENM recrute. Xavier Ronsin, son directeur, nous explique pourquoi il ne faut pas avoir peur de tenter d’entrer à l’ENM.
Olivier Rollot : On se souvient des toutes petites promotions de la fin des années 2000 à l’ENM. Aujourd’hui ça a bien changé.
Xavier Ronsin : Nous avons progressivement augmenté depuis 2012 la taille de nos promotions pour atteindre les 263 cette année. En 2016, le gap sera encore plus important. En effet, les concours d’accès de 2015 offriront 280 postes. S’y ajouteront 90 places réservées à des juristes expérimentés ayant déjà travaillé qui seront recrutés sur titre et suivront la même formation que celle des étudiants. On pourrait ainsi arriver en tout à une promotion exceptionnelle par son importance de 373 « auditeurs de justice », le nom de nos élèves, accueillis en 2016 et formés jusqu’en 2018 auxquels s’ajouteront au titre des concours complémentaire 90 autres professionnels non étudiants qui deviendront magistrats à l’issue d’une formation de 7 mois s’ils réussissent toutes les épreuves de qualification. Après avoir été au plus bas historique nous allons ainsi monter au plus haut et dépasser très largement les recrutements des années 1970-80.
0. R : Comment expliquer ces hauts et ces bas dans votre recrutement ?
X. R: La ministre de la Justice, Christiane Taubira, a tiré les conséquences des erreurs commises précédemment quand on pensait qu’il fallait réduire le nombre de magistrats sans vérifier si on avait les moyens de leur confier moins de contentieux. Or il s’est passé exactement le contraire : avec par exemple le contrôle renforcé de la garde à vue, des hospitalisations sous contrainte ou des tutelles, les périmètres d’action des juges et des procureurs n’ont cessé d’augmenter et de consommer de l’emploi. Nous faisons aussi face aux départs à la retraite – pourtant bien prévisibles ! – des magistrats recrutés dans les années 70. Au total, on parle de 500 postes vacants aujourd’hui et, alors qu’il nous faut trois ans pour former un nouveau magistrat, nous sommes dans un temps de tension sur les effectifs.
Dès la fin 2011, le ministère de la Justice a donc commencé à recruter plus largement et ce mouvement s’est amplifié depuis 2012 et continue à l’être. En outre, de nouveaux enjeux viennent accroître encore le besoin de magistrats. La bonne mise en place du plan antiterroriste requiert que nos magistrats ne soient pas submergés par leurs tâches quotidiennes. Enfin, plusieurs réformes en cours, que ce soit pour les juges prudhommaux ou les juges consulaires, conduiront au recrutement de nouveaux magistrats si elles vont à leur terme.
0. R : Quels profils recherchez-vous ?
X. R: En théorie pour entrer à l’ENM un master 1 suffit mais, dans les faits, tous les reçus ont un master 2. En droit évidemment ainsi que des élèves des instituts d’études politiques (IEP) ayant souvent fait un double cursus droit/IEP. En termes de provenance, si les universités Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris 2 Panthéon-Assas et Bordeaux restent les plus porteuses, nous tenons à recruter dans toutes les universités. D’ailleurs si on regarde de près, c’est essentiellement l’année de préparation du concours qui se déroule dans ces trois universités et nous recevons en fait des étudiants issus de plus de 40 universités différentes.
Aujourd’hui, nous ne voulons pas nous contenter de choisir parmi les étudiants qui se présentent déjà : nous voulons susciter l’envie de nous rejoindre chez un plus grand nombre et supprimer le « plafond de verre » que beaucoup continuent de craindre à l’entrée à l’ENM. Nous multiplions ainsi les réunions d’information dans les facultés et les IEP pour rencontrer les étudiants et leur donner envie de rejoindre ce qui, pour moi, est le plus beau métier du monde : être au service des autres. Or, aujourd’hui le concours est plus accessible que lorsqu’il y avait seulement 80 places pour les étudiants ! Résultat : le nombre de candidats (2600) a augmenté de 59% en 2014 par rapport à 2011 l’année la plus basse, et devrait encore faire un bond de 10% cette année. C’est une grande satisfaction pour toutes nos équipes de constater que le métier de magistrat intéresse de plus en plus de jeunes qui ne rêvent pas seulement de devenir avocat d’affaire international.
O. R : Vous avez même ouvert une classe préparatoire Egalite des chances afin d’ouvrir votre concours à des candidats issus de milieux moins favorisés.
X. R: Nous recevons quarante-cinq élèves recrutés notamment sur critères sociaux chaque année et un tiers d’entre eux intègre finalement l’école. Un taux largement supérieur à d’autres prépas publiques ou privées. Pour les aider à préparer le concours nos enseignants leur donnent pendant un an des cours de méthode et les aident à consolider leurs acquis culturels.
Nous travaillons également à faire venir plus d’étudiants de nos territoires d’outre-mer. En Guyane, nous venons d’initier un programme permettant chaque année à six étudiants de suivre deux années de master en métropole avec un tutorat que nous assurerons. Nous accueillons déjà dans nos classes préparatoires trois étudiants calédoniens. Nous réfléchissons à faire de même à La Réunion. Nous allons ainsi chercher sur tous les territoires de la République des « pépites » pour leur donner envie de nous rejoindre.
O. R : Votre recrutement reste très largement féminin : pas loin de 80%. Comment expliquez-vous cette proportion ?
X. R: Il y a 80% de filles candidates et 80% de filles reçues : le concours ne donne pas de prime aux garçons et correspond globalement aux effectifs des facultés de droit avec une légère surreprésentation féminine. La justice est d’ailleurs également très féminisée dans les barreaux : 70% des effectifs des écoles menant au métier d’avocat sont aujourd’hui composés de femmes. D’après une étude que nous avons menée avec un spécialiste en psychologie et sciences sociales, cela pourrait correspondre à une perception « horizontale » de la justice, dans l’apaisement et le lien social, en opposition à une justice « verticale » centrée sur l’autorité. La dynamique est aujourd’hui du côté du « bon juge » qui règle le conflit. L’hypothèse est que certains garçons pourraient donc se tourner plus vers la police, jugé plus active, oubliant que ce sont bien les magistrats qui dirigent toutes les actions de police ou de gendarmerie.
Nous devons aussi dû faire face à des films ou des séries qui rendent mal compte de notre travail. À Paris 2 Panthéon-Assas, des magistrats viennent ainsi expliquer leur métier aux étudiants dès la deuxième année de licence. Ils leur expliquent combien leur quotidien est bien différent de celui de séries qui décrivent souvent un vieux policier protecteur conseillant un jeune magistrat inexpérimenté. Nous avons aussi multiplié par cinq le nombre de stages dans les tribunaux ouverts aux étudiants de M2 qui s’engagent ensuite à passer notre concours.
O. R : Dans le détail, comment se déroule la formation des futurs magistrats ?
X. R: Elle commence par un accueil de 15 jours suivi d’un stage de six mois dans un cabinet d’avocat. Elle continue par six mois en formation avec beaucoup d’exercices par petits groupes de vingt étudiants dans lesquels il y a toujours un élève avocat pour croiser les regards. On y travaille l’application du droit, on y apprend comment se comporter pendant une audience, à réfléchir à l’environnement judiciaire, etc. Ensuite, suit une période de près d’un an de stage dans les tribunaux où les auditeurs de justice expérimentent toutes les fonctions et sont constamment évalués. – Nous ne pouvons pas laisser exercer des auditeurs qui n’auraient pas toutes les capacités attendues d’un magistrat. – Le cursus s’achève par de nouvelles épreuves qui aboutissent à un classement au terme duquel l’auditeur choisit son poste et se spécialise les quatre derniers mois.
O. R : Un classement qui permet de choisir des postes. Comme à l’ENA y en a-t-il qui promettent des carrières plus ou moins réussies ?
X. R: Non aucun des six métiers directement accessibles (juge d’instruction, juge des enfants, juge de l’application des peines, substitut du procureur, juge d’instance et juge de grande instance) ne conditionne le parcours. Tout dépend en fait des besoins de recrutement de chaque année. Il n’y a pas de « noblesse d’État » dans la magistrature et un premier poste de juge d’instance à Moulin ou de juge d’instruction à Lille ont la même valeur.
O. R : Ce qui est passionnant, mais peut aussi en inquiéter certains, c’est la somme de responsabilités qu’un magistrat doit assumer dans un contexte tendu.
X. R: Aucun autre poste ne donne aussi vite autant de responsabilités et c’est pour cela que notre formation est le plus longue du monde : 2 ans et demi pour les muscler psychologiquement et professionnellement. Bien sûr la tension est importante mais elle l’était aussi il y a trente ans. Les permanences téléphoniques que doivent assurer les magistrats du parquet sont lourdes mais notre ministre, avec l’aide de groupes de travail, s’attache à apaiser ces difficultés, par exemple en expérimentant la nouvelle fonction de greffier assistant du magistrat. De plus, nous entrons dans une phase où il y a, peu à peu, plus d’arrivées de magistrats nouveaux que de départs de magistrats à la retraite.
J’observe en tout cas que c’’est un métier auquel on reste attaché, un métier qui a du sens et nous constatons très peu de départs de la magistrature en cours de carrière.
O. R : Mais ces responsabilités sont-elles bien prises en compte dans les rémunérations ?
X. R: Durant leur formation nos élèves touchent entre 1646€ et 1934€ selon les périodes d’études ou de stage. Leur premier poste est rémunéré 2674€ net par mois puis, à partir de 6 ans d’activité, 3662€ et enfin, à partir de 19 ans d’activité 6260€. Nous nous situons clairement dans la fourchette haute des rémunérations en France.
O. R : Vous formez également les magistrats en formation continue.
X. R: L’ENM est l’opérateur de formation quasi exclusif des 8000 magistrats français que nous formons à Paris. Nous formons également les juges de proximité et les juges consulaires et demain, dans le cadre de la loi Macron, les conseillers des prudhommes. Mais nous pouvons aussi être appelés à travailler avec des pays étrangers, au Laos, en Éthiopie ou en Équateur dont nous conseillons l’école de la magistrature. Toutes ces missions sont absolument passionnantes.